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Monsieur, comte d'Artois, était établi au pavillon Marsan. Il était naturellement passé sur le second plan du tableau depuis le retour du Roi; cependant il conservait une influence assez considérable, à cause de son titre de commandant général de toutes les gardes nationales du royaume. C'était autour de lui que se réunissaient les hommes les plus entreprenants du parti royaliste, les cœurs chauds, mais avec eux aussi les esprits hardis ou hasardeux, ceux qui avaient joué le rôle le plus ardent dans les premières journées de la Restauration. A mesure que la politique du gouvernement de Louis XVIII se dessinait, on devait voir, nous ne dirons pas l'hostilité, mais la distinction des deux tendances s'accuser plus fortement. Il y avait eu de tout temps, même avant 1789, entre le Roi et le comte d'Artois une rivalité naturelle. Placé entre Louis XVI qui avait sur lui l'avantage de la naissance, et le comte d'Artois qui avait celui des dons extérieurs, le comte de Provence avait toujours considéré ses deux frères avec une certaine jalousie qui n'excluait pas l'amitié, mais que le sentiment de la supériorité intellectuelle aiguisait encore. « Comment voulez-vous que le Roi pardonne à son frère de marcher? » disait M. de Sémonville en 1814, avec une spirituelle méchanceté.

Le comte d'Artois, aimable, avenant, actif, était surtout entouré des comtes de Maillé, de Rivière, de Fitz-James, de Bruges, Jules et Armand de Polignac, Sosthènes de La Rochefoucauld. Il gardait, depuis sa lieutenance générale des intelligences dans les départements, et un bureau de renseignements à l'entresol du pavillon Marsan, à la tête duquel se trouvaient M. de la Maisonfort et un homme de courage et d'esprit, M. Perrier de Monciel, qui avait été, en 1792, ministre de l'intérieur sous Louis XVI. M. de Monciel appartenait alors à la nuance des constitutionnels qui suivaient le drapeau de Lameth. Ce bureau était celui que M. de Vitrolles avait établi aux Tuileries le jour

de l'entrée de Monsieur à Paris, et qui, lorsque ce prince prit les rênes du gouvernement, avait continué à faire une sorte de police officieuse à côté et en dehors de la police officielle. C'était là qu'arrivaient les mille bruits et les rumeurs confuses de chaque jour, les rares vérités, les innombrables mensonges, les dénonciations et les alarmes dont on assiége les gouvernements naissants. M. de Talleyrand, qui se moquait beaucoup de cette police, plus zélée que bien informée, et sujette à tomber dans les piéges des agents de police en disponibilité, et plus tard des intrigants, l'appelait plaisamment « la constitution de l'entresol ». Monsieur laissait aller cette action irrégulière, beaucoup par bonté, pour ne pas désobliger des personnes dévouées qui n'avaient pas trouvé d'autre emploi de leur zèle, et un peu aussi par ce besoin de continuer à être informé qui est naturel à tous ceux qui ont touché au gouvernement. Cela dura pendant plusieurs mois, jusqu'au moment où le petit bureau, comme on l'appelait, après avoir été dupe de fausses conspirations, devint, malgré l'honnêteté de MM. de Monciel et de la Maisonfort, dupe de propositions d'affaires. Alors le Roi indigné le renversa, au grand avantage de Monsieur, que cette action irrégulière avait plus embarrassé que servi. La prétention de ce bureau tant qu'il vécut, et l'espoir de M. le comte d'Artois lui-même, avaient été d'être renseignés par des agents plus exacts, plus sûrs, plus fidèles que ne l'étaient ceux de la police générale. Il y avait donc, pendant les premiers mois de la Restauration, une espèce de contrepolice au pavillon Marsan, et, sinon un gouvernement, au moins une direction morale à part. En outre, le comte d'Ar

1. M. Beugnot, en sa qualité de directeur général, alla voir M. de Monciel et lui fit observer qu'il y avait dans cette concurrence de police le plus dangereux sujet de division entre le Roi et son frère. « Monciel, continue M. Beugnot dans ses Mémoires, était alors le chef des conseils intimes de Monsieur, le ministre du cabinet vert. Il tenait à sa place, et me répondit que sa police, loin

a

tois avait accès dans le conseil par le baron de Vitrolles, qui était demeuré secrétaire d'État.

M. le duc d'Angoulême s'effaçait modestement devant le Roi son oncle et le comte d'Artois son père. Ce prince honnête et consciencieux avait des qualités de cœur et d'esprit. très-réelles, mais avec une timidité de caractère et un extérieur dépourvu de grâce qui nuisaient à ses paroles et à ses actes. Il exerçait une influence spéciale sur les départements du Midi, par lesquels il était entré en France, et c'était par lui que les réclamations de ces départements arrivaient au gouvernement, comme c'était lui que le gouvernement chargeait des mesures qu'il croyait nécessaire de prendre à leur égard.

