Page images
PDF
EPUB

pendant deux mois dans les bureaux du ministère à Pétersbourg, et de l'autre, on n'a point encore expédié, du ministère des finances de Paris au directeur des douanes du Léman, l'ordre de laisser partir les mérinos, à forme de la permission accordée par l'Empereur. Cette double distraction nous est extrêmement préjudiciable, parce qu'il faut au moins six mois, en passant par la Franconie, la Saxe et la Silésie, pour rendre les troupeaux à destination, et que ce maudit retard peut nous faire arriver dans une mauvaise saison, ou nous forcer d'hiverner en Pologne avec un dommage incalculable pour les troupeaux !

Je doute beaucoup, malgré la rapidité du succès des armées françaises, que la caravane puisse passer par l'Autriche. Les choses fussent-elles arrangées tant bien que mal par une paix dictée, il y aura toujours grandes difficultés à voyager avec de nombreux troupeaux dans un pays malveillant, que les armées ont ruiné et occupent encore. La route qui tourne la Bohême n'est pas sans une partie de ces inconvénients, mais du moins je n'ai pas à y redouter des opérations militaires. On aura replié sur Vienne les forces qui menaçaient la Saxe et la Franconie.... Enfin, je sens qu'il faut hasarder la chose ou ne la point faire. Qui sait quelles seront les relations entre la France et la Russie l'année prochaine ? Le statu quo est banni du dictionnaire politique.

21 mai. Je persiste à faire partir les troupeaux : 1° Parce que si je renvoie encore, il sera impossible d'arriver cette année, et qu'avec la politique d'aujourd'hui, il n'y a point d'année prochaine; 2o parce que si la permission de sortir, miraculeusement accordée, était révoquée, ce serait fini de l'établissement de Charles là-bas, lequel établissement lui ouvre une belle carrière d'activité utile; 3° parce qu'il y a 50 à parier contre 1 que rien ne résistera aux armes françaises; que la loi sera dictée à l'Autriche avant que mes troupeaux puissent entrer en Saxe; que, par conséquent, l'armée de Ferdinand, si follement envoyée à Varsovie, sera rappelée ou paralysée, tous les projets d'invasion en Saxe ou en Pologne non-avenus, toutes les velléités prussiennes, westphaliennes, etc., rentrées sous terre, et les incertitudes russes, - s'il y en a, décidément fixées en faveur du plus fort, de celui qu'on a été sur le point de voir à Pétersbourg, et qu'on s'est bien promis d'avoir pour ami tant qu'il serait si redoutable....

Quant à l'accroc des intérêts qu'on prétend maintenant exiger de nous, j'y attache peu d'importance. Si l'on persiste dans cette prétention, l'affaire sera très belle encore.... Le gouverneur [le duc de Richelieu] est un homme si excellent, si loyal, et il est si favorablement disposé qu'il facilitera tout.

Il ajoute dans la même lettre qu'il a pris un grand parti, celui d'envoyer son second fils, Auguste, rejoindre l'aîné à Odessa. Ce jeune homme souffrait d'une affection nerveuse qui était pour ses parents un objet constant de préoccupation.

Nous cédons à l'envie d'Auguste d'accompagner la caravane. Nous avons raisonné la chose à fond, ma femme et moi, et nous sommes d'accord à croire que c'est une résolution sage. Nous avons tout essayé : il est possible qu'un climat plus chaud, un régime plus libre opère une révolution chez lui. Il aura les soins constants de Joseph G., excellent sujet, qui a été élevé avec lui, qui est plein d'honneur, qui l'aime tendrement, et que je lui attache d'ailleurs solidement par un bien-être qui ira croissant. Je leur ai fait construire une patache ou fourgon pourvu d'un bon matelas et de toutes les commodités compatibles avec cette façon de voyager à très petites journées. Ils seront indépendants de la caravane et en auront pourtant les secours en cas de nécessité. Ils auront chiens et fusils, provisions, etc., de manière à pouvoir camper, et seront, au besoin, dans leur fourgon comme dans une chambre. Il y a une autre machine semblable pour les bagages des bergers et pour les deux femmes (car il y en a deux). Les chefs et aides sont tous des sujets distingués ou de bons sujets, éprouvés par moi et qui me sont fort attachés. Tous ont la plus grande confiance dans le succès de l'entreprise. Je regrette seulement de n'être plus jeune et indépendant pour aller moi-même dans ce pays de Canaan. Ma femme en dit autant, et si on lui donnait une patache qui pût contenir tous ses enfants, elle serait prête à partir demain !

Enfin, après mille délais, le permis de sortie arriva de Paris, et dès le lendemain, les colonnes s'ébranlèrent.

L'itinéraire désigné était Schaffhouse, Ulm, Nüremberg, Dresde, Görlitz, Breslau, Cracovie; tous les agents diplomatiques russes stationnés dans les pays à traverser avaient reçu l'ordre de protéger la caravane.

Partis le 2 juin 1809, au nombre de 900, ces animaux atteignirent leur destination le 3 novembre suivant, au nombre de 870, prospérèrent et se multiplièrent dans un vaste établissement auquel on avait donné le nom de Nouveau-Lancy. En décembre 1812, Charles Pictet mande à son fils cadet, à Hofwyl: « Tes frères espèrent avoir cet hiver cinq à six mille agneaux métis. Représente-toi le plaisir de voir tout cela sauter sur le gazon au printemps ! >> Il oubliait << la gravité espagnole » des agneaux mérinos.

