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l'administration temporaire du département du Léman, et ils revendiquaient fermement l'indépendance dont devait jouir, dans la personne de ses magistrats, la République restaurée 1. Ces desiderata firent l'objet de deux mémoires, rédigés l'un par Pictet, l'autre par Des Arts, et qui furent remis le 12 janvier aux ministres. Pictet composa même, sur les instances du baron de Stein, un travail complémentaire qui fut signé par lui et par ses deux collègues ; c'était un projet de délimitation éventuelle de la République de Genève, agrandie de 10 milles carrés allemands 2.

Il n'y avait, à ce moment, chez les promoteurs de la restauration genevoise et en particulier chez les membres de la députation, qu'une seule manière de comprendre les moyens d'assurer l'avenir de leur patrie. Ces moyens devaient consister: 1° à faire de Genève un canton suisse, c'est-à-dire à l'unir à un édifice qui la « consolidât sans l'absorber; » 2o à obtenir pour elle une augmentation de territoire qui aurait le quadruple avantage de fournir à la ville des ressources à peu près suffisantes en fait de subsistances, de désenclaver les diverses portions de son ancien patrimoine cernées par la France, la Savoie et même par le canton de Vaud, de lui procurer la contiguïté avec le sol suisse dont la bande, alors française, de Versoix la séparait, enfin, de doter la Confédération helvétique d'une « bonne » frontière, nettement tracée et facile à défendre. Or, cette frontière ne pouvait être que celle dont la nature elle-même a dessiné l'enceinte en enfermant au midi et au nord, à l'est et à l'ouest, entre les flancs du Salève et ceux du Jura, l'extrémité du bassin du Léman.

1 A. Rilliet, Histoire de la restauration de Genève.

2 Pour le texte de ce troisième mémoire, voir le même ouvrage, Annexes, p. 241.

A l'appui de leurs demandes, ou, pour employer un terme plus en rapport avec leur position, de leurs souhaits, les Genevois invoquaient des considérations d'équité. En 1590, le pays de Gex, cette petite province qui, topographiquement, fait partie de la vallée du Léman, avait été conquise sur le duc de Savoie, en réponse à la plus injuste agression de la part de ce prince et au prix des plus grands sacrifices, par la République de Genève, à ce moment alliée du roi Henri IV. En 1601, ce même Henri IV l'avait enlevée aux Genevois, sans motif comme sans indemnité, et de plus, il s'était dispensé de rembourser à ses trop confiants alliés une dette assez considérable qu'il avait contractée envers eux. Il est vrai qu'en 1749 le marquis de Puisieux, ministre de Louis XV, avait exigé et obtenu de la faible république sa renonciation formelle à tous ses droits à cet égard. Cette renonciation avait mis fin aux réclamations des Genevois, mais le fait qu'au dixseptième siècle ils avaient été gratuitement lésés n'en subsistait pas moins, et leur donnait des titres moraux incontestables à une réparation. « Si les Genevois étaient plus forts, disait à Paris, au mois de mai 1814, le ministre autrichien Wessenberg qui venait d'étudier cette question du pays de Gex, on ne s'aviserait pas de mettre leurs droits en doute. »

Mais comme ils n'étaient pas les plus forts, il ne pouvait leur convenir de s'exposer à la rancune d'un voisin puissant en insistant avec trop d'opiniâtreté sur leurs titres à un dédommagement. En présence des grands remaniements qui s'annonçaient en Europe, la seule attitude qui leur convînt était celle de la discrétion et de la modestie. Ils le comprirent et poussèrent la prudence jusqu'à éviter avec le plus grand soin d'encourager les tendances annexionistes dans le sens suisse qui se produisirent à

PICTET DE ROCHEMONT

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cette époque, tant dans le pays de Gex que dans les provinces de Chablais et de Faucigny.

Cette ligne de conduite circonspecte fut en particulier celle que Pictet de Rochemont ne cessa de suivre dans ses diverses missions, tant à Bâle qu'à Paris, à Vienne ou à Turin. On en verra mainte fois la preuve dans sa correspondance officielle ou intime. Mais on y constatera en même temps le regret profond qu'il éprouva en voyant les Puissances méconnaître ou dédaigner l'avantage, extrême pour le repos de l'Europe, suivant lui, — qu'il y avait à fortifier la Suisse. Il eût voulu voir les princes et les hommes d'Etat qui se donnaient pour si désireux d'assurer la paix du monde, profiter d'une occasion unique dans l'histoire pour faire de ce pays, en le dotant d'un système complet de frontières à la fois naturelles et stratégiques, - une vaste forteresse capable d'opposer un infranchissable obstacle aux ambitions conquérantes, de quelque côté qu'elles vinssent.

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Des arrrière-pensées de jalousie ou de méfiance entre les vainqueurs, la versatilité d'Alexandre, l'insouciance du ministère britannique, les timidités de la Suisse ellemême, alors déchirée par des dissentions intestines, empêchèrent que cette idée ne se réalisât.

Elle s'était cependant présentée à bien d'autres esprits qu'à celui de Pictet, et cela dans des proportions tout autrement grandioses que lui-même ne les rêvait ou ne les eût souhaitées.

« L'avant-veille de notre départ de Bâle, raconte Des Arts dans son rapport, M. de Fellenberg, revenant de chez Sa Majesté l'Empereur de Russie et de chez M. le baron de Stein, informa M. Pictet qu'il y avait un projet de faire de la Suisse une confédération formidable; d'y agréger peut-être le Tyrol, la principauté de Neuchâtel,

le Valais et les Grisons, comme autant de Cantons; de nous ériger nous-mêmes en Canton en nous dotant du pays de Gex et d'un territoire savoyard, et d'annexer à la Confédération le reste de la Savoye comme un nouveau Canton. Et pour mieux unir toutes les parties de ce corps politique et les faire agir de concert, et au besoin avec plus de rapidité et de force, il serait question d'établir un pouvoir central. Serait-ce un conseil étroit? serait-ce un stathouder? Nous l'ignorons. Ce n'est encore qu'un projet, mais la Russie paraît y être fort attachée, et l'importance d'une barrière de cette espèce-là le rend très probable 1.

Cependant les souverains d'Autriche, de Russie et de Prusse étant arrivés à Bâle, les députés genevois obtinrent de chacun de ces princes les audiences qu'ils sollicitaient. Le syndic Des Arts, chargé de porter la parole, s'en acquitta avec une grâce, une dignité et une habileté singulières.

Les réponses des monarques n'eurent peut-être pas sur tous les points la précision que les Genevois souhaitaient, mais toutes furent empreintes de la plus évidente bienveillance.

« Je suis bien aise, dit l'empereur François, que vous ayez recouvré votre liberté et que mes troupes vous y aient aidés; mais vous avez tout fait vous-mêmes en me facilitant l'entrée dans votre ville. Je serai heureux de pouvoir contribuer à votre bonheur.... >>

1 Ce plan rappelle celui de l'Alpenbund qu'avaient formé, dès le commencement de l'année 1813, l'archiduc Jean et quelques patriotes de ses amis, et d'après lequel le Tyrol, le Vorarlberg, Salzbourg, l'Illyrie, les vallées italiennes et la Suisse devaient s'unir dans un soulèvement général et simultané contre la domination française, avec l'aide des subsides de l'Angleterre et de la Russie.

« J'ai pris un vif intérêt, dit à son tour Alexandre, au retour de votre indépendance. Vos commettants ont témoigné des sentiments qui leur font le plus grand honneur. Je n'ai point oublié que je dois les premiers éléments de mon éducation à un Suisse, je ne l'oublierai jamais. >>

Les paroles de Frédéric-Guillaume furent plus gracieuses

encore.

« Je vous félicite, dit-il, sur le retour de votre indépendance. Je suis très attaché à votre intéressant petit Etat et je continuerai à le protéger comme par le passé. Mes alliés vous portent les mêmes sentiments. Nous ferons en sorte que Genève recouvre tout ce qu'elle désire pour son indépendance. Les événements qui viennent de s'accomplir ont réjoui tous les gens bien pensants, et messieurs les Genevois ont toujours été du nombre 1. »

Ce sont ces déclarations que l'écrivain Ricard qualifie de « réponses évasives dans lesquelles les mandataires du gouvernement genevois virent ou crurent voir la reconnaissance formelle de leur République 2. »>

Disons toutefois, pour rester dans le vrai, que si les assurances des souverains alliés furent formelles et, à n'en pas douter, parfaitement sincères, leur réalisation, en revanche, se fit attendre. Les actes ne répondirent point immédiatement aux promesses. Dans Genève, les Syndics. et Conseil furent près de quatre mois avant de recouvrer, en face de la « Commission centrale, » l'autorité qu'ils revendiquaient, et, a Bâle, la députation ne parvint pas, malgré les bonnes paroles qu'on lui prodiguait dans les

1 Journal de Saladin de Budé.

2 Ouvr. cité, p. 55.

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