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ni désirable qu'ils s'engagent à une application uniforme de leurs dépenses militaires. Tout ce à quoi nous pouvons aspirer, me paraît-il, c'est de les déterminer à s'entendre en vue d'une réduction uniforme de ces dépenses elles-mêmes. Un traité par lequel ils s'engageraient à réduire de 25 ou 50 p. c. leurs budgets de la guerre actuels, ou, en vue des changements inévitables qui doivent se produire dans leurs bases d'imposition, à diminuer la fraction de leur revenu total qu'ils consacraient à des dépenses militaires, aurait pour effet de maintenir la relation actuelle entre leurs forces respectives, tout en les laissant libres d'organiser celles-ci conformément à leurs besoins, présents ou éventuels. Le risque de guerre serait diminué par la limitation de la matière combustible dans chaque communauté, tandis que le soulagement des taxes et du service obligatoire augmenterait la richesse et dirigerait davantage l'attention de chaque génération vers les occupations de la vie civile.

Objectera-t-on que la diversité dans le caractère des populations d'États différents tendrait à compromettre l'égale diminution de leur force militaire véritable, si l'on se bornait à réclamer une égale diminution des dépenses? La Russie, l'Angleterre et la France ont sous leur domination plus ou moins directe des hordes barbares ou semi-barbares qu'elles pourraient mettre en ligne et maintenir sous les armes, même en Europe, à moindres frais qu'un nombre correspondant de troupes européennes ! Cette objection est plus apparente que réelle. De pareilles troupes ne tiendraient jamais devant un nombre à peu près égal de soldats européens. La force militaire réelle continuerait donc à être approximativement proportionnelle à ce qu'elle coûterait. C'est l'accroissement des facilités de transport qui, dans ces derniers temps, a rendu possible l'emploi d'auxiliaires asiatiques ou africains dans les guerres européennes. Mais il ne faut pas oublier que cet effet incontestable sera probablement plus que contrebalancé à la longue par un effet contraire. La construction de chemins de fer et de canaux tend à développer l'industrie locale et à détourner des occupations militaires vers les travaux de la vie civile l'énergie des populations indigènes qui sont sous notre dépendance. De là une diminution, lente peut-être, mais continue, des classes exclusivement guerrières qui, du moins dans l'Inde, ne demandent encore aujourd'hui qu'à être employées dans l'armée.

Il y a une question d'une gravité considérable et croissante sur laquelle je désire appeler l'attention de mes collègues de l'Institut, bien

que je ne voie moi-même aucune solution satisfaisante à lui donner. Il est évident que, pour le moment, nous ne sommes qu'aux premières phases de l'application des explosifs comme moyens de guerre. Bien que des sommes énormes aient été et soient dépensées pour la fabrication. de torpilles, et la construction de vaisseaux destinés à en déposer ou, comme on dit, à en « semer », leur effet dans une guerre maritime n'a pas encore été expérimenté. Il est probable que les nations non maritimes s'exagèrent considérablement l'importance de ces engins. Mais la torpille n'est sans doute qu'une des formes nombreuses sous lesquelles on se servira des explosifs dans les guerres futures.

S'il n'est apporté à l'emploi de ces nouveaux moyens de destruction d'autres limites que celles des découvertes de la chimie et des inventions de la mécanique, il peut en résulter que les horreurs de la lutte soient augmentées à un degré à peine concevable. Il se pourra qu'une simple bombe bien dirigée cause la destruction d'une armée et change le courant de l'histoire. Mais est-il un État qui consentirait à se lier ou à se limiter dans l'emploi de ces nouveaux moyens, aussi efficaces pour la défense que pour l'attaque? Ou, s'il le faisait, la manière dont les traités ont été respectés dans le passé est-elle de nature à garantir que, dans une guerre à outrance, de pareils engagements seraient observés? Eût-il été possible de prévenir, de limiter ou même de régler par traité l'emploi de la poudre à canon? En l'absence d'un pouvoir exécutif international, la réponse à ces questions ne peut, je le crains, être que négative pour l'avenir comme pour le passé. Jusqu'à ce que le droit international atteigne la période où son observation sera garantie par un système positif, sa seule sanction se trouve dans une coalition d'États résolus à le maintenir. Il n'est pas impossible qu'une pareille coalition réussisse à imposer certaines règles qui seraient arrêtées entre ses membres quant à l'emploi des explosifs, de la même manière qu'elle serait, il faut l'espérer, en mesure de faire observer un traité qui imposerait certaines limites aux armements respectifs. Mais une coalition ne fournit à l'édifice du droit international qu'un appui bien fragile. C'est pourquoi je répète ce que j'ai dit et écrit si souvent le problème final de notre science et de la politique internationale, c'est la constitution d'un pouvoir international législatif, judiciaire et exécutif.

Mais la question du désarmement est trop urgente pour attendre la formation d'un organisme international auquel il ne faut pas songer pour le moment, si désirable ou même si indispensable qu'il soit en

dernière analyse. La diplomatie ne fournit qu'un équivalent fort imparfait à l'action régulière des facteurs qui, dans l'intérieur d'un État, formulent et appliquent les lois du pays. Mais cet équivalent est le seul auquel puisse s'adresser le juriste international, et il faut en tirer le meilleur parti possible.

