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nier aux portes de la ville impose à l'État russe des charges considérables, sans autre résultat que de neutraliser les avantages commerciaux et industriels que Batoum et la région transcaucasienne jusqu'à Bakon pourraient tirer de leur position géographique. D'un autre côté, les avantages que la promesse de la Russie avait en vue d'assurer à ses cosignataires du traité de Berlin ne sont plus en question, car, avec la suppression du transit du Caucase, Batoum a perdu toute sa valeur < comme entrepôt pour les produits autrefois échangés par cette voie < entre les Etats d'Europe et la Perse, et n'a conservé que le caractère <d'un port d'importation ».

Examinons de près ces deux arguments. L'examen pourra être d'autant plus calme que, selon toute apparence, la suppression du port franc de Batoum doit être considérée comme un fait irrévocablement accompli. La question du plus ou moins de régularité de l'acte unilatéral qui a ordonné cette suppression n'en est pas moins intéressante, tant au point de vue des principes généraux qu'au point de vue du précédent à invoquer par le gouvernement russe ou contre lui.

Il importe de discuter séparément chacune des propositions du gouvernement russe, car elles se rattachent à des ordres d'idées entièrement distincts. Si, en effet, l'article 59 n'a que la portée d'une déclaration unilatérale, à laquelle la Russie a, dès le premier jour, été libre de se conformer ou non, selon son bon plaisir, il est inutile de rechercher quelle peut avoir été l'influence d'une modification dans l'état de choses existant à l'origine, et la question de savoir s'il y avait lieu d'avancer ou de reculer le cordon douanier existant autour de Batoum devient entièrement étrangère au droit international. Bien plus, les États autres que la Russie sont, dans cette hypothèse, aussi incompétents, aussi irrecevables pour discuter la mesure, qu'ils le seraient pour discuter un règlement d'administration intérieure, ou une loi faite pour l'empire et les sujets du czar. Nous aurons donc à nous demander successivement :

1° S'il est vrai que l'article 59 du traité de Berlin n'ait créé aucun lien de droit entre la Russie et les autres États signataires de cet acte; 2o Si tout au moins, en supposant que le lien de droit ait existé à l'origine, la Russie n'était pas autorisée en 1886 à s'en dire dégagée, par application de la condition sous-entendue rebus sic stantibus, et, dans ce cas, quelle était la marche à suivre pour faire reconnaître les conséquences juridiques du nouvel état de choses.

I. La première question peut se traduire en ces termes : L'article 59

du traité de Berlin était-il destiné, dans la pensée des parties, à avoir un effet quelconque, ou ne devait-il en avoir aucun? Il est clair qu'en vertu d'une règle qui s'applique à l'interprétation des traités publics. comme à celle des conventions privées, il faut préférer le sens avec lequel, comme le dit le code Napoléon, la clause peut avoir quelque effet (1), ou, comme disent énergiquement les Pandectes, quo res, quâ de agitur, in tuto sit (2). Or, c'est refuser tout effet à l'article en question que de le considérer comme ayant eu pour seul objet d'enregistrer une déclaration libre et spontanée, que la Russie eût pu tout aussi bien ne pas faire, qui ne l'obligeait à rien et qu'elle pouvait rétracter quand il lui plairait.

Mais, ont dit les défenseurs officieux de la Russie, voyez les termes du traité. Est-il rien de plus clair? L'empereur de Russie ne promet rien à personne il déclare simplement que son intention est d'ériger Batoum en port franc ». Ces termes mêmes n'excluent-ils pas tout sens impératif?