Une preuve du succès de Pictet de Rochemont comme producteur de laine, c'est ce fait rapporté par la Gazette d'Augsbourg du 3 novembre 1818. Le grand-duc Michel Paulowitch, voyageant en Angleterre cette année-là, eut l'occasion de visiter la principale manufacture de laine de Leeds. Le propriétaire de cet établissement, M. Holt, lui déclara qu'il mettait la laine des mérinos d'Odessa « au-dessus de toutes les laines à lui connues, y compris celles d'Espagne et de Saxe. » Or, M. Holt se fournissait exclusivement chez Pictet de Rochemont. Ce dernier, dans un article qu'il publia à cette époque dans la Bibliothèque universelle, attribue, entre autres causes, la réussite des bergeries d'Odessa à la circonstance qu'en Russie, le gouvernement laissait faire, « secret, ajoute-t-il, aussi merveilleux qu'il est simple et d'un emploi facile, mais dont les autres gouvernements n'usent guère 1. »

Toutefois l'administration russe n'eût pas été... l'administration russe, si elle se fût conformée scrupuleusement

1 Au mois de juin 1818, les troupeaux de Pictet à Odessa, comprenaient 10 765 bêtes.

aux vues équitables et éclairées d'Alexandre. La routine, ou pis encore, prit sa revanche. A cet égard, une note écrite de la main de Pictet et datée de 1824, est significative :

Le 20 juin 1810, Charles Pictet signait à Paris un contrat avec le prince Kourakin, ministre de l'Intérieur de Russie, d'après lequel la Couronne faisait au dit Charles Pictet une avance de fonds et le don de 12 000 dessiatines [13 110 hectares] de terres contigües, au lieu dit Engel-Eva, près d'Odessa, pour l'établissement d'une bergerie de 600 moutons mérinos purs.

Charles Pictet dépassa tous ses engagements. En 1824, ses troupeaux se trouvaient s'élever à plus de 17 000 bêtes, néanmoins il réclamait encore et vainement les 12 000 dessiatines promises. On avait fait arpenter en 1818 la terre qui lui avait été remise, et elle ne contenait que 9086 dessiatines; encore une partie étaitelle disputée par les voisins.

Pictet de Rochemont mourut au mois de décembre 1824 avant d'avoir pu obtenir satisfaction. Mais, il le reconnaissait lui-même, sa liaison avec M. de Richelieu avait eu, à d'autres égards, quelque chose de providentiel, car, lorsqu'après Waterloo, il fut envoyé à Paris en qualité de plénipotentiaire suisse, il se trouva en présence de son ancien correspondant d'Odessa, devenu ministre des affaires étrangères de France et président du Conseil. La négociation épineuse qu'il eut à entamer avec lui au sujet du pays de Gex se trouva dès lors grandement facilitée par leurs anciennes relations.

Ces relations avaient été cimentées par la circonstance du séjour, dans le voisinage d'Odessa, pendant plusieurs années, du fils aîné de Pictet de Rochemont. Ce jeune homme s'était acquis l'estime du duc par le zèle et le courage dont il avait fait preuve, ainsi que d'autres Genevois établis là-bas, en coopérant à la direction des mesures

destinées à combattre la peste meurtrière de 1812. Sa conduite en cette occasion valut à Pictet fils, de la part du gouvernement russe, la croix de Sainte-Anne et le titre de conseiller aulique.

Pictet de Rochemont ne borna pas son ambition à produire de la laine brute; il prétendit la filer, la tisser même, et livrer au commerce des châles de luxe. Le premier préfet français qu'eut Genève, A.-M. D'Eymar, homme éclairé, s'intéressa à ces tentatives.

« J'ai l'honneur, écrit ce fonctionnaire au consul Lebrun (janvier 1800), de vous adresser la petite caisse que je vous ai annoncée par le courrier d'hier. Elle contient un schall fait à Genève; la laine de mérinos dont il est tissu provient du petit troupeau du citoyen Charles Pictet.... Cette belle laine a été filée à Lancy. Les machines de l'IsleAdam filent, dit-on, à 18 000 mètres la livre, poids de marc. Mme Pictet a filé de ses propres mains un schall à 23 000 mètres la livre, poids de 16 onces. C'est à peu près le point de la plus grande finesse où l'on puisse parvenir, parce que, au delà, la laine n'aurait plus assez de force pour soutenir le poids de la navette. Un établissement de filature réussirait donc parfaitement à Genève et ce serait rendre un très grand service à ce pays que de le favoriser.... Le schall que j'envoie au Premier-Consul est plus beau que ceux qui se font en Angleterre; il imite parfaitement ceux de cachemire; le tissu moëlleux a l'avantage de draper parfaitement les formes, il est chaud et léger les dames sauront apprécier tous ces avantages 1. >>

Le perfectionnement des méthodes de labourage fut, après l'élève des moutons, la principale préoccupation de

Correspondance d'A.-M. D'Eymar, préfet du Léman, Genève, 1882.

« PreviousContinue »