Au point de vue économique, on contestera peut-être les désavantages d'un désarmement partiel, à cause de l'influence qu'il pourrait avoir sur le marché du travail. Dans bien des directions, le marché est encombré. Est-ce bien le moment d'y jeter, et par milliers, les hommes les plus forts de chaque communauté? Je ne nie pas que le premier effet de la mesure ne puisse être de provoquer de ce côté quelque dérangement et quelque trouble. On pourrait, pour ménager la transition, rendre la réduction graduelle, en la limitant, par exemple, à cinq pour cent par an jusqu'à ce que la limite convenue fùt atteinte. Le trouble, en tout cas, ne serait que temporaire. Bien que les hommes sous les armes ne gagnent pas de salaires, ils en consomment. Le luxe coûteux de leur entretien est défrayé par la classe qui gagne des salaires, et le maintien de ce luxe diminue d'autant les ressources que cette classe pourrait employer pour ses besoins ou pour son agrément. Que l'on regarde le travail comme payé par le capital ou comme se soutenant par lui-même, il est certain que c'est seulement par le travail que peuvent être utilisées ces sources premières de richesses, morale ou matérielle, que la nature met à notre disposition, et il serait impossible de soutenir qu'aucune perte ne résulte de l'emploi du travail à des occupations non productives, pour ne pas dire destructives. Envisagée à ce point de vue, la limitation des armements, dans l'état présent des affaires de l'Europe, peut être comparée à la ligature d'une artère par laquelle s'écoule, avec le sang, la vie d'un homme. Un certain trouble local pourra résulter de l'arrêt de la circulation dans les régions que l'artère alimentait, mais le sang passera dans d'autres canaux, la circulation générale sera rétablie et le patient échappera à la mort. Par un procédé strictement analogue, le travail stérile du soldat sera remplacé par le travail fécond du laboureur et de l'artisan. Ce qui manque aux hommes, ce n'est pas la besogne à faire, c'est le moyen de les entretenir et de les rémunérer pendant qu'ils la font. Or, plus de richesse signifie plus de salaires et plus de facilités pour aborder de nouvelles entreprises. Il faudra beaucoup de temps encore pour épuiser les ressources de notre planète, et pour que l'homme ait achevé de recueillir tous les trésors de bien-être que Dieu a mis à sa

disposition. La principale cause de cette dépression, dont on parle tant, et qui atteint l'industrie sous toutes les formes, se trouve dans cette rivalité ruineuse d'armements et de dépenses militaires dans laquelle se sont laissé engager tous les grands États de l'Europe, et où ils entraînent les Etats moins importants. Les progrès de l'épuisement sont rapides, et nous avons de plus mauvais jours à attendre si cette artère ne peut être fermée.

Agréez, etc.

J. LORIMER.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES ARMEMENTS

CROISSANTS DE L'EUROPE,

PAR

le comte KAMAROWSKI,

professeur de droit international à l'université de Moscou,
associé de l'Institut de droit international (1).

L'introduction d'une organisation internationale devient d'année en année d'une nécessité plus urgente, surtout en vue des plus graves intérêts pratiques des peuples.

Nous vivons dans un temps difficile. On entend presque partout des plaintes sur le mauvais état du commerce et des affaires en général, sur la pitoyable situation économique; on signale les pénibles conditions dans lesquelles végètent les classes laborieuses, et l'appauvrissement progressif des masses. Et malgré cela, les États, dans leur tendance à soutenir leur indépendance, dépassent presque les limites du raisonnable. Partout on introduit de nouveaux impôts, qui, de nos jours, accablent de plus en plus les populations. Jetons un coup d'œil sur les budgets des États européens de notre siècle, et nous serons surtout frappés de leur énormité et de leur constant accroissement. D'où vient donc ce mal, qui menace d'entraîner tôt ou tard l'Europe entière dans une faillite inévitable? Il est certain qu'il est principalement dû à la progression croissante des dépenses militaires, qui engloutissent ordinairement un tiers et parfois la moitié des budgets européens. Et ce qu'il ya de plus déplorable, c'est que, tant que dure l'ordre de choses actuel, on ne peut guère prévoir la fin de cet accroissement des budgets

(1) La communication du comte Kamarowski a été, comme la lettre précédente, adressée à M. Rolin-Jaequemyns, à la suite de sa note de mai dernier. Nous croyons à peine nécessaire de répéter ici la déclaration souvent faite dans cette Revue, que les opinions exprimées par nos collaborateurs, comme par nous-mêmes, ont un caractère tout individuel, et qu'elles n'engagent ni l'ensemble de la Rédaction, ni l'Institut de droit international. Nous serons donc également prêts à faire, sur cette grave question de la limitation des armements, accueil aux opinions les plus contradictoires, pourvu qu'elles soient exprimées en une forme sérieuse et suffisamment développée.

(V. de la R.)

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