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« M. de Bubna m'a fait mander, continue le professeur Pictet, pour entendre raconter par M. Fabry son entrevue avec Dessaix. Il a écouté ce récit en ricanant. Il trouve, à l'heure qu'il est, sa propre position très bonne, sachant que la colonne du Jura, loin d'avancer, s'en retourne sur Lyon; sachant est bien loin d'être en mesure de l'attaquer dans Genève. On ne pourrait passer l'Arve que sur le pont de pierre (tous les autres sont brûlés), et ce pont est commandé à portée de mitraille par six pièces que je vois de ma fenêtre sur la terrasse Pictet à Champel.

que le pays de Gex est déjà évacué et qu'on

» Aujourd'hui, le général a publié le bulletin dont cijoint copie, sur un engagement assez brillant qui a eu lieu, le 2, au delà de B. [?], et qui le met en pleine sécurité de ce côté-là.

» Hier, aucun de ces éléments de sécurité n'existait au moment où on lui envoya le parlementaire incivil. Sans cette étourderie, il est possible, et je dirai même probable, qu'il eût prêté l'oreille à une proposition raisonnable d'évacuation. Aujourd'hui, il y est complètement sourd. La ville est toute remontée par cet ensemble de nouvelles. »

Elle le fut davantage encore lorsque, quinze jours plus tard, on reçut l'avis que Lyon était occupé. Ce ne fut toutefois que le 27 avril suivant qu'une proclamation annonça aux Genevois que le gouvernement national reprenait ses fonctions. Une adresse signée par l'universalité des citoyens lui en avait exprimé le désir. Mais n'anticipons pas.

A la nouvelle des dangers qui menaçaient sa patrie, Pictet de Rochemont s'était hâté de quitter le quartier général pour venir rejoindre sa famille, mais non pas à Genève, où M. de Bubna estimait que la présence des membres de l'ex-Conseil provisoire constituerait pour lui un embarras et, en cas d'entrée des Français, un risque

de plus pour la ville en augmentant l'irritation de l'ennemi. Ce fut à Vinzel que Pictet s'établit provisoirement avec les siens. Il retrouva dans le canton de Vaud la plupart de ses collègues et put se concerter avec eux en attendant l'issue des événements.

Le 9 mars, il écrit de Lausanne à son frère resté à Genève :

Après avoir passé cinq jours à Vinzel, nous sommes revenus ici pour conférer avec MM. les syndics Lullin et Des Arts et quatre ou cinq conseillers, M. d'Ivernois compris. Nous sommes tous d'accord qu'il convient que je tienne mes bottes graissées et le pied à l'étrier, pour mettre le cap sur Paris dès l'instant qu'on aura la certitude qu'on y est entré ou entrant.

Vinzel, 22 mars 1.- J'ai eu aujourd'hui la visite des deux syndics et de d'Ivernois. Nous sommes convenus que celui-ci irait à la Diète pour voir les deux Ministres et mettre à profit la bonne volonté de Lebzeltern, sans le séparer de son collègue Capo d'Istria. Turrettini, avec lequel je dinerai demain, t'expliquera mieux la chose. Une lettre de d'Ivernois à son ami Vansittart, le chancelier de l'Echiquier, que le jeune Necker doit porter, est un vrai chef-d'œuvre, mais Bonaparte n'y est pas plus ménagé que je ne l'épargnerai moi-même dans mes conversations avec Stein! Je ne sais plus au reste quand ces conversations auront lieu, et comme le dit très bien M., on ne sait pas ce qu'on veut, ni si l'on veut quelque chose ? C'est déplorable au delà de toute expression. On perd incalculablement en ne gagnant pas du terrain, et chaque jour de retard gâte les choses dans une rapide progression. Maintenant, lors même qu'on entrerait à Paris, la chose pourrait bien n'être point finie, tant on a bien réussi à mettre la nation contre soi....

23 mars. Les arrivants de Genève nous ont apporté la nouvelle de l'évacuation de notre bassin par les Français.... Que dire

1 Dans cette lettre et les suivantes, tous les noms propres sont remplacés par de simples initiales.

de cette marche de plus en plus incertaine de la grande armée alliée? On s'y perd. Il y a pourtant une manière de tout expliquer, mais elle est triste.... Je me suis entendu à fond avec d'Ivernois. Pendant qu'il sera auprès de Lebzeltern et de Capo d'Istria, nous correspondrons par toi, tant que je suis en Suisse. Une fois à Paris, nous correspondrons par Bâle. Cas arrivant, il sera prêt à venir me joindre à Paris, soit pour m'aider, soit pour prendre the lead [la tête] s'il en est le plus capable, comme je le crois. J'en suis parfaitement content; c'est un admirable instrument à employer.

J'écris à M. de Stein sur notre situation. Je donnerai ma lettre à Necker; je crains la poste, et lui (S.) aussi.

-

27 mars. Je reçus hier ta lettre de la veille à Rolle même, à côté du syndic Lullin qui en recevait aussi une de toi, qu'il me fit lire.

