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lettre suivante, écrite du camp de Valenciennes, le 24 août, par Dumouriez (qui avait quitté le ministère pour un commandement d'armée) à Lebrun, montre ce qu'il fallait penser de ces assurances :

Parlons de la Suisse, mon cher Lebrun.... Traitez bien les petits cantons et ceux de Bâle et de Zurich [dans la liquidation des comptes des régiments suisses licenciés]. Punissez Soleure et Fribourg qui ont été insolents. Traitez Berne avec dignité, et assez bien Lucerne et Schaffhouse. Surtout caressez les Grisons. Faites peur à Genève : c'est le moyen de sauver Lyon. Ménagez Neuchâtel par égard pour le roi de Prusse.

D'ailleurs, établissez un plan révolutionnaire lié entre les sujets de Berne et les Allobroges, entre les sujets de l'évêque de Bâle et les Alsaciens, entre les Gruyériens et les indomptables habitants du Jura!... Que ce plan soit méthodique et simple; que ces différents peuples limitrophes, pour acquérir leur liberté, s'amalgament avec les gardes nationales de l'Ain, du Jura et du Haut-Rhin. Choisissez un homme fort, bien révolutionnaire, d'une éloquence simple et måle, d'une grande activité, pour être le principal agent de ce plan sous votre direction.

On sait que Brissot, Clavière et la plupart des autres meneurs partageaient ces idées et favorisaient ces projets. Ces apôtres de la liberté se préparaient à châtier chez un petit peuple inoffensif la répulsion inspirée par leurs propres actes et les appréhensions provoquées par leur propre duplicité.

Que le but de l'apparition des Français devant Genève fût, sinon l'annexion directe de cette ville à la France, du moins son asservissement à l'influence française et en tout cas son rançonnement, c'est un point sur lequel la lettre adressée de Paris, le 3 octobre, par le ministre de la guerre Servan au général de Montesquiou, ne laisse aucun doute :

Il y a dans Genève, écrit Servan, 20 000 bons fusils dont nous avons besoin. Si vous entrez de force, point de difficulté : vous nous les enverrez. Si vous entrez de bon gré, vous nous les enverrez également, avec cette différence que ce sera en payant, ou en convenant de les remplacer à une époque déterminée.... Si on vous représente que ces armes sont nécessaires à la défense de la ville, vous les rassurerez en leur laissant quatre ou cinq mille hommes armés, selon votre prudence. Vous ferez ainsi de Genève le boulevard de la France.

Une autre preuve de ces sinistres desseins, c'est le propos qui fut tenu par Clavière, vers le 15 septembre, en présence du Genevois Dassier, ancien militaire, sur le point de partir pour Genève. « Les ordres sont donnés, dit-il, pour attaquer la Suisse et prendre Genève........ Je leur conseille de ne pas faire de résistance. »

Enfin Dubois-Cranzé, l'un des trois délégués de la Convention qui avaient rejoint Montesquiou à Carouge, aurait dit à ce général dont les ménagements envers Genève l'impatientaient : « A quoi bon tant de façons avec cette peuplade de fripiers et d'agioteurs? Je jeterais Genève dans le lac à coups de bombes, et j'inviterais les louables cantons de l'Helvétie, ses fidèles alliés, à venir la repêcher. >>

Le résident de France à Genève, Châteauneuf, n'avait point attendu l'entrée des Suisses dans la ville pour protester contre l'envoi du secours. Le 27 septembre, il avait remis aux Syndics et Conseils une note où on lisait :

Suivant l'édit de 1782, cette introduction de troupes ne peut s'effectuer que, préalablement, il ne soit nommé des ministres plénipotentiaires par les puissances garantes, à l'effet de se concerter à ce sujet. D'après les armements extraordinaires qui se forment en Suisse, et particulièrement dans le canton de Berne, il est permis de concevoir des inquiétudes sur les sentiments de

cette république envers la France, jusqu'à ce qu'elle se soit expliquée ouvertement sur la cause et la nature de ces armements, ou au moins jusqu'à ce que le résident de France ait reçu officiellement les arrêtés de la diète helvétique tenue dernièrement à Aarau, et auxquels le canton de Berne a dû adhérer. Les Seigneurs Syndics et le Magnifique Conseil penseront sûrement dans leur justice que, sans cette assurance préalable et nécessaire, toute introduction de troupes suisses, et particulièrement du canton de Berne, loin d'être une mesure de prudence et de sagesse, ne pourrait plus être considérée que comme une mesure hostile.

