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L'EXTRADITION.

EXAMEN DE QUELQUES DOCUMENTS SCIENTIFIQUES ET LÉGISLATIFS RÉCENTS SUR LA MATIÈRE,

PAR

M. ALBÉRIC ROLIN,
professeur à l'Université de Gand.

I. Auslieferungspflicht und Asylrecht. Eine Studie über Theorie und Praxis des internationalen Strafrechtes von D' HEINRICH LAMMASCH, O. Ö. Professor des Strafrechtes, des Völkerrechts und der Rechtsphilosophie an der K. K. Universität Innsbruck. Un volume in-8°, 912 pages. Leipzig, Verlag von Duncker und Humblot, 1887.

II. Les thèses adoptées par l'Institut de droit international dans sa session d'Oxford en 1880, et au moins provisoirement maintenues par lui dans sa session de Heidelberg en 1887.

III. Le projet de loi Dufaure approuvé par le sénat français dans sa séance du 4 avril 1879.

IV. Le projet de loi italien adopté par la commission italienne en 1882. (Cette commission avait été instituée le 15 octobre 1881 par M. Mancini, alors ministre des affaires étrangères. Ses travaux ont été publiés en 1885.)

V. Pensieri intorno al progetto di legge Italiana sulla estradizione, esposti da LUIGI OLIVI, Professore di diritto internazionale nella R. Università di Modena. Bologna, Typographia Fave 'e Garagnani, 1885.

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Malgré le nombre considérable d'ouvrages, et surtout de brochures, publié dans le cours des dernières années sur l'extradition, la matière paraît encore neuve si on la compare à d'autres parties de la science du droit. Plus les solutions se multiplient, grâce aux recherches et aux efforts persévérants des jurisconsultes, plus aussi les questions nouvelles jaillissent nombreuses et ardues, soit de ces solutions mêmes, soit de vues entièrement nouvelles. Il devait en être ainsi. Il n'y a pas, en

REVUE DE DROIT INT. 19 ANNÉE.

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effet, de matière plus délicate, et où l'on se trouve en présence de situations plus imprévues et plus diverses. Il n'y en a point où les considérations de politique, d'utilité, d'intérêt et de sentiment se lient et quelquefois se heurtent davantage aux considérations de droit et de justice. Sans doute, l'extradition repose à la fois, en principe, sur le droit et sur l'intérêt commun des nations. Sans doute, elle constitue une manifestation énergique de ce sentiment croissant de la solidarité qui unit tous les peuples dans leur lutte éternelle contre le crime. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle se brise, dans certains cas, contre un sentiment peut-être exagéré de dignité nationale, contre la conviction où chaque peuple est et se complaît, que ses institutions politiques et judiciaires valent mieux que celles de tout autre peuple. Il n'en est pas moins vrai qu'entre les nations dites civilisées, qui ont pris la saine habitude de conclure des traités d'extradition, il existe de fait des différences considérables de culture intellectuelle, d'organisation sociale et politique, en un mot, de civilisation. Et c'est de là surtout que naît la grande difficulté d'établir des principes généraux en matière d'extradi tion. Aussi, bien que l'accord se soit établi sur certaines règles, existe-t-il sur d'autres des dissentiments sérieux, tenaces, et que la science doit s'efforcer de faire disparaître, afin, comme le dit de Holtzendorff, que l'humanité soit protégée partout contre l'ubiquité du crime.

L'excellent ouvrage de M. LAMMASCH constitue un effort puissant vers la réalisation de ce but. C'est de beaucoup, à notre avis, le plus complet et le meilleur qui ait été écrit sur la matière, et nous ne pouvons nous empêcher d'admirer la persévérance et le soin consciencieux qu'il a mis à compulser quantité de documents législatifs et scientifiques intéressant le sujet qu'il se proposait de traiter. Nous n'avons pas été moins frappé, quel que soit notre dissentiment avec l'auteur sur certains points, du minutieux travail d'analyse et de critique auquel il s'est livré. Pour peu que l'on parcoure cette œuvre vaste et mûrement méditée, on comprendra qu'il nous soit impossible de nous borner à un compte rendu superficiel, non moins impossible malheureusement d'y signaler tout ce qui doit attirer l'attention du lecteur.