Madame la duchesse d'Angoulême, dont l'esprit était ferme, le caractère fort, le cœur plein de bonté, partageait cette mission avec le prince. La vue de la fille de Louis XVI excitait dans tous les lieux où elle paraissait un vif attendrissement. Les malheurs de sa race et ses propres malheurs avaient gravé sur son front un sceau de majesté douloureuse. Les adversaires du nouveau gouvernement lui reprochaient un abord sévère et triste. Que veut-on? la douleur est moins aimable que la félicité, et il était difficile à la fille de Louis XVI et de Marie

de nuire à la mienne, lui serait fort utile. Il avait pour agents des hommes bien nés, des amateurs qui communiquaient avec lui, et ne consentiraient pas à communiquer avec moi sans une répugnance qu'aisément on devine. Sa police était un foyer de royalisme qui éclairait aux Tuileries, mais qui serait étouffé au quai des Théatins. Au reste, il n'y avait rien dans sa mission qui ressemblât à une autorité. C'était pour la police publique qu'il travaillait, et il serait fidèle à me renvoyer tous les renseignements qui pouvaient m'être utiles. Comme je ne gagnais rien près de Monciel, j'allai directement à Monsieur. Le prince se montra toujours le même pour moi, toujours affable, toujours bon comme aux premiers jours de mes rapports avec lui, mais je vis bien qu'on faisait effort dans son esprit pour me nuire : il me reprocha de m'être mal entouré, de n'avoir dans mes bureaux et pour agents que des bonapartistes. J'étais, et il en était persuadé, un honnête homme et fort dévoué, mais si je me laissais aveugler, le mal se ferait malgré moi, et je ne pouvais me plaindre de ce qu'on y regardait de plus d'un côté, et enfin que deux yeux valaient mieux qu'un. »

Antoinette de sourire entre les larmes du 15 octobre et celles du 21 janvier. La princesse avait repris aux Tuileries le cours de ses dévotions et de ses charités d'Hartwell; le champ de bataille de la charité, en s'agrandissant, avait laissé cette fille de saint Louis pieuse avec simplicité et généreuse avec modestie. Les hôpitaux, les hospices, toutes les maisons de la souffrance et de la misère l'attiraient naturellement, et les journaux racontaient ses visites à Bicêtre, à l'Hôtel-Dieu, à l'hospice des Orphelins. Le Roi aimait à se faire accompagner par elle quand il paraissait en public, surtout dans les théâtres royaux, où la famille royale se montra plusieurs fois dans ces premiers temps. Les applaudissements étaient plus vifs et plus prolongés quand ils paraissaient ensemble. Un soir qu'on jouait à l'Académie royale de musique l'opéra d'OEdipe, le Roi, avec cet à-propos qui était une des qualités de son esprit, saisit le moment où OEdipe chante, en montrant Antigone, le bel air qui commence ainsi :

Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins,

et se penchant vers madame la duchesse d'Angoulême, qui avait été la consolation, la joie et le support de son exil, il lui fit du geste et du regard l'application de cet éloge de la piété filiale. La salle tout entière éclata en applaudissements. Les spectateurs avaient saisi cette allusion fine et touchante, et, debout, ils battaient des mains en se tournant vers la loge royale, qui avait fait oublier la scène de l'opéra pour celle de l'histoire, et les malheurs d'OEdipe et de sa famille pour des malheurs aussi grands et moins mérités.

M. le duc de Berry, occupé d'art et de plaisirs, exerçait peu d'influence sur les affaires. Il avait fait preuve de courage et de coup d'œil dans les campagnes de l'armée de Condé. On commençait à parler de son caractère prompt et emporté, mais il

réparait ses brusqueries avec un entrain et une effusion de cœur qui auraient dû les faire oublier. C'était lui qui de tous les princes de la famille royale avait les allures les plus militaires. Les malveillants, qui s'en aperçurent, abusèrent bientôt de quelques paroles trop vives pour le compromettre auprès de l'armée, et, depuis, l'on envenima à dessein toutes ses paroles

et tous ses actes.

La famille d'Orléans et la maison de Condé avaient repris leur grande situation à Paris en même temps que la famille royale.

Les deux princes de la maison de Condé représentaient la partie militaire de l'émigration. Le grand âge du prince de Condé et le coup que lui avait porté la mort de son petit-fils, le duc d'Enghien, ce dernier espoir d'une race d'épée, avaient altéré sa santé. Son intelligence elle-même, fléchissant sous le poids des années et de cette incurable douleur, ne jetait plus que de rares éclairs. Le duc de Bourbon, son fils, s'adonnait avec passion à la chasse. Cette grande race qui se voyait finir et qui portait son propre deuil inspirait de mélancoliques pensées. Tous ceux qui avaient combattu dans les armées condéennes ou qui auraient dû y combattre se faisaient présenter au vénérable chef de l'émigration militaire, et, avec cette clairvoyance ironique qui lui revenait quelquefois, l'illustre vieillard fit remarquer un jour que sa petite armée d'outre-Rhin s'était singulièrement grossie depuis l'avénement de la Restauration. Le palais Bourbon, cette ancienne résidence des Condés, n'exerçait aucune influence sur la politique, mais il s'y était formé un foyer de censure et d'assez vives épigrammes contre tout ce qui se faisait dans le sens des institutions nouvelles.

Le duc d'Orléans, gendre de Ferdinand, roi de Naples, avait habité, pendant les derniers temps de l'Empire, la Sicile où son beau-père, chassé de ses États de terre par les armées de Napoléon, avait été obligé de se réfugier. Il était accouru en France

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