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CHAPITRE XIX.

Situation de Paris jusqu'au 30 mars. La régente se retire à Blois. Complot pour amener une capitulation. - Efforts des agents royalistes. - Combat sous Paris. - Capitulation. - Napoléon à Fromenteau. Entrée des alliés. -- Manifestation des royalistes. —L'hôtel de M. de Talleyrand. - Séance du Sénat Conservateur.- Formation d'un Gouvernement provisoire. — Déchéance de l'empereur Napoléon. Fontainebleau. Défection de Marmont. Abdication. Le suicide. Les adieux à la garde. Départ pour l'île d'Elbe. Le Sénat proclame Louis XVIII. Le dernier coup de canon. Entrée des Bourbons à Paris.

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Paris était-il préparé à soutenir un siége? Les mesures que Napoléon, avant son départ, avait prescrites au lieutenantgénéral de l'empire et au duc de Feltre, ministre de la guerre, avaient-elles été exécutées? Le gouvernement de la régence avait-il secondé, encouragé le mouvement de l'esprit public? avait-il donné un aliment, une direction à cette émotion profonde qui devait nécessairement s'emparer de la population, lorsque retentirait ce cri funeste: « L'ennemi est à nos portes! »

Paris était sans défense; il appartenait d'avance au premier corps de l'armée ennemie qui se présenterait devant son mur

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d'octroi; et si, dans la nuit du 29 au 30 mars, les alliés avaient eu un peu plus d'audace, ils se seraient emparés de la capitale, ils l'auraient occupée de la barrière Saint-Martin à la barrière d'Italie sans coup férir. Pour cela, leur avant-garde n'aurait eu qu'à fournir une étape de plus, à enfoncer les barrières, au lieu de bivouaquer timidement à La Chapelle, à La Villette, sur les hauteurs de Chaumont.

A quoi tenait une situation pareille? Faut-il l'attribuer à l'incurie ou à la trahison? Ici le rôle de l'historien se hérisse de difficultés. Il s'agit de juger des hommes que leurs contemporains ont tour à tour exaltés, transformés en sauveurs de la société, ou traînés aux gémonies comme les Judas de la grande nation crucifiée. Verrons-nous des traîtres dans tous ces fonctionnaires, si insuffisants, si faibles, si nuls au moment de la crise et du danger? Qui nous dira précisément les limites où s'arrête l'impéritie, ou la honte commence? Racontons les faits; peut-être le jugement en ressortira-t-il d'une manière toute naturelle.

Le gouvernement de la régence était au-dessous de sa tâché, cela est incontestable. L'ex-roi de Naples et d'Espagne, Joseph Bonaparte était un esprit sans portée, un caractère sans résolution, un cœur sans énergie. L'impératrice Marie-Louise, inexpérimentée, ignorant les hommes et les affaires, par suite de cette éducation claustrale que recevaient les filles de la maison de Hapsbourg, n'aurait pu exercer d'autre influence que celle dont Marie-Antoinette avait fait l'essai sur les officiers de Versailles; mais les mœurs avaient changé depuis 1789, le prestige de la royauté n'existait plus, et Napoléon d'ailleurs n'était pas un Louis XVI; il n'eût pas souffert un comte de Fersen. Le ministère était composé, en 1844, de MM. Caulaincourt, duc de Vicence, aux relations extérieures, Clarcke à la guerre, Molé à la justice, Gaudin, duc de Gaëte, aux finances, Decrès à la marine, Montalivet à l'intérieur, le comte Bigot de Préameneu aux cultes, le comte Collin de Sussy au commerce, Molien au

trésor public, Savary, duc de Rovigo, à la police. Si nous ajoutons l'archi-chancelier Cambacérès, conseiller intime de la régente, M. Pasquier, préfet de police, M. Chabrol Volvic, préfet de la Seine, nous aurons la liste à peu près complète des citoyens éminents, au moins par leurs fonctions, sur lesquels Napoléon avait le droit de compter. De tous ces hommes, un seul se faisait remarquer par sa fermeté, son esprit de décision, son énergie, et c'est celui sur lequel, sans crainte d'être démenti par les faits ultérieurs, nous pouvons faire peser à coup sûr une accusation grave. Le duc de Feltre; qui avait poussé au-delà de toutes les limites son dévouement à la personne de l'empereur, par un de ces revirements soudains, très-communs chez les caractères de cette nature, allait plus faire contre Napoléon que le comité royaliste, que Talleyrand lui-même. Ce fut lui qui livra sans défense la capitale aux armées alliées; il paralysa toutes les mesures des fonctionnaires dévoués à l'empire; le comte Hullin et le chef d'état-major Laborde, multiplièrent inutilement leurs efforts dans ces mauvais jours.

