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lui? Avez-vous oublié que les ossemens de nos enfans, de nos frères attestent partout notre fidélité, dans les sables de l'Afrique, sur les bords du Guadalquivir et du Tage, sur les rives de la Vistule et dans les déserts glacés de la Moskovie? Depuis plus de dix ans trois millions de Français ont péri pour un homme qui veut lutter encore aujourd'hui contre toute l'Europe! Nous avons assez fait pour lui; maintenant notre devoir est de sauver la patrie. »

Napoléon est encore véhémentement accusé par quelques membres, faiblement défendu par d'autres; mais le bruit a recommencé, et domine toutes les voix.

Cependant les ministres parviennent à donner, chacun dans son département, des explications satisfaisantes : ils prouvent qu'une armée formidable peut encore être ralliée, et que la marche de l'ennemi n'est pas aussi rapide que le proclame la malveillance : ils démontrent la fausseté de ces bruits, injurieux pour l'empereur, d'après lesquels le gouvernement aurait voulu attenter à l'indépendance de la Chambre enfin, les grandes ressources qui restent encore, le dévouement des citoyens, la force de l'opinion, leur paraissent assurer le salut de la chose publique si la confiance et l'union subsistent entre les pouvoirs.

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Les esprits se calment. On convient, selon l'invitation faite dans le message,

qu'une commission sera nommée pour se concerter immédiatement avec les ministres. (1)

A huit heures, la séance est rendue publique.

Le président. « Il a été fait au comité deux propositions. Une de ces propositions a obtenu la priorité : je vais la rappeler et la mettre aux voix. En voici la rédaction:

« La Chambre arrête qu'il sera nommé, séance tenante, une commission de cinq membres, qui se concertera avec la commission de la Chambre des Pairs, s'il en est nommé une, et le conseil des ministres de S. M., pour, sans délai, recueillir tous les renseignemens sur l'état de la France, et proposer tout moyen de salut public. »

Cette délibération est prise à l'unanimité.

Garnier de Saintes. « Messieurs, vous venez de prendre une grande mesure : il faut la réaliser promptement. »

Une foule de voix. « La commission, la commission, »

Le président. « M. le ministre de la guerre demande à être entendu. »

Le prince d'Eckmühl, ministre de la guerrę. « Messieurs, j'apprends que des malveillans fout courir le bruit que j'ai fait avancer des troupes pour cerner l'assemblée, Ce bruit est injurieux à l'empereur et à son ministre, qui est un bon Français. Cela vient de la même source que le bruit qu'on avait fait circuler de l'arrivée du général Travot à Paris..... » (On applaudit, )

Garnier de Saintes. « Il faut organiser votre commission le plus tôt possible; je demande que vous invitiez M. le président et les quatre vice-présidens... » Un membre. « Je demande que la commission soit composée du président et des vice-présidents......... »

Valentin. « En vous constituant, vous avez donné une preuve signalée de votre confiance à votre président et à vos quatre vice-présidens. Vous avez fait en les nommant les meilleurs choix possibles. Certes, ils n'ont pas démérité de votre confiance; je demande que vous arrêtiez, à l'instant, qu'ils formeront la commission. » Cette proposition est très-vivement appuyée.

Sauzèy. « Cela est impossible, cela est contraire au réglement ; le réglement

(1) La narration de cette séance secrète est extraite de Lallement. ( N. des auteurs.)

prescrit le mode de formation des commissions....» Une très-vive agitation se répand dans l'assemblée. »

M. Sauzey parle long-temps dans le tumulte.

Sauzey.« Et s'il faut vous réunir cette nuit, pendant quer otre commission sera assemblée, qui vous présidera? »

Plusieurs voix. « Un secrétaire. »

Le général Grenier. « Cette observation est juste; au moment où vous serez appelés à délibérer, vous pouvez n'avoir ni président, ni vice-présidens. Certainement ils sont très-honorés de la nouvelle confiance que vous voulez leur donner; mais je dois observer que votre président, ou l'un des vice-présidens, seront rapporteurs de votre commission, et que discuter et présider est impossible...

Dupin. « Vous êtes en permanence; vous pouvez donc vous ajourner ou ne pas vous ajourner. Si vous avez une séance, vous n'avez ni président ni viceprésidens....

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On demande de toutes parts à aller aux voix. L'assemblée arrête, à une grande majorité, que la commission sera formée du président et des quatre viceprésidens de la Chambre.