L'accumulation de matériaux est si grande, qu'à certains moments il semble que l'auteur soit embarrassé d'une abondance de richesses. Et cependant, la distribution générale de l'ouvrage est rationnelle. Un supplément fort intéressant traite d'une matière connexe celle de l'assistance judiciaire internationale en matière d'instruction criminelle.

L'auteur examine ou mentionne, dans le cours de son ouvrage, les solutions données à certaines questions concernant l'extradition par l'Institut de droit international, et, comme ces questions sont en définitive celles qui présentent généralement le plus d'importance, nous croyons faire œuvre utile en indiquant comment il les résout de son côté, les points sur lesquels il est d'accord avec cette réunion de jurisconsultes, et ceux sur lesquels il y a divergence. Nous examinerons où est la vérité, tout disposé à faire bon marché de telle ou telle opinion que nous aurions exprimée antérieurement nous-même, si nous reconnaissons qu'elle est erronée. Nous indiquerons aussi comment quelquesunes ont été résolues, d'une part, par le projet de loi français, connu sous le nom de « PROJET DUFAURE », d'autre part, dans le projet de loi italien qui, sous beaucoup de rapports, est une œuvre remarquable bien plus étudiée et plus sérieuse que le projet français.

Le projet italien est digne à tous égards du pays qui a été le berceau de la science du droit. Rédigé par une commission de jurisconsultes dont la désignation a été faite par M. Mancini, membre et ancien président de l'Institut de droit international, il a été longuement discuté dans le sein de cette commission, dont faisait partie M. Pierantoni, également membre de l'Institut; et ce dernier a pris à sa rédaction et aux délibérations une part des plus importantes.

Nous dirons aussi quelques mots des observations faites sur ce projet par M. LUIGI OLIVI, et dont quelques-unes présentent un vif intérêt.

2.- Fondement juridique et définition de l'extradition. - Est-elle un acte de juridiction cosmopolite, ou seulement d'assistance judiciaire internationale?

Le premier livre de l'ouvrage de M. Lammasch contient, en même temps qu'une histoire résumée de l'extradition, l'examen du fondement juridique de cette institution. Le résumé historique est bref, l'auteur n'étant pas tombé dans un vice assez commun, celui qui consiste à vouloir rattacher à la matière que l'on traite des faits qui y sont étrangers. N'a-t-on pas été jusqu'à représenter, comme un premier exemple d'extradition, l'expulsion d'Adam et d'Ève du paradis terrestre? Et sans aller jusque-là, n'a-t-on pas mentionné, comme des précédents d'extradition, un assez grand nombre d'actes, par lesquels des nations faibles ou complaisantes ont livré des criminels à des nations étrangères, sans nulle idée des motifs supérieurs d'utilité générale et de justice par

lesquels on peut justifier des mesures de ce genre? Malgré ces éliminations judicieuses, le résumé historique de notre auteur est des plus intéressants. Il n'y a certes rien perdu.

Pour M. Lammasch, l'extradition n'est pas seulement un acte d'assistance judiciaire internationale, c'est aussi un véritable acte de juridiction de la part de l'État requis, et l'extradition implique la concurrence des droits de juridiction pénale de deux États, à l'égard d'un individu, à raison du même fait. Tel est le fondement juridique de l'extradition selon lui. C'est la juridiction extraterritoriale dans un sens très étendu et très absolu.

