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J'ai toujours eu un goût passionné pour l'étude des langues et des littératures étrangères. Dès l'âge de quinze ans, perdu dans un petit lycée de province, en dehors de l'anglais obligatoire, j'apprenais l'allemand, l'italien, l'espagnol. Ma plus haute ambition était de devenir un jour professeur de littératures étrangères dans quelque faculté. Je me destinais à l'Ecole normale, j'avais toutes les chances d'y être reçu. Parmi les maitres qui m'y ont préparé, je dois une reconnaissance toute particulière à Gustave Merlet. Il a puissamment contribué à me donner le goût des lettres. Son collègue Glachant le gendre de V. Duruy - m'a rendu aussi des services. Ma j'avais le don de l'agacer par le pédantisme de ma précoce érudition: « Vous, me dit-il un jour, si vous continuez, vous finirez par l'Institut! » J'avais compté sans un obstacle imprévu. En dehors de l'examen technique, il fallait passer un examen de santé, prouver que le candidat était apte à supporter le dur labeur de l'enseignement, qu'il ne ferait point de tort à l'Etat, dont il avait reçu pendant trois ans à titre gracieux les leçons et l'hospitalité. A ma grande surprise, c'etait, si j'ai bonne mémoire, en 1862, je me vis rufusé par le jury médical chargé d'apprécier la valeur physique des candidats. Des praticiens renommés, Viglat, Guéneau de Mussy, un troisième dont j'ai oublié le nom, me déclarèrent impropre au service pour cause d'anémie. Peutêtre même, mes souvenirs sont un peu confus, donnèrent-ils à entendre que j'étais menacé de phtisie. Dans ce temps-là, la tuberculose n'était pas encore inventée. Parmi les camarades qui, plus heureux que moi, furent l'objet d'un diagnostic favorable, beaucoup ne sont plus de ce monde. J'ai persisté à vivre en dépit des horoscopes de la Faculté et, qui pis est, je suis entré dans cette carrière de l'enseignement qu'elle prétendait m interdire et vers laquelle m'entraînait une irrésistible vocation.

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Exclu de l'Ecole normale, je me résignai sans enthousiasme à l'étude du droit qui, je l'avoue à ma honte, n'eut pour moi aucun attrait. Deux années passées sur les bancs de l'Ecole ne firent que confirmer une invincible antipathie. L'art de combiner les textes des Institutes où les articles du Code Napoléon ne réussit point à m'intéresser. La gloire éventuelle du barreau, les profits de la basoche me laissèrent indifférent. Je ne retenais des leçons de mes professeurs que ce qu'il fallait pour passer correctement mes examens; je fréquentais les cours de la Sorbonne ou du Collège de France; j'allais m'enfermer dans les bibliothèques et me plonger dans mon étude favorite, celle des littératures comparées; l'Italie du moyen age et de la Renaissance m'intéressait tout particulièrement.

En 1863, au lendemain du jour où j'avais passé ma licence ès lettres, j'allai trouver le vénérable doyen de la faculté, feu Victor Leclerc, et lui proposai deux sujets de thèses de doctorat. L'une devait traiter des poèmes de Solon: De Solonis carminibus, l'autre de Pétrarque considéré comme homme politique. M. Leclerc admit sans objection l'étude sur les poésies de Solon: le travail sur Pétrarque le trouva réfractaire. Lui-même avait à ce qu'il m'affirmait - dit dans l'Histoire littéraire de la France tout ce qu'il y avait à dire sur l'auteur des sonnets et des canzoni. Il se flattait, à ce que m'ont déclaré depuis des personnes qui s'y connaissent. Mais j'aurais eu mauvaise grâce à insister et je n'insis

tai pas.

Je renonçai à Pétrarque comme j'avais renoncé à l'Ecole normale et je cherchai ailleurs. Cet échec me devait être des plus profitables, et à quarante ans de distance je bénis la mémoire de l'excellent M. Leclerc. Absorbé par mes recherches sur Pétrarque, je n'en serais peut-être plus sorti et je n'aurais pas songé à poursuivre d'autres sujets d'étude. D'échec en échec je devais arriver à découvrir ma vraie vocation et tomber << de chute en chute au trône académique ».