Le 29 septembre, le gouvernement genevois répondit que le traité de 1782 n'excluait pas l'exécution de celui de 1584, laquelle y était, au contraire, expressément réservée; que la disposition invoquée par le résident de France était uniquement applicable aux « troubles intérieurs qui nécessiteraient l'exercice de la garantie dans Genève pour rétablir la tranquillité, lorsque celle-ci aurait été troublée au point que le gouvernement ne pourrait plus réprimer la licence et agir conformément aux lois. »>

<«< Aussi la république de Genève, ajoutait le Conseil, déclare ici de la manière la plus expresse qu'elle est invariablement attachée à la neutralité, et qu'aussi longtemps qu'elle sera laissée en paix, elle ne s'en écartera point; mais que fermement résolue, d'après le vœu de tous les Genevois, à repousser les atteintes qui pourraient être portée à son indépendance, elle recevra dans cet unique but les secours que ses alliés, animés des mêmes sentiments, se disposent à lui procurer. »

Le 30 septembre, Châteauneuf répliqua par une note portant que « l'arrivée et l'admission des troupes suisses dans les murs de la ville ne lui permettaient plus que de protester contre cette démarche. » Et le 3 octobre, il quittait Genève pour aller rejoindre à Carouge le quartier

général français, en laissant derrière lui la déclaration suivante :

Le Résident de France a l'honneur de prévenir officiellement monsieur le premier syndic et, par son organe, le Magnifique Conseil, que l'introduction dans les murs de Genève d'un corps de troupes de l'Etat de Berne, au mépris des traités et contre la foi d'une neutralité publiquement et solennellement jurée n'a pu paraître au Conseil exécutif suprême qu'une atteinte aux traités et à la bonne harmonie qui avaient jusqu'ici si heureusement existé entre la ville de Genève et la France, et l'effet d'une coalition avec les puissances liguées contre la liberté des Français ; que le devoir sacré de conserver cette même liberté fait une loi au Conseil exécutif suprême de repousser une mesure aussi hostile par tous les moyens qui sont en son pouvoir, et qu'il déclare, par l'organe du Résident de France, les magistrats fauteurs des divisions qui vont séparer deux nations jusqu'à présent toujours unies, responsables de tous les événements qui vont suivre.

Enfin, le 9 octobre, voyant le Conseil d'Etat inébranlable, il mettait le comble à ses procédés d'intimidation en faisant répandre dans la ville, au mépris de tous les usages, une note adressée directement au peuple genevois. On lisait dans cet étrange document :

...Le Résident de France donne l'assurance positive aux habitants de Genève et à ceux de son territoire, qu'il ne sera porté aucune atteinte à la sûreté des personnes et des propriétés, non plus qu'à la liberté et à l'indépendance de la république, mais qu'on exigera la punition des magistrats pervers et traîtres à leur patrie qui, par leurs mesures, auront provoqué la réquisition aux Etats de Berne et de Zurich.

Cette pièce qui résumait la politique constamment suivie en Suisse par les Français, détacher les peuples de

leurs magistrats en calomniant ceux-ci,

n'était pas

l'œuvre personnelle de Châteauneuf. Il l'avait reçue toute

rédigée du Conseil exécutif dès le 6 octobre, avec l'injonction de la publier, mais il avait renvoyé de le faire jusqu'au 9, espérant toujours un contre-ordre, car lui aussi, comme Montesquiou, était animé au fond de dispositions pacifiques. On put la lire imprimée dans les journaux de la capitale du 10. Esaïe Gasc, qui était allé aux informations à Paris, raconta à son retour qu'on l'avait assuré que c'était Danton qui l'avait composée.

« De ce fatras qui faisait frémir le sens commun, écrit Mallet-Du Pan dans ses Mémoires, il résultait que Genève, ayant pénétré les instructions du général français, se trouvait punissable de les avoir prévenues, et que ses précautions contre des violences préméditées fournissaient le motif des violences qu'on exécutait. De son tribunal baigné de sang, le Conseil de Paris dévouait la tête des magistrats genevois, calomniait les citoyens et proscrivait cette république avec aussi peu de formes qu'on venait de proscrire les victimes du 2 septembre. >>

Quoi qu'il en fût de l'origine de cet appel perfide, toujours est-il que l'effet qu'en attendaient ses auteurs se trouva complètement manqué. Le premier, le seul sentiment dans Genève, à la lecture de cette production, fut celui d'une indignation universelle, et il s'ensuivit, dès le lendemain, une manifestation publique qui fit du 10 octobre 1792 le dernier beau jour de la vieille république. Nous en empruntons le récit à un ouvrage inédit sur cette époque 1:

Cependant le Cercle de la coalition (contre-révolutionnaire) et les 28 cercles qui en dépendaient, ainsi que plusieurs autres sociétés, délibéraient sur une manifestation populaire qui pût prouver, même aux plus prévenus,

1 Pierre Odier, professeur en droit, Documents sur l'histoire de Genève, de 1790 à 1798.

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