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Non seulement vous ne m'avez pas cherchée mais vous m'avez évitée, et cela m'a fait une véritable peine. Je me suis rappelée toute notre conversation à dîner pour y démêler ce qui pouvait vous avoir déplu? En vérité, vous auriez tort de ne pas consacrer un peu de l'esprit qui vous distingue, à me comprendre tout à fait. Mon estime pour vous m'inspire un extrême désir d'obtenir votre amitié. J'ai besoin de vous parler parce que c'est vous, et parce que je suis souvent seule d'esprit et de cœur depuis bientôt douze jours, mais je me refuserais tous ces plaisirs si, m'entendant mal, vous me soupçonniez de coquetterie. Croyez-moi, le sentiment fixe autant la destinée que le devoir, et la délicatesse a sa puissance comme la vertu. Ne me refusez donc pas une amitié qui s'accorde avec tous les liens et ne demande que vos loisirs. Sous des formes que j'ai choisies légères parce que je vivais dans un pays où on voulait de la grâce, tous mes sentiments ont été profonds et durables. Je vaux quelque chose pour l'amitié, croyezmoi. Je pourrais vous dire le contraire de Zamore: « il est quelques vertus dans la philosophie. » Ne me laissez pas partir de Coppet avec un sentiment pénible. Je vous attendrai jusqu'à huit heures ce soir. Je veux honorer ma vie par des relations soutenues avec vous dans tous les temps et dans tous les lieux. Que l'idée la plus raisonnable ne soit pas une chimère; dans la disposition de mon caractère, ce n'est pas vous, c'est moi que j'en accuserais.

Adieu, à ce soir.

CHAPITRE III

RESTAURATION DE L'INDÉPENDANCE GENEVOISE.

DÉPUTATION AUPRÈS DES SOUVERAINS ALLIÉS A BALE.
PREMIÈRE MISSION DE PICTET DE ROCHEMONT A PARÍS.

1813-1814

Dans les derniers jours de l'année 1813, l'ancien syndic Ami Lullin qui, depuis la révolution, vivaít à l'écart dans son domaine d'Archamp sous Salève, vint frapper à la porte de Pictet de Rochemont, et avec l'autorité que lui donnaít son patriotisme reconnu, il somma en quelque sorte le propriétaire de Lancy de se joindre à ceux qui jugeaient le moment venu de rendre à Genève son indépendance. Bien que Pictet eût pu facilement trouver dans son âge, dans l'état de sa santé, dans les occupations dont il était surchargé, des excuses pour décliner une tâche aussi scabreuse, il accepta résolument sa part des responsabilités proposées, et laissant là famille, exploitation rurale et journal, il fut, à dater de ce jour et pendant près de trois années consécutives, constamment sur pied et en courses pour le service de la république.

Les circonstances qui accompagnèrent la restauration de la nationalité genevoise ont été si souvent racontées qu'il semble superflu de s'y appesantir davantage. Il n'est

cependant pas inutile de rappeler qu'au point de vue humain, cette restauration fut avant tout l'œuvre d'une très petite poignée d'hommes, peu ou point secondée au premier moment par la masse de la population.

Mieux placés que la moyenne de leurs compatriotes, soit par leurs relations au dehors, soit par un instinct politique supérieur, pour juger de la portée des événements; de plus, animés d'un esprit de résolution et de sacrifice qui, chez les principaux d'entre eux, était certainement affaire de tradition, vingt-deux citoyens prirent le parti, avant même que la garnison française eût quitté la ville, de se constituer en gouvernement national. En apposant leurs signatures au manifeste que chacun connaît, ces hommes, presque tous pères de famille et dont quelques-uns touchaient à la vieillesse, jouaient leurs liberté, leurs biens et même leur vie. L'espèce d'isolement dans lequel ils se trouvèrent lorsque, au matin du 1er janvier 1814, ils déployèrent devant l'hôtel de ville les couleurs genevoises proscrites depuis seize ans ; les exclamations de surprise pourquoi ne pas le dire? d'inquiétude qu'ils saisirent chez une partie de leurs auditeurs à la lecture d'une proclamation nécessairement compromettante, bien que très modérée dans la forme, toutes ces circonstances un peu perdues de vue depuis lors par l'amour-propre national, montrent à quel point leur courage devançait, à ce moment-là, celui de la foule et font d'autant mieux ressortir ce qu'il y avait de vraiment héroïque dans leur initiative.