Le président. « On demande que communication de cette délibération soit faite à la Chambre des Pairs par ún message. » Cette proposition est adoptée. Le président. « La séance est levée et indiquée à demain huit heures du

matin. »

Chambre des Pairs. - Séance du 21 juin.

Les Pairs ont été convoqués extraordinairement. Leur maintien annonce en général une profonde affliction. Quelque-suns, trop agités par la crainte, d'autres, adroitement vieillis dans les révolutions, et toujours avides de popularité, se font remarquer par une turbulence tribunitienne; mais la grande majorité, encore sans projets politiques, sans calculs personnels, suivra l'impulsion que lui donnera la Chambre des Représentans.

Le ministre de l'intérieur, Carnot, présente un exposé succinct des nouvelles de l'armée. (C'est la note que Reguault lisait dans le même moment aux représentans.) Cette communication est reçue dans le silence.

Un messager d'état apporte la résolution de la Chambre des Représentans qui déclare que l'indépendance de la nation est menacée, etc., etc.

A la lecture de cette pièce on voit se peindre sur les visages l'étonnement, l'hésitation; quelques instans s'écoulent sans qu'aucun membre prenne la parole. Le comte Thibaudeau. « La Chambre, dans le danger imminent qui menace la patrie, ne peut demeurer indifférente à la communication qui vient de lui être faite. La Chambre des Représentans nous a donné un bel exemple; nous devons nous empresser de partager ses sentimens, et de les manifester. Je demande que la Chambre se forme en comité secret pour examiner quelle suite elle doit donner à ce message. »

Le comte de Latour-Maubourg. « Pourquoi un comité secret? Il faut que notre délibération soit publique, afin que nos sentimens pour la patrie soient connus de la nation entière. »

Le président consulte l'assemblée, qui décide que la délibération aura lieu en séance publique.

Le comte de Pontécoulant. « Je désirerais savoir à quelle heure la résolution de la Chambre des Représentans qui vient de vous être lue a été prise..? — ( On répond qu'il y a environ une heure.) - Ce n'est point une vaine curiosité qui m'a fait hasarder cette question. L'empereur n'est-il pas de retour? le gouver

nement est-il absent, pour que les députés mandent ainsi les ministres afin d'entendre le compte de leur gestion? Je verrais donc une grande inconvenance à mander les ministres dans cette Chambre.

» Ce serait encore une question de savoir si, lors même que l'empereur serait absent, il n'y aurait pas de l'inconvenance dans cette démarche. Cette partie de la résolution des représentans ne me paraît pas devoir être admise. J'appuie le surplus du message. Mais, dans des circonstances aussi graves et aussi impérieuses, des propositions de cette importance doivent être renvoyées à une commission, conformément au réglement. »

Le comte Boissy-d'Anglas. « Il me semble qu'en cet instant le réglement ne · saurait être invoqué. Lorsque la patrie est en danger, que l'indépendance nationale est menacée, il ne s'agit pas en un tel moment de s'arrêter à des formes qui ne peuvent être applicables qu'aux temps ordinaires. Je demande que le mes- · sage soit pris de suite en considération. » ( Pontécoulant retire sa proposition. Valence la reproduit. Boissy reprend :) « Est-il besoin, messieurs, d'une commission pour manifester nos sentimens, et faire des déclarations semblables à celles contenues au message de la Chambre des Représentans? Exigent-elles des délibérations prolongées? Doit-on s'arrêter à des formes non prévues dans le réglement, parce qu'en l'arrêtant on ne pouvait prévoir les circonstances extraordinaires sous l'empire desquelles nous sommes aujourd'hut? Vous déclarerez que l'indépendance de la nation est menacée ; vous déclarerez que vous êtes en permanence, et que quiconque tenterait de dissoudre la Chambre serait traître à la patrie; vous déclarerez que les troupes de ligne et les gardes nationales ont bien mérité de la patrie. Il me semble que pour ces déclarations l'intervention d'une commission est parfaitement inutile.