La réponse est aisée. Le fait que telle clause isolée d'une convention n'a pas la forme impérative ou promissoire ne suffit nullement pour lui enlever le caractère d'obligation contractuelle. La seule annonce d'une intention ou d'un événement futur, qu'une des parties a le pouvoir de réaliser, se transforme en obligation du moment où cette partie en fait la déclaration solennelle dans un traité ou dans une convention synallagmatique. C'est, en effet, dans son ensemble qu'une pareille convention doit être considérée, le consentement commun de toutes les parties n'ayant pu être obtenu que par la perspective de voir se réaliser chacune des clauses de l'acte. C'est ce qu'expriment en général les préambules des traités ou des contrats privés, par ces termes ou autres équiva lents N. et N. sont convenus comme suit... » Le préambule du traité de Berlin, après avoir énuméré les noms des plénipotentiaires réunis en congrès, conclut ainsi : « L'accord s'étant heureusement établi entre

eux, ils sont convenus des stipulations suivantes. » Voilà la confirmation littérale de ce qui résulte d'ailleurs de l'essence de l'acte, à savoir: que chaque article du traité, par conséquent l'article 59 comme les autres, constitue par lui-même une stipulation et crée un lien de droit. En se fondant sur la forme purement déclaratoire de l'article 59, pour

(1) Code Napoléon, article 1157.

Quoties in stipulationibus ambigua oratio est, commodissimum est id accipi. quo res, quà de agitur, in tuto sit. — Dig., XLV, 1. 80.

en induire qu'il n'entraîne aucune obligation pour la Russie, les défenseurs de la thèse russe ont un peu abusé de l'ignorance et de l'inattention qui président généralement, dans notre monde occidental, à l'examen de ce genre de questions. Les formes de langage qui, tout en laissant subsister au fond le caractère essentiellement obligatoire d'une clause, lui laissent l'apparence d'une concession spontanée et purement gracieuse, se retrouvent dans les principaux actes de la politique orientale. Je n'en citerai que deux exemples, pris, l'un dans le traité de Paris, l'autre dans le traité de Berlin lui-même.

L'article 9 du traité de Paris de 1856 porte :

S. M. Impériale le Sultan, dans sa constante sollicitude pour le bien de ses sujets, ayant octroyé un firman qui, en améliorant leur sort, sans distinction de religion ni de race, consacre ses généreuses intentions envers les populations chrétiennes de son empire, et voulant donner un nouveau témoignage de ses sentiments à cet égard, a résolu de communiquer aux puissances contractantes ledit firman, spontanément émané de sa volonté souveraine.

Les puissances contractantes constatent la haute valeur de cette communication. Il est bien entendu qu'elle ne saurait, en aucun cas, donner le droit auxdites puissances de s'immiscer soit collectivement, soit séparément dans les rapports de Sa Majesté le Sultan avec ses sujets, ni dans l'administration intérieure de son empire.

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Il est difficile de pousser plus loin la fiction de la spontanéité. Les rédacteurs de cet article semblent avoir épuisé les formules de courtoisie destinées à sauvegarder l'amour-propre du sultan. Qui, néanmoins, soultiendra qu'une pareille disposition n'a pas eu un caractère obligatoire pour le sultan? On serait plutôt tenté de dire que, de toutes les clauses du traité de Paris, celle-ci était la plus sacrée, puisqu'elle avait pour objet de garantir les droits de l'humanité et de la civilisation. En tout cas, la Russie serait la dernière à contester cette thèse, au nom de laquelle elle a entrepris la juste guerre de 1877.

Le traité de Berlin lui-même contient une autre déclaration spontanée et non moins obligatoire. C'est l'alinéa 1 de l'article 62, ainsi conçu :

La Sublime-Porte ayant exprimé la volonté de maintenir le principe de la liberté religieuse en y donnant l'extension la plus large, < les parties contractantes prennent acte de cette déclaration spon‹ tanée. »

Croit-on que la Turquie pourrait se prévaloir de cette formule pour soutenir qu'elle peut retirer ou modifier sa déclaration? Dira-t-on qu'en agissant ainsi elle ne violerait pas le traité de Berlin?

Sans doute, il n'y a pas de comparaison à établir, au point de vue de l'importance de l'objet, entre la franchise du port de Batoum et la liberté religieuse ou les droits des sujets chrétiens de la Porte. Mais il n'en est que plus évident que, dans le langage du traité, la forme de la déclaration n'exclut nullement la force obligatoire de la clause.