C'était tout à fait mon avis de ne reprendre les places [de Syndics et Conseillers provisoires] que par invitation supérieure, et avec la certitude morale de jouir des attributions qui appartiennent aux magistrats d'une nation indépendante. C'est dans ce but et dans cet esprit que j'en ai écrit l'autre jour à M. de Stein et que d'Ivernois va travailler à Zurich. L'interrègne ne me paraît pas avoir eu les conséquences que craignait Lullin et qu'il redoute moins depuis que nous en avons causé, à ce qu'il m'a paru. Cette répugnance à reprendre les fonctions, motivée comme nous le faisons, donne aux magistrats qui ont résigné, une attitude digne.... Il faut saisir l'occasion de faire valoir un juste sentiment de fierté blessée, qui explique de reste l'acte de résignation.

Je veux te donner à temps une idée que j'ai pour toi. Je voudrais que tu songeasses à entrer en Conseil à ma place. Je n'ai jamais eu l'idée d'y rester une fois que la barque serait à flot. C'est même par une exception à l'ancienne loi de Genève qu'on m'a conservé ma place dans le gouvernement depuis que je suis Conseiller de S. M. l'empereur de Russie. La chose serait mal vue de plusieurs, et avec raison.... Tu pourrais rendre de grands services comme magistrat, sans rien perdre d'ailleurs de ta consistance comme professeur à l'Académie, ou plutôt à l'Université, car nous aurons, je l'espère, à Genève, une belle et bonne Université ! J'ai dit.

J'augure bien mal des affaires militaires là-bas. Downright felony [une trahison positive] me parait seule pouvoir expliquer l'inaction de Schwarzenberg et la manière dont Napoléon le ménage. Le sang bout... mais inutilement ! Un des derniers mots que me dit Stein fut « qu'il en avait des hommes par-dessus les yeux. » L'avilissement, la fausseté, la trahison effectuée ou prévue lui arrachaient cet aveu dont je tirai déjà alors de fatales conséquences, vu l'à-propos qui l'amena.

D'Ivernois t'écrira des choses à me faire passer. Nous sommes convenus, lui et moi, de ne pas nous écrire directement. On ouvre les lettres à Lausanne et peut-être à Berne.

Vinzel, 6 avril.

J'envoie ma chaise de poste à Genève pour être prêt à en partir au premier jour, selon le désir manifesté par nos messieurs et que Turrettini m'a transmis.

Jusqu'à présent, je ne comprends pas ce que je pourrai faire. Quand je serai à Lyon ou à Paris, je ne servirai pas les intérêts. de la République. Notre sort dépend aujourd'hui d'événements qui vont s'accomplir à Paris ou dans son voisinage, et nullement d'un peu plus ou d'un peu moins de bienveillance à obtenir de M. de Metternich personnellement. En supposant la grande partie gagnée, Zurich nous importe plus que le quartier-général de Dijon. Si elle se perd, nous sommes perdus avec. S'il y a défection, nous sommes perdus également, vu la manière dont la Suisse est cernée. Enfin, il est probable que si j'essayais de pousser plus loin que Dijon, je serais confisqué dans quelque trou, si ce n'est pire. Cependant, je suis tout prêt à partir si l'on persiste.

On persista, et à peu de jours de là Pictet se remettait en campagne. Cette fois, il était accompagné de son neveu par alliance, M. J.-G. Eynard-Lullin, dont le zèle et le jugement lui furent d'un grand secours dans cette circonstance et dans d'autres par la suite. Les voyageurs se rendirent d'abord à Lyon où, ayant appris que l'empereur

1 « Les partisans fatiguent les derrières de l'armée alliée, » lui avait écrit Turrettini.

d'Autriche et les ministres de Metternich et de Stein venaient de quitter Dijon pour Paris, ils se dirigèrent sur cette dernière ville.

De Lyon à Paris, raconte Pictet, nous eùmes soin d'interroger un très grand nombre d'individus de tout état, surtout des militaires, dont les routes étaient couvertes. Ils s'en allaient chez eux sans ordre et sans feuille de route. Tous, sans exception, regrettaient Bonaparte et déploraient que la France eût été trahie : c'est l'expression qu'ils employaient. Le peuple était humilié de la conquête, se plaignant des vexations commises par les troupes étrangères, espérant peu de l'avenir, mécontent de ce qu'on avait rétabli les Droits-réunis aussitôt après les avoir supprimés. La cocarde blanche dominait dans quelques villes, se montrait à peine dans d'autres, et nulle part nous ne trouvâmes de l'enthousiasme pour les Bourbons.

Bonaparte était à la veille de quitter Fontainebleau lorsque nous y passàmes.

M. Eynard observe de son côté dans son journal que les Français se voyaient avec peine redevenir les égaux des autres nations. « Il nous a paru, dit-il, que tous regrettaient la petite portion de gloire qui revenait à chacun d'entre eux des triomphes de leur chef et des succès de ses armées. » Cette disposition se faisait remarquer jusque chez les adversaires déclarés du régime déchu. Au théâtre, le même public qui venait de verser des pleurs d'attendrissement à la vue de Louis XVIII rentrant dans sa capitale, saisissait avec empressement, dans le texte des pièces, les moindres mots susceptibles d'être retournés contre ces vainqueurs étrangers auxquels, cependant, la France était redevable du retour des lys.

Cette manie puérile atteignit son apogée le jour (31 mai) où l'on donna pour la première fois les Etats de Blois de Raynouard.

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