» Dans les malheurs de la patrie nous devons déployer un grand caractère, et montrer toute notre énergie. C'est une déclaration que nous faisons. Quand nous aurons reçu les communications que l'empereur doit nous faire parvenir, nous concourrons aux mesures qui nous seront proposées d'une manière régulière. »

Le comte de Valence. « Ce n'est pas une simple déclaration, mais une résolution qui a le véritable caractère d'une loi. Je suis de l'avis d'adopter les articles du message qui ne contiennent qu'une simple déclaration; mais pour l'article qui contient une véritable loi, une loi pénale, je dois insister pour qu'il soit nommé une commission. Il y a un temps suffisant pour délibérer dans les formes sages et lentes que le réglement nous prescrit avec tant de raison. J'insiste donc de nouveau pour la nomination d'une commission qui vous présentera une rédaction des articles. >>

Le comte de Montesquiou soutient la même opinion.

Le baron Quinette. « Gardons-nous, messieurs, d'exposer par nos lenteurs la représentation nationale à se diviser en deux partis! Quoi! la Chambre des Pairs resterait oisive, tandis que celle des Représentans montre une noble activité? Quelle raison s'oppose à ce que nous adoptions sa résolution? Il s'agit de déclarer que l'indépendance de la nation est menacée lorsque l'ennemi est à nos portes; il s'agit de nous constituer en permanence dans une circonstance aussi critique, et de déclarer traître à la patrie quiconque tenterait de dissoudre la représentation nationale. Cette proposition ne peut pas souffrir de difficulté. Quant à déclarer que nos armées ont bien mérité de la patrie, qui ne se ferait un devoir d'applaudir à une pareille résolution? Je demande que, sans nommer une commission, nous procédions de suite à l'adoption d'une résolution semblable à celle qui a été prise par la Chambre des Représentans, »

La Chambre décidé qu'il ne sera point nommé de commission; elle prend en considération le message, et l'adopte quant au fond : il sera mis aux voix article par article. Thibaudeau propose une rédaction qui est admise ; elle consiste á transformer la résolution des représentans en une déclaration particulièr de la Chambre des Pairs.

Les articles 1 et 3 ont été adoptés sans opposition. La disposition tendanté à mander les ministres, combattue par Pontécoulant, a été rejetée à la presque unanimité. Une longue discussion s'est élevée sur l'article 2.

Le comte Doulcet de Pontécoulant. « Je ne combats pas l'article; mais il exige une sorte de discussion qui établisse bien que ces mesures dérogent à l'acte constitutionnel. Oui, messieurs, c'est une dérogation positive à cet acte que le péril imminent de la patrie peut seul excuser. J'ai entendu dire à l'un de nous, dans un rapport qu'il nous a soumis comme ministre, c'est un des passages qui m'a le plus frappé, « qu'il serait prêt à déclarer par quels motifs il aurait ex» cédé les bornes de son pouvoir dans les actes de son ministère envers les ci» toyens, s'exposant à toutes les chances de la responsabilité ministérielle plutôt » que de compromettre le salut de l'état. »

» Et moi aussi je veux encourir la même responsabilité, et m'y soumettrai avec dévouement!

» La permanence des Chambres est la seule ancre de salut dans la tempête dont nous sommes battus depuis si peu d'instans, et d'une manière si terrible! » J'adopte donc les articles tels qu'ils sont, et, sachant bien qu'ils sont une đérogation formelle à l'acte constitutionnel, je déclaré que je les adopte sciemment. » J'ai dû faire sentir à la Chambre à quel point la résolution qu'elle allait prendre était contraire à la Constitution ; et nous tous, messieurs, nous devons en convenir hautement, afin que chacun de nous réfléchisse à toute l'importance d'une semblable résolution. Quelles que soient les lois établies, le salut du people est la suprême loi ; et aujourd'hui l'existence de la France, peut-être même le salut de toute l'Europe, est attaché à la permanence de la représentation na· tionale. »

Le comte de Valence. « J'adopte volontiers la permanence; mais, messieurs, considérez que la résolution à tous les caractères d'une loi. Tous ceux qui se rendraient coupables d'une tentative pour dissoudre la Chambre seraient jugės... Voilà une lõi pénale. Il faut se défendre de toute précipitation; de cet enthousiasme que les circonstances peuvent faire naître. On peut adopter le premier et le troisième article, et renvoyer le surplas du second à l'examen d'une commission, après avoir déclaré la permanence. »

Le comte de Montesquiou. « Oui, sans doute, toute résolution qui impose des peines a le caractère d'une loi. Gardons-nous de prendre une délibération portant des dispositions législatives, et qui ne peut être licitement adoptée que par le concours des deux chambres et du gouvernement. »

Le comte Thibaudeau. « C'est rentrer dans la discussion d'une proposition rejetée. Quant à celle de suivre le réglement, comment pourrait-on y donner quelque suite? Un réglement est fait pour des circonstances ordinaires ; mais, dans celles aussi extraordinaires qui nous pressent, est-il possible de s'y astreindre?