A ce moment se produisait dans l'Europe orientale une série d'événements politiques qui devaient exercer sur ma carrière une influence décisive. L'insurrection de la Pologne contre la Russie avait éclaté au mois de janvier 1863; elle avait rencontré de chaleureuses sympathies dans le monde officiel, dans la presse, dans la jeunesse des écoles. L'étudiant est volontiers du côté des opprimés et des révolutionnaires. Je m'associai à ce généreux mouvement, mais, plus curieux que beaucoup de mes compatriotes, je voulus savoir quel était l'objet de mon enthousiasme, connaitre les causes de cette révolution qui faisait couler tant de sang sur les champs de bataille, tant de flots d'éloquence dans les chambres, tant de flots d'encre dans la presse, étudier les rapports historiques de la Pologne et de la Russie. Les articles des journaux et des revues, les brochures que chaque jour faisait éclore ne m'apprenaient pas grand'chose. Je sentais que tout cela manquait de base scientifique. Mais comment m'éclairer?

Au mois de mai 1863, un de mes camarades, il est aujourd'hui professeur de faculté (4), m'apprit que le 21 un service devait être célébré à Montmorency pour les àmes des Polonais morts dans l'exil, que le sermon serait prononcé par l'abbé Perreyve, professeur à la faculté de théologie, supprimée il y a quelques années, - et l'un des meilleurs prédicateurs de l'époque. L'abbé Perreyve était une sorte de Lacordaire au petit pied ses sermons et ceux de l'abbé Gratry faisaient les délices de la jeunesse catholique libérale. Le 21 mai je me trouvais dans l'église de Montmorency en compagnie de deux camarades, que j'ai eu le bonheur de conserver jusqu'ici et qui tous deux ont fait depuis une belle carrière scientifique. M. Emile Thomas et M. Henri Gaidoz aujourd'hui professeur à l'Ecole des Hautes Etudes et à l'Ecole des Sciences politiques. Le sermon fut éloquent. L'orateur avait pris pour point de départ un mot biblique qui moins que jamais est aujourd'hui une réalité : Justitia et par osculatæ sunt. Voir la paix et la justice s'embrasser, c'était en ce temps-là l'idéal de la vingtième année. Nous savons aujourd'hui par d'amères leçons que la force primera toujours le droit.

La messe finie, l'assistance entonna en chœur un hymne polonais le Boze cos Polske tous les fidèles n'en savaient pas le texte et beaucoup d'entre eux suivaient les paroles sur une feuille volante qu'ils avaient apportée dans leur missel. Ma voisine (2) me prit pour un compatriote et m'offrit de suivre avec elle les paroles mystérieuses. Naturellement je n'y entendais rien. Je la priai de vouloir bien me laissér le texte, qui me fascinait.

(1) M. Emile Thomas, professeur à la Faculté des lettres de Lille.

(2) Cette voisine, dont je fis depuis la connaissance, s'appelait M. Boianowska. Elle épousa peu de temps après un de ses compatriotes, M. Rutkowski, et devint la mère de Mile Wanda de Boncza, dont la Comédie française déplore la perte récente.

<< Te voilà bien avancé, me dit un de mes camarades; c'est de l'hébreu pour toi.

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Demain je saurai ce que cet hébreu veut dire ».

Le lendemain j'étais à la bibliothèque de la Sorbonne en quête d'un dictionnaire polonais. Le conservateur auquel je m'adressai était précisé. ment un Polonais bien connu par de nombreux travaux en français sur l'histoire de son pays, Léonard Chodzko. A cette époque, il y avait encore une clientèle pour les ouvrages qui exaltaient les gloires de l'ancienne Pologne, les exploits de ses guerriers contre les Turcs, les Tatares et les Moscovites, l'héroïsme des légionnaires qui avaient servi dans les armées de la République et de Napoléon.

Le nom de Léonard Chodzko était presque populaire; sa femme, collaboratrice de quelques unes de ses œuvres, avait joué un rôle dans les salons parisiens et figure, dit-on, sous un nom facile à reconnaître, dans un des romans d'Henri Mürger.

Grâce à ce patriote historien la bibliothèque de la Sorbonne possédait un dictionnaire polonais, bien rarement consulté d'ailleurs. Après deux heures d'un labeur opiniàtre, j'avais à peu près déchiffré les strophes de l'hymne Boze cos Polske (1)... Il s'agissait maintenant de continuer ce que j'avais si heureusement commencé; je me procurai une grammaire, je me liai avec quelques jeunes gens de l'école polonaise des Batignolles (2), et je fis des progrès rapides. Au bout de quelques mois j'étais en état, non pas de lire couramment, mais de traduire sans trop de peine un morceau de prose, avec l'aide du dictionnaire, bien entendu. Mais j'étais bien résolu d'appliquer à mes études la maxime: audiatur et altera pars, et j'entrepris d'étudier le russe dans la mauvaise grammaire de Reiff, sans me douter qu'après l'avoir tant de fois maudite je serais appelé à en donner un jour une nouvelle édition...