Nous ne pouvons nous rallier à son opinion, quelque ingénieux que soient les arguments sur lesquels il se fonde. Sans être partisan du système de la juridiction exclusivement territoriale, et tout en reconnaissant au contraire qu'un citoyen n'est pas dégagé de tout devoir envers sa patrie par le seul fait qu'il franchit la frontière, qu'il reste, au contraire, assujetti à ses lois d'ordre public, et qu'il peut être poursuivi devant les tribunaux de son pays d'origine du chef d'infractions à ses lois commises même sur le sol étranger, il nous est impossible d'admettre que ces lois obligent l'étranger en pays étranger. Nous ne pouvons pas admettre, même à titre subsidiaire, le droit de juridiction d'une nation vis-à-vis d'un étranger, à raison d'infractions à ses lois pénales commises par ce dernier en territoire étranger, ces infractions fussent-elles également prévues et punies par la loi du lieu du délit. Dire qu'il suffit, pour l'existence de ce droit, que le fait soit réprimé à la fois par la loi du lieu du délit et par la loi du lieu où l'étranger s'est réfugié, c'est ériger en axiome ce qui devrait être démontré. Cela suffit certes pour que le fait soit punissable, mais il n'en résulte nullement que l'État de refuge ait le droit de sévir, qu'il soit punissable partout. Quelle loi, au surplus, lui appliquera-t-on? La question n'est pas indifférente; car s'il y a des faits qui sont punis par toutes les législations, il arrivera fréquemment que les sanctions ne soient pas les mêmes. Est-ce la loi du lieu où l'étranger s'est réfugié? Mais, ainsi que le fait remarquer M. Haus (Éléments du droit pénal belge, tome Ier, no 222), « puisque le délit consiste dans l'infraction à une loi pénale, il est évident que cette loi ne peut légitimement être appliquée qu'aux personnes qui étaient soumises à son empire au moment de l'infraction. » Or, à quel titre l'étranger, sur le sol étranger, serait-il soumis à nos lois? S'il l'était, il n'y aurait pas même lieu d'exiger que le fait fùt prévu également į ar la

loi étrangère. Est-ce au contraire la loi étrangère? Mais d'abord nos tribunaux répressifs sont institués pour faire respecter nos lois d'ordre public, et non pas les lois étrangères, d'ordre public étranger. Et s'ils avaient le pouvoir et le devoir d'appliquer les lois pénales étrangères, ils pourraient être amenés à appliquer des peines plus fortes que celles estimées applicables d'après notre droit pénal, quelquefois même des peines répudiées par notre législation ou d'une application matériellement impossible. Il n'est pas plus logique, dans ce cas que dans le premier, d'exiger qu'il s'agisse d'un fait prévu par les deux législations. Dès que l'on admet que la législation étrangère doit ou peut être appliquée dans notre pays à un étranger, à raison d'un fait commis en pays étranger, il doit suffire que ce fait ait troublé l'ordre public chez nous, quand même il ne serait point prévu par nos lois, pour que nos tribunaux puissent l'appliquer. Le principe de l'identité de norme ou de règle pénale ne nous apparaît pas comme un principe de droit, mais comme un expédient, et nous avons quelque peine à comprendre un droit de juridiction national, en matière d'ordre public, pour ainsi dire à cheval sur la législation nationale et sur la législation étrangère.

Qu'une infraction commise en pays étranger puisse troubler l'ordre public dans notre pays, c'est indéniable, bien qu'il ne soit pas moins certain qu'en règle, l'infraction trouble surtout l'ordre public dans le pays où elle est commise, et ne le trouble que là d'une manière sensible. L'extension de ce trouble dans un pays voisin est un fait exceptionnel. Et le scandale qui résulterait de la présence, sur notre sol, d'un étranger qui s'y serait réfugié, avec le produit de son crime, engendre un trouble qui n'est pas le résultat direct du crime, mais le résultat de la présence de cet étranger. On y peut remédier en l'expulsant ou en l'extradant, si l'extradition est sollicitée ou acceptée, comme elle le sera le plus souvent. Si c'est l'infraction même qui a troublé notre ordre social, nous apercevons bien l'intérêt qu'il y a pour notre pays à ce qu'elle soit réprimée, mais cela ne suffit pas pour légitimer sa juridiction vis-à-vis de cet étranger, dont le passé, alors qu'il n'était point soumis à nos lois, nous échappe.

Et nous ne voyons nullement que la reconnaissance de ce droit de juridiction soit une condition du droit d'extradition. L'étranger qui pénètre sur notre sol y entre avec son bagage judiciaire, avec sa dette pénale vis-à-vis d'une nation étrangère. En le livrant à cette nation,

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