» Au reste, la marché proposée par M. de Valence ne serait pas plus régalière que celle d'adopter sur-le-champ la résolution, puisqu'on ne pourrait pas suivre la forme des trois lectures, et observer des délais.

» Lorsqu'on ne savait pas, il y a quelques heures; où était l'empereur quand la capitale est menacée, faudra-t-il se trafner péniblement sur les formes ?

» Devons-nous donc hésiter à adopter cette résolution? Ne sommes-nous pas tous animés du même esprit, tous déterminés à nous ensevelir, s'il le faut, sous les ruines de la patrie ? »

Le comte de Pontécoulant. « Il est vraiment inconvénant de revenir sans cesse sur les délibérations!

» La résolution est adoptée. En continuant à la discuter nous perdrions l'attitude qui convient à un sénat, à une Chambre des Pairs. İl ne s'agit donc plus qu'à régler la formé de son adoption.

» Adoptera-t-on la résolution de la Chambre des Représentans telle qu'elle est? En prendra-t-on une conforme? l'une et l'autre formes sont également bonnes; mais le pire de tous les partis serait de n'en prendre aucun : ce serait abdiquer les pouvoirs qui nous ont été confiés; ce serait renoncer à concourir au salut de la patrie. Par là nous forcerions en quelque sorte la Chambre des Représentans à agir toute seule, à s'emparer du pouvoir, à se constituer en Assemblée nationale, en Convention: ce serait de notre part renoncer à la mission glorieuse qui nous a été confiée de concourir au salut de la patrie; car il n'y a de mission vraiment glorieuse que dans le danger. Se refuser à cette mission, ce serait annuler la puissance législative établie par la Constitution; cependant nous formons une partie essentielle du pouvoir législatif. Ce sont toujours les hommes qui ont manqué aux circonstances: il faut aujourd'hui savoir s'élever à leur hauteur; il faut que la Chambre des Pairs se maintienne dans ses principes, qu'elle retienne d'une main sage et ferme la portion de pouvoir qui lui est confiée. Sans doute nous avons été nommés par le chef du gouvernement; mais ne pouvons-nous pas nous dire aussi les représentans de la nation? Car à quoi sommes-nous redevables de ce choix, si ce n'est aux services que nous lui avons rendus, les uns comme militaires, ayant prodigué leur sang pour sa défense et le maintien de son indépendance; et nous, citoyens obscurs, pour nos longs services dans la magistrature et l'administration ? A ce noble titre, messieurs, concourons tous au salut de la patrie; ne souffrons pas que le pouvoir soit dans les mains de cette tourbe d'agens qui s'arrogeaient le droit d'arrêter, d'exiler les individus sans en rendre compte, et disposaient ainsi sans motifs de la liberté et de la vie des citoyens !

» C'est à nous, qui avons eu l'expérience de la révolution, qui l'avons traversée au milieu de tant de désastres et de tant d'illustres naufrages, à maintenir un pouvoir législatif qui puisse rassurer tous les citoyens.

» Je reviens à la question. En droit, la Chambre ne peut revenir sur ses délibérations, car autrement il n'y aurait rien de fixe ni de stable dans la legislation.

» En fait, la résolution est sage et bonne, et l'on ne peut mieux faire que d'adopter cette résolution noble et française de la Chambre des Représentans. »

Le comte de Valence. « Mais nous avons tout le temps de prendre une détermination! (Murmures.) L'empereur va tenir le conseil de ses ministres, et comme nous n'en connaîtrons pas le résultat avant quatre ou cinq heures, il est possible que pendant ce temps une commission examine le message..... ( Murmures.) Je cesse d'opposer mon opinion personnelle à celle de la Chambre; oui, je consens à ce qu'elle déclare sur-le-champ que l'indépendance de la patrie est menacée, qu'elle se constitue en permanence, qu'elle déclare enfin que l'armée a bien mérité de la patrie; mais je soutiens qu'on doit renvoyer à une commission spéciale l'examen des autres articles de la résolution.

» Au surplus, j'avoue que je ne comprends pas, que je ne comprendrai jamais

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