Administration politiquement nulle, ministres et grands dignitaires chez lesquels le joug du maître, l'habitude de la servile obéissance avaient usé et effacé toute initiative; direction de la guerre, la plus importante de toutes en un tel moment, placée entre des mains infidèles : c'était là le bilan de la prochaine faillite impériale. Nous allons voir le duc de Feltre à l'œuvre.

Il était facile, dans la prévision d'une pointe poussée par l'ennemi du côté de Paris, de fortifier les hauteurs qui commandent la capitale, Passy, Montmartre, Belleville, les buttes Chaumont. Napoléon avait laissé l'ordre à Joseph et à Clarcke de faire venir à cet effet quatre-vingts pièces d'artillerie de Cherbourg. Une grande quantité de fusils existaient dans les arsenaux. Les magasins de Grenelle étaient remplis de poudre. Toute la population virile pouvait être armée en moins de quinze jours. Cette population se serait-elle battue en dehors des murs

d'octroi? Ceci est une autre question; mais la première chose était de lui fournir les moyens de défendre ses foyers. On n'en fit rien. Pendant que nos soldats, nos braves gardes nationaux des départements se faisaient tuer sur les champs de bataille et mettaient les alliés à deux doigts de leur perte, le gouvernement endormait les Parisiens dans une fausse confiance et disposait deux mois à l'avance une capitulation. Les quatrevingts pièces d'artillerie restèrent à Cherbourg. On donna des piques à la plupart des gardes nationaux, et on laissa les fusils et les cartouches dans les dépôts. On se borna à remuer quelques pelletées de terre sur les hauteurs, à mettre quelques canons en batterie, et l'on attendit. Ou le ministre de la guerre comptait sur un miracle et sur le feu du ciel pour être délivré des quatre cent mille étrangers qui avaient envahi l'empire, ou il trahissait et préparait l'humiliation de la patrie avec un art infernal.

Comme pour donner le change au peuple et à Napoléon luimême, Clarcke laissait ou plutôt faisait publier par les feuilles, des notes qui présentaient la situation de Paris sous un aspect tout autre que celui de la réalité. Ainsi, le Journal de l'empire annonçait que l'on continuait à fortifier les approches de la capitale. << Les travaux de Saint-Denis, d'Aubervilliers, de Passy, << de Montmartre, disait-il, et toutes les hauteurs, seront bientôt « en état de défense. » Cette feuille ajoutait : « Paris est un <«< immense arsenal; on fabrique des quantités immenses de «< piques; une manufacture vient de se monter, qui livre mille « fusils par jour. » Puis c'était un tableau consolant pour le cœur des patriotes, des forces actives de la capitale. Les compagnies de la garde nationale devaient être, aux termes du règlement, de cent vingt-cinq hommes; un grand nombre comptaient deux cent cinquante baïonnettes. On lisait encore dans les papiers publics : « La plupart des habitants des fau« bourgs se composent d'anciens militaires; la conquête d'un

<< seul faubourg coûterait la perte d'une armée entière à l'en«nemi. » Les théâtres offraient chaque soir aux spectateurs des allusions de nature à entretenir l'amour de la patrie et l'horreur de l'invasion. Mais les auteurs cherchaient dans les souvenirs de l'ancienne monarchie des exemples de valeur et d'indépendance nationale. Dans une pièce intitulée l'Oriflamme, des couplets étaient applaudis avec frénésie. Le gouvernement avait donné le signal de ces rapprochements, au moins maladroits, lorsque les héritiers de cette monarchie étaient aux portes de la France, et fomentaient des défections au sein même du

Sénat, par d'adroites promesses d'oubli et de curée dynastique. Le jour du départ de Napoléon pour Châlons-sur-Marne, les journaux avaient imprimé « le discours de Charles-Martel à son armée, la veille de la bataille de Poitiers. » Le 25 février, une salve d'artillerie avait annoncé aux Parisiens les avantages remportés par l'empereur; et à mesure que Napoléon dirigeait sur les dépôts, par convois, les prisonniers de Montmirail ou de Craône, le ministre de la guerre les faisait triomphalement défiler sur les boulevards. Le nombre de ces prisonniers s'éle- " vait à trente-deux mille trois cent vingt-six, le 24 mars, d'après un relevé dressé dans les bureaux. Pour compléter la fantasmagorie, les moindres succès de l'armée française étaient constatés avec soin, rehaussés minutieusement, et chaque jour on répandait le bruit que les alliés étaient en pleine retraite.

Une revue fut passée le 27, dans la cour des Tuileries, par le lieutenant-général Joseph. On compta près de quarante mille hommes au défilé, plusieurs parcs, quinze cents artilleurs, de superbes régiments de cavalerie. Vingt mille gardes nationaux habillés, exécutant toