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CHAPITRE XVII.

Napoléon devant le pays. La faction royaliste. Le Sénat et le Corps législatif. Réveil de l'esprit parlementaire. - Violente opposition au sein du Corps législatif. Le Corps législatif est ajourné. Réponse de Napoléon à cette assemblée. Intrigues et manœuvres des agents de l'émigration. - Nouvelles levées et nouveaux impôts. — Proclamation des puissances alliées. - Les armées étrangères passent le Rhin et pénètrent en France.

NOVEMBRE 1813.- JANVIER 1814.

La nouvelle de nos désastres en Allemagne, de la retraite précipitée de Napoléon après les trois journées de Leipsick, des succès de Wellington en Espagne, de l'attitude défensive que le vice-roi était forcé de prendre sur l'Adige, avait produit en France, et surtout à Paris, une grande agitation. Expliquonsnous. Il ne saurait être question ici d'une de ces agitations de peuple libre qui se manifestent dans la rue. La vie publique n'existait plus dans l'empire. Les populations, affaiblies, saignées périodiquement par la conscription, épuisées par les levées en masse, avaient tout juste encore assez de vitalité pour percevoir le danger; mais leurs sensations toutes passives ne pouvaient produire spontanément un de ces mouvements

nationaux qui triomphent des crises les plus profondes et qui sauvent les empires. Ainsi nulle émotion sur la place publique, mais beaucoup dans les régions officielles. Là, l'instruction et les intérêts matériels, à défaut du patriotisme et du sentiment des intérêts généraux, avaient conservé un reste de sensibilité qui se réveilla puissamment aux éclats de l'orage de 1813. Sans envisager d'une manière précise la possibilité d'un changement de régime, on comprenait vaguement qu'un homme comme Napoléon ne pouvait tomber à demi, et que descendre c'était déjà pour lui toute une chute. Aussi, dans le cercle de la nouvelle et de l'ancienne noblesse, de la magistrature, de l'administration et de la haute bourgeoisie, il se forma bientôt une foule de conciliabules, foyers d'égoïsme et de personnalité où la sonorité et la grandeur des mots couvraient l'étroitesse et la mesquinerie des idées. On y parlait beaucoup des droits de la nation méconnus, de la liberté foulée aux pieds, de l'intérêt de tous sacrifié à l'ambition démesurée d'un seul, des maux de la guerre, des bienfaits de la paix. Au fond de tout cela il n'y avait qu'un sentiment unique, dont tous, sans doute, ne se rendaient pas compte exactement la peur. Non pas cette peur du lâche qui tremble de perdre la vie : celle-là est à peu près inconnue en France; mais cette peur de l'homme riche qui tremble de perdre son opulence, du fonctionnaire qui tremble de perdre sa place; la peur enfin de celui qui possède et qui craint d'être dépossédé dans une conflagration générale.

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Nous allions assister à la contre-partie des événements de 1792. Alors que devant le peuple libre de la grande révolution la patrie fut proclamée en danger, les dangers de la patrie galvanisèrent tous les cœurs, l'émotion nationale produisit la Terreur, et la France fut délivrée des étrangers. En 1813, devant un peuple habitué depuis longues années à ne compter pour rien, et lorsque l'activité politique était seulement tolérée dans les classes privilégiées, les dangers de la patrie stupéfièrent

tous les esprits, et l'émotion nationale n'enfanta que la Peur. C'est devant ce pays que Napoléon se trouva en présence au retour de la campagne de l'Elbe. Mais si les émotions populaires, au milieu de leurs périls immédiats, ont du moins l'avantage de donner tout de suite le diagnostic de l'opinion publique; les sourdes émotions des classes privilégiées grandissent, s'accumulent, se décuplent dans l'ombre, et quand elles se manifestent en plein soleil, il n'est plus temps d'en arrêter les effets et de donner satisfaction aux intérêts lésés qui les ont produites : l'arrêt prononcé se trouve exécuté d'avance. Aussi l'empereur, malgré les nombreux agents de sa haute police, ne put-il surprendre aucun des secrets de la révolution qui se préparait lentement dans de nombreux conciliabules. Il sentit le danger, il comprit que plus d'un Judas s'était glissé dans le gouvernement, dans ses conseils les plus intimes; mais rien ne lui fut révélé au delà. On rejeta tout sur le compte des royalistes, des rares partisans de la cour d'Hartwell, et l'unique préoccupation sérieuse de l'empereur fut du côté des frontières. Il se persuada qu'une victoire suffirait pour ramener l'opinion à cette confiance aveugle, à cet entraînement irrésistible pour sa personne, qui avaient fait le consulat à vie et fondé la dynastie napoléonienne.

