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était habitué à la regarder comme éternelle, et l'on a vu des paysans bas-bretons, après avoir conduit leurs enfants jusqu'au lieu du départ, venir, dans l'église de leur paroisse, dire d'avance les prières des morts 1. »

L'arriéré financier de l'Empire s'élevait, d'après le rapport du ministre au Roi, à 1,308,156,500 francs 2. Sur cette

1. Ce souvenir est resté poignant et douloureux en Bretagne, et Brizeux en a fait le sujet d'un de ses chants les plus remarquables dans les Bretons. Ban-gor, qu'il appelle le roi de la Bombarde, psalmodie ainsi, sur un air doux et plaintif, le chant du départ des conscrits:

:

Un temps fut (que jamais, Seigneur, il ne renaisse)
Où tous ceux de vingt ans maudissaient leur jeunesse.
Par bande chaque année on les voyait partir :
Hélas! on ne voyait aucun d'eux revenir.
Lorsque ceux de Plo-meur pour ces grandes tueries
Furent marqués: Le loup est dans nos bergeries,
Dirent-ils en pleurant, soumettons-nous au mal,
Et tendons notre gorge aux dents de l'animal. »
Ils dirent au curé : « Nous partirons dimanche,
Prenez pour nous bénir l'étole noire et blanche; »
A leurs parents: Mettez vos vêtements de deuil ; »
Au menuisier : Clouez pour nous tous un cercueil. »
Horrible chose! on vit traversant la bruyère
Ces jeunes gens porteurs eux-mêmes de leur bière;
Ils menaient le convoi qui priait sur leur corps,
Et vivants ils disaient leur office des morts.

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(Les Bretons, chant XX*.)

2. Il se composait: 1° de tous les excédants des dépenses sur les recettes pendant les années 1809, 1810, 1811, 1812, 1813; 2o de l'excédant de dépenses prévu pour 1814; 3° du capital des cautionnements et des dépôts versés dans les caisses publiques. Parmi les sommes qui figuraient sur cet arriéré, on trouvait celles dues au domaine extraordinaire et au trésor de la couronne impériale Napoléon se faisait sa part dans les contributions de guerre levées sur les peuples vaincus, après des triomphes obtenus avec le sang et l'argent de la France, et c'est ainsi qu'il avait pu prêter à l'État, en 1813 et dans les trois premiers mois de 1814, la somme de 244,164,500 francs, somme que le ministre des finances, dans son rapport au Roi, déclarait avec raison non remboursable, car ce n'était que par une fiction qu'on avait pu détourner du trésor public les contributions de guerre qui devaient y entrer. Le capital des cautionnements et des dépôts, non immédiatement exigible, s'élevait à 246,535,000 fr. Il fallait aussi tenir compte de la somme de 12,228,000 fr. existant en caisse le 1er avril 1814, des arrérages arriérés de la dette publique et des intérêts arriérés de cautionnements pendant l'année 1813, qui montaient à 46,000,000 fr.

somme, 759,175,000 francs étaient immédiatement exigibles. A une époque où les moyens financiers et la science même de la finance étaient enfermés dans des bornes étroites, cet arriéré parut énorme. Le squelette financier, se montrant dans toute sa difformité et sans voile, dit un contemporain, consterna les imaginations'.

Dans ce tableau, tous les ministères étaient successivement passés en revue. En constatant les souffrances que la rupture des rapports avec l'étranger avait imposées à l'industrie et au commerce, le ministre entrait dans quelques détails. La fabrique de Lyon, qui avait quinze mille métiers en activité en 1787, n'en comptait plus que huit mille pendant la dernière guerre. Les manufactures de cuirs, de draps, de toiles, ces dernières, surtout en Bretagne, n'avaient pas moins souffert de l'absence complète d'exportation; les départements étaient courbés sous le poids des centimes additionnels, qui ajoutaient à leur charge de 45 à 72 centimes par chaque franc de contribution publique. Encore, sur ces fonds destinés à subvenir à leurs routes, à leurs prisons, à leurs canaux, aux frais de tribunaux, d'administration, de culte, de mendicité, leur avait-on enlevé une somme de 60 millions, pour être mise dans le Trésor. Les frais du ministère de la guerre, divisé en deux sections, l'une le ministère de la guerre proprement dit, l'autre l'administration de la guerre, avaient été calculés, pour 1814, sur le pied de 740 millions. La guerre de 1812 et 1813 avait détruit, en effets d'artillerie et d'approvisionnements de guerre de tout genre, un capital de 250 millions. Tous nos arsenaux maritimes étaient entièrement démunis. On avait dis

Donc, quoique l'arriéré s'élevât à 1,308,156,500 fr., il y avait 244,164,500 fr. à déduire d'une manière absolue, puisqu'il n'y avait pas à les réclamer; 304,817,000 fr. dont le remboursement pouvait être différé, et 759,175,000 fr. immédiatement exigibles.

1. M. Bignon, État financier de la France, 1814.

sipé l'immense mobilier naval que Louis XVI avait soigneusement fait préparer lors de la paix de 1783, et, depuis quinze ans, la France avait perdu, en entreprises mal conçues et mal exécutées, quarante-trois vaisseaux de guerre, quatre-vingtdeux frégates, soixante-seize corvettes, et soixante-deux bâtiments de transport ou avisos, qu'on ne remplacerait pas avec 200 millions. On avait, en outre, amoindri la population maritime, en donnant à nos équipages l'organisation des régiments de ligne, et en les envoyant combattre et mourir au Nord et au Midi dans des guerres continentales.

Puis, après l'inventaire des plaies matérielles de la France, venait un coup d'œil rapide jeté sur ses blessures morales. « La morale, comme la richesse publique, disait le ministre, ne saurait échapper à l'influence funeste d'un mauvais gouvernement. Celui qui vient de finir a comblé, dans ce genre, tous les maux qu'avait causés la Révolution. Il n'a rétabli la religion que pour en faire une arme à son usage. L'instruc tion publique, soumise à la même dépendance, n'a pu répondre aux efforts du corps respectable qui la dirige. Ces efforts ont été sans cesse entravés par un despotisme qui voulait dominer tous les esprits pour asservir sans obstacle toutes les existences. L'éducation nationale a besoin de reprendre une tendance plus libérale, pour se maintenir au niveau des lumières de l'Europe. Que ne peut-on rendre aussi tout d'un coup à la France ces habitudes morales et cet esprit public que de cruels malheurs et une longue oppression y ont presque anéantis! Les sentiments nobles ont été opprimés, les idées généreuses étouffées. Non content de condamner à l'inaction les vertus qu'il redoutait, le gouvernement a excité et fomenté les passions qui pouvaient le servir; pour éteindre l'esprit public, il a appelé à son aide l'intérêt personnel. Il n'a pas laissé d'autre état que celui de le servir, d'autres espérances que celles qu'il pouvait seul réaliser. »

Ainsi parla M. de Montesquiou. Dans cet exposé de l'état moral et matériel de la France, on reconnaît des touches plus fortes que la sienne, et, quand bien même les voiles n'auraient pas été levés depuis, on se souviendrait instinctivement, en le lisant, que M. Guizot était auprès de lui. Il est beaucoup question, on l'a vu dans ce tableau, des excès de la centralisation impériale, et ce n'était pas sans raison. Mais il eût mieux valu en parler moins et en réformer les abus, qu'au contraire on continuait.

Moins de quinze jours après le tableau de la situation du royaume, le gouvernement présenta ' le projet de budget pour 1814, en faisant distribuer en même temps le rapport du ministre des finances au Roi, où la matière était exposée avec plus d'étendue. C'était l'œuvre du baron Louis. Ce projet de budget contenait trois parties distinctes : l'exposé des motifs des recettes et des dépenses pour 1814; l'indication des voies et moyens destinés à pourvoir aux dépenses de 1815; la liquidation de l'arriéré. Le budget, dans lequel les charges et les ressources du pays étaient exposées avec clarté, produisit en France l'effet d'une nouveauté hardie. On a vu quel était l'arriéré; les dépenses étaient évaluées, pour 1814, à 827 millions, les recettes à 520 millions, dans lesquels les contributions directes figuraient pour 291 2; il y avait donc 307 millions de déficit, sur lesquels 247 millions étaient imputables aux trois premiers mois de l'année : c'étaient les derniers de l'Empire; 67 millions seulement aux neuf derniers, c'est-à-dire aux mois écoulés ou à courir depuis le rétablissement de la monarchie. Les

1. Dans la séance du 22 juillet 1814.

2. On arrivait à 433 millions avec l'enregistrement, les domaines, la poste. Le ministre n'évaluait les contributions indirectes qu'à 86 millions. Les droits de l'enregistrement, les produits des domaines et bois étaient évalués à 114 millions; les loteries, les postes, les salines de l'Est, l'octroi des navigations et diverses recettes accidentelles, à 27 millions. Nous comptons par chiffres ronds.

évaluations de l'exercice de 1815 se balançaient par une dépense de 545 millions, et une recette évaluée à 618 millions'; c'était un excédant en recette de 72 millions.

Le baron Louis proposait d'affecter au payement de l'arriéré, dans lequel il rejetait le déficit de l'année 1814, 1o l'excédant de recettes de 1815; 2° la vente de trois cent mille hectares de forêts qui avaient appartenu au clergé et à l'ordre de Malte, et les bois restant à vendre des biens communaux; 3° une émission de rentes 5 pour 100 consolidés qu'on devait offrir aux créanciers, à moins qu'ils ne préférassent des bons du Trésor payables à trois années fixes de la date des ordonnances, à 8 pour 100, avec faculté d'escompter. L'exposé du baron Louis finissait par la promesse de la fondation d'une caisse d'amortissement qui servirait à relever les effets publics, si fort abaissés par les circonstances: « L'expérience sur les effets d'un amortissement bien combiné et suivi avec persévérance, disait le ministre peut aujourd'hui être plus avancée par la comparaison qu'on a pu faire de la vigueur du crédit de l'Angleterre et de la faiblesse du nôtre. Le crédit de l'Angleterre est resté invulnérable au milieu de toutes les secousses, malgré l'accroissement de sa dette. Le crédit de la France a langui dans les mêmes circonstances, malgré la diminution de la sienne. C'est la fidélité aux engagements qui a produit chez nos voisins un phénomène si différent de celui que nous offrons. Ce principe a fait naître en Angleterre l'idée de placer à côté d'une dette pesante un contre-poids qui l'allége et tend toujours à l'équilibre. Nous regrettons de ne pouvoir encore jeter dans l'admi

1. Pour l'année 1815, le baron Louis évaluait le produit des contributions directes à 340 millions, y compris les centimes additionnels ordinaires et ceux qui étaient précédemment rangés dans les fonds spéciaux; le produit de l'enregistrement, domaines et bois, à 120 millions; les postes, loteries, salines de l'Est, etc., à 28 millions; les contributions indirectes, à 130 millions. C'était, selon lui, le produit normal des contributions en France, car on ne pouvait prendre pour type l'année exceptionnelle de l'invasion.

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