Il résulte de ce qui précède que, jusqu'à preuve d'une intention contraire des parties, l'article 59 du traité de Berlin doit être considéré, à l'égal des autres clauses, comme une stipulation qui lie le promettant, et non comme une concession révocable. Or, non seulement la preuve contraire n'a pas même été tentée par le gouvernement russe, mais il résulte jusqu'à l'évidence des protocoles du congrès de Berlin que c'est en annonçant son intention de faire de Batoum un port franc que la Russie a déterminé ses cocontractants à consentir à la cession de cette place. C'est dans la séance du 6 juillet 1878, dont le procès-verbal forme le 14 protocole du congrès de Berlin, que la réunion aborda les questions concernant les territoires en Asie et les détroits. Sur le désir de Lord Salisbury, il fut décidé que l'on s'occuperait en premier lieu de reviser l'article 19 62 du traité de San-Stefano, en vertu duquel étaient cédés à la Russie Ardahan, Kars, Batoum, Bajazid et le territoire jusqu'à Saganlough. Après quelques observations de lord Salisbury au sujet d'Ardahan et de Kars, le premier plénipotentiaire de Russie (prince Gortchakoff) annonça que son gouvernement abandonnait Erzeroum, Bajazid et la vallée d'Alachkerd.

Je suis, de plus, continua-t-il, « autorisé à déclarer qu'usant de < son droit de souveraineté, mon auguste maître déclarera Batoum port < franc. Cela répond aux intérêts matériels de toutes les nations ⚫ commerciales, et plus particulièrement peut-être à ceux de la GrandeBretagne, dont le commerce occupe le plus grand nombre de bâti

<ments. >

Le prince de Bismarck constata l'importance de cette communication: l'abandon de Bajazid et de la vallée de l'Alachkerd, et surtout la constitution de Batoum en port franc, forment des modifications con. sidérables au traité de San-Stefano... La dernière concession facilite • l'évacuation de Batoum et l'échange de cette place contre Erze

‹ roum...

• Lord Beaconsfield pense avec Son Altesse que cette concession spontanée de S. M. l'empereur de Russie se recommande à la plus ‹ sérieuse considération du congrès... Une telle proposition semble de <nature à aplanir un des plus grands obstacles à une solution désirée par toute l'Europe.

« Le premier plénipotentiaire britannique regarde comme une heu< reuse pensée de transformer, à la fin d'une grande guerre, une place <contestée en un port franc et en un entrepôt commercial pour toutes < les nations. Son Excellence approuve entièrement et accepte cette pro« position, et, bien que le désir de l'Angleterre eût été que cette place forte, qui n'a pas été prise, demeurât sous la souveraineté du Sultan, lord Beaconsfield considère comme une solution avantageuse que ce < port devienne, dans l'intérêt de la prospérité de la Russie, de la Turquie et de tous les peuples, un centre commun pour leur énergie < combinée et pour leur esprit d'entreprise... Lord Beaconsfield voit, ‹ dans les avantages de la franchise de ce port, une compensation à une « annexion qu'il ne saurait approuver. »

La situation accusée par ces citations textuelles est bien simple. L'Angleterre a de graves objections à voir Batoum passer aux mains de la Russie. Celle-ci, allant au-devant des objections, se donne fort habilement le mérite d'une « concession spontanée », qui met immédiatement les sympathies de son côté et désarme l'Angleterre. Elle annonce son intention de faire de Batoum un port franc. Immédiatement la résistance cesse, la proposition de la Russie est acceptée, et l'entente s'établit sur cette double base : Batoum sera annexé à la Russie, mais converti par celle-ci en port franc, l'un de ces termes étant la condition de l'autre. Toute la suite du protocole confirme cette manière de voir. J'en extrais encore quelques passages:

Le président se plaît à reconnaître un progrès considérable vers « une entente. L'accord établi entre la Russie et l'Angleterre sur Batoum, érigé par la Russie en port franc, est un résultat de haute • valeur...

Le comte Andrassy a entendu avec satisfaction les déclarations du prince Gortchakoff, et il croit que la constitution de Batoum en port franc est un avantage évident pour les puissances européennes...

Le comte Corti ne peut que s'associer, au nom de l'Italie, aux paroles « de ses collègues, et exprime l'espoir que l'entente ne rencontrera pas de bien grandes difficultés...

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