La faction royaliste se rendait meilleur compte de la situation du pays. Peu nombreuse, mais persévérante dans son œuvre, elle épiait le progrès de la désaffection pour le régime impérial, et de cet élément négatif elle espérait faire, à un moment donné, l'instrument d'une restauration. L'invasion de la France par les armées alliées était d'ailleurs son seul espoir, et elle raisonnait ainsi :

« Il est impossible que la coalition victorieuse songe au partage de la France; l'équilibre européen en souffrirait trop. Une France avec les limites de 1789 et des garanties contre un retour aux excès révolutionnaires, ne menaçant plus les rois

de la conquête armée et de la propagande des principes, lui conviendra bien mieux. Or notre prétendant est le seul qui s'offre à la coalition pour lui donner un tel résultat; tout autre gouvernement aurait des périls plus ou moins prochains. Que nous faut-il pour réussir? La désaffection du pays à l'égard de Bonaparte et le triomphe des armées alliées; rien de plus. L'amour du peuple viendra plus tard consolider le trône des Bourbons. »

Ainsi pensaient les membres des comités royalistes de Paris, de Bordeaux et de quelques autres villes principales où la cour d'Hartwell comptait de vieux serviteurs.

Il y eut donc cela de remarquable, sur le déclin de l'empire, que ni Napoléon ni ses ennemis ne s'occupaient du peuple, et que la grande majorité des citoyens était laissée en dehors du champ clos. La dynastie napoléonienne en chassant les alliés se croyait pour jamais affermie; les conspirateurs royalistes se voyaient maîtres du pouvoir avec l'invasion des alliés. La France, dans l'une et l'autre alternative, demeurait pays conquis. Ah! si Napoléon avait eu le secret complet de notre esprit national, et s'il avait su que, même à l'apogée de la gloire, la France, veuve de ses droits, porte un habit de deuil sous les lauriers : il aurait fait un appel à ce peuple qu'il aimait, mais dont il comprenait mal les sentiments; il l'aurait soulevé des bords de l'Océan aux bords de la Méditerranée, des Pyrénées au Rhin, au nom de la liberté et les conspirateurs du dedans comme les ennemis du dehors se seraient abîmés dans le grand flux d'une révolution nouvelle.

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Napoléon arriva à Saint-Cloud le 9 novembre. Le 14, il reçut aux Tuileries les félicitations du Sénat. Ce corps représentait dans toute sa corruption et dans tout son égoïsme cette haute société dont nous avons esquissé les traits principaux : obséquieux, vénal, sans souci des intérêts du peuple, prêt à tout livrer à l'empereur, pourvu que chacun de ses membres

conservât ses positions; prêt à tout livrer à nos ennemis, pourvu qu'il trouvât chez eux l'équivalent des faveurs impériales! Le lendemain de cette réception, un sénatus-consulte ordonna une levée de trois cent mille hommes; un décret du 6 octobre précédent avait réglé une levée de deux cent quatre-vingt mille conscrits; cela portait à onze cent mille hommes les recrues de l'année 1813.

Le Sénat avait donné la mesure de son dévouement. Vint le tour du Corps législatif. Un décret du 15 novembre porta : 1° que les députés de la quatrième série exerceraient leur fonction pendant toute la durée de la session; 2° que le Sénat et le conseil d'État assisteraient en corps aux séances impériales du Corps législatif et que l'empereur nommerait à la présidence de ce Corps. Cette dernière disposition blessa profondément les membres du Corps législatif, dont le président avait toujours été choisi sur une liste de cinq membres présentés par l'assemblée elle-même. M. Regnier, duc de Massa, fut nommé président. Le 19 décembre, Napoléon ouvrit en grande pompe la session par un discours où l'on remarque les passages suivants :

« J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde !... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité du trône et à celle des familles. Des négociations ont été entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session le congrès de Manheim serait réuni. Mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la France, ont différé ce moment, que presse le vœu du monde.

« J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales qui se trouvent au portefeuille de mon département des affaires étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma volonté sur cet objet. »

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