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Que les risques fussent grands pour les vingt-deux signataires, c'est ce dont les témoignages contemporains ne laissent aucun doute. A une semaine de là, Napoléon, dans une réception aux Tuileries, interpellait avec violence M. PictetDiodati, député du département du Léman au Corps

Législatif1. « Tous les Pictet me trahissent! » s'écria-t-il, faisant par là allusion à la circonstance que deux membres de cette famille figuraient dans le gouvernement provisoire genevois, et aussi au fait que M. Pictet-Diodati luimême venait de se signaler par son opposition courageuse, à côté de MM. Lainé, Maine de Biran, Gallois, etc., dans l'assemblée dont il faisait partie. L'empereur ajouta aussitôt d'un ton menaçant : « Les Genevois me paieront cher leur rébellion, dans trois jours je serai dans leurs murs 2. »

Ce qui rend plus méritoire encore le dévouement des auteurs de la restauration de 1813, c'est le fait que, magistrats d'avant la révolution pour la plupart, ou du moins se rattachant par leurs opinions à l'ordre de choses renversé en 1792, ils s'étaient vus l'objet, vingt ans auparavant, en leur personne ou dans celle de leurs parents ou

1 M. Pictet-Diodati s'était rendu à cette réception simplement parce qu'il avait entendu dire « que les députés qui se sentaient factieux n'osaient pas se montrer au palais. >>

2 Au mois de mai 1814, Pictet de Rochemont, étant en mission à Paris, y reçut la visite du baron Capelle, ex-préfet du Léman. Ce personnage venait d'opérer sa conversion au royalisme. Il raconta que Genève devait être frappée d'une contribution de deux millions au cas où les Français y fussent rentrés; que l'irritation de l'empereur contre ceux qu'il appelait des rebelles était extrême, et que « la ville eût fait le tome second de Hambourg. » — « C'était bien là notre conjecture, »>< ajoute simplement Pictet dans la lettre où il rend compte de cet entretien.

En septembre de la même année, MM. Turrettini de Villettes et G. de la Rive (qui avaient l'un et l'autre signé la proclamation d'indépendance), se trouvant à Lyon, eurent l'occasion d'y être présentés au maréchal Angereau. « Je suis charmé, leur dit celui-ci, de vous rencontrer ici plutôt qu'à Genève et maintenant plutôt qu'il y a quelques mois, car vous étiez, messieurs, sur la liste des cinquante Genevois que j'avais ordre de faire pendre. » [Lettre de M. Turrettini au conseiller Falquet, d. d. Lyon, 17 septembre 1814.]

La rancune que Napoléon gardait aux Genevois n'était pas encore éteinte lorsque, en mars 1815, il débarqua de l'île d'Elbe. A Lyon, un jeune G., originaire d'une des communes réunies et qui, sauf erreur, avait fait partie des gardes d'honneur, se présenta à lui pour lui offrir ses services. « D'où êtes-vous? De Genève, sire. » A l'ouïe de ce nom : « Les Genevois sont tous des canailles! » s'écria l'ex-empereur. Il n'en enrôla pas moins le jeune homme dans sa petite armée le jour suivant. [Journal de M. Eynard - Lullin; correspondance de M. Ch. de Constant.]

amis, du plus odieux traitement de la part d'une fraction de leurs concitoyens, du plus lâche abandon de la part d'une autre fraction. Or, leur première préoccupation en ressaisissant les rênes de l'Etat fut de recommander l'oubli du passé. Et la promesse d'oubli de 1814 fut autrement tenue que les «< amnisties » dérisoires de la période révolutionnaire.

L'ancien syndic Ami Lullin, l'ancien lieutenant de la Justice Joseph Des Arts et l'ancien auditeur Auguste Saladin de Budé avaient formé le noyau primitif du groupe qui, dans le court espace de quelques jours, se vit désigner ou se désigna lui-même des noms successifs de Comité d'indépendance, de Commission de gouvernement et enfin de Conseil provisoire. Les premiers citoyens qu'ils associérent à l'honneur et au danger de leur entreprise furent MM. Boin, ancien conseiller d'Etat, Schmidtmeyer, Viollier, Couronne, régent au collège, et Odier.

Les 28 ou 29 décembre, le groupe se compléta par l'adjonction de MM. Isaac Pictet, ancien syndic, Gourgas, de la Rive-Rilliet, Turrettini de Villettes, Prevost-Dassier, anciens conseillers, Pictet de Rochemont, ancien auditeur, J. Sarasin, A.-R. Calandrini, Trembley-van Berchem, Gaspard de la Rive, Vernet-Pictet, J.-L. Falquet, Micheli-Perdriau, Necker de Saussure. Total: 22. Le 30, eut lieu leur première séance régulière, dans laquelle ils se constituèrent en « Syndics et Conseil provisoires » et désignérent Ami Lullin comme premier syndic 1.

Bien que le zèle fût égal chez tous, trois personnalités plus marquantes que les autres ne tardèrent pas à se dessiner au sein de ce gouvernement improvisé. Ce furent celles de Lullin, de Des Arts et de Pictet de Rochemont.

1 Ils s'adjoignirent encore, dans le courant de 1814, MM. d'Ivernois, Jacques Le Fort et J. Martin, ce qui porta le Conseil d'Etat à 25 membres.

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