L'abondance des matières nous oblige à supprimer un certain nombre de comptes rendus qui paraîtront dans le numéro prochain (N. de la Red.).

(1) « Dieu qui pendant tant de siècles as protégé la Pologne, », etc.

(2) Nous ne pouvons que renvoyer au volume pour les pages très curieuses où l'auteur raconte ses souvenirs d'étudiant au Collège de France et de professeur aux cours libres de la Sorbonne et à l'Ecole des Langues orientales. Ces souvenirs sont d'ailleurs loin d'être complets et nous savons que M. Léger a l'intention de les continuer.

CONTENUES

DANS LE TOME I DE LA VINGT-CINQUIÈME ANNÉE

(XLIX DE LA COLLECTION)

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ARTICLES DE FOND

A. Chatel. Le droit civil dans les examens de licence.
Levasseur, de l'Institut. M. Gréard et l'enseignement supérieur.
I. Kont. La réforme de l'enseignement primaire en Hongrie .
Ch. Adam. Discours pour le cinquantenaire des Facultés des
sciences et des lettres de l'Université de Nancy.

Bernard Brunhes. L'œuvre et le rôle d'une Académie de pro-
vince

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Georges Weill. Un éducateur oublié, Joseph Rey.

Vaschide. L'association britannique pour l'avancement des

sciences

Julien Luchaire. L'enseignement des littératures modernes.
Arthur Girault. Le déplacement d'office des instituteurs
Auguste Renard. Le rapport Meyer sur la réforme de l'ortho-
graphe.

Pierre Kasansky. La réforme de l'enseignement du droit en
Russie..

97

114

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124

131

136

193

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206

221

Docteurs Paul Boncour et Jean Philippe. A propos de l'édu-
cation des écoliers mentalement anormaux

Henri Goelzer. Grammaire des langues classiques anciennes
Louise Georges Renard. La femme et l'éducation sous la mino-
rité de Louis XIV.

A. Xenopol. Réformes nécessaires dans l'enseignement primaire
en Roumanie.

Ch. V. Langlois. Notes sur l'éducation aux Etats-Unis.
Th. Rosset. Un enseignement expérimental de la prononciation
française (extrait des Exercices pratiques d'articulation et de
diction)

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Ed. André. Association générale des étudiants de Paris, 21e ban-
quet annuel. Discours de M. Hervieu, de l'Académie fran-
çaise

M. Caullery. Quelques réflexions sur l'enseignement actuel des

Facultés des sciences et sur ses sanctions .

Ed. André. Alexandre Weill et l'enseignement des langues
étrangères

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289

310

316

323

330

332

385

387

37

Lemercier et X... Lettres sur les Universités féminines.
L. Leger, de l'Institut. Un collège d'étudiants à Prague.
P. Masson. Histoire et géographie économiques à Aix-Marseille.

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DISCOURS

Ch. Adam. Discours pour le cinquantenaire des Facultés des
sciences et des lettres de l'Université de Nancy

43

M. le maire de Pantin, MM. Jacquin, Ch. Adam, L. Gui-
raud. Discours prononcés aux obsèques de M. Paul Tannery.
MM. Ardaillon, Boutroux, Mouret, le président de l'As-
sociation des étudiants. Discours prononcés aux obsèques de
M. Genvresse.

75

79

P. Hervieu, de l'Académie française. Discours prononcé à
l'Association générale des étudiants de Paris.

316

Groupe universitaire d'excursions sociales (A. Nast).

Manifeste contre la réforme de l'orthographe

Lyon. La loi militaire et les Facultés de province.

Dijon. Faculté des lettres: deux nouveaux diplômes; Rapport

du comité de patronage des étudiants étrangers .

Chambéry. La langue internationale dans l'enseignement pu-
blic; la rentrée de l'Ecole d'enseignement supérieur (F. Cor-
celle).

Grenoble L'enseignement du français aux étudiants étrangers.
Toulouse Etudiants; cours; école pratique de droit; salles de
travail; lecteur d'anglais; enseignement électro-chimique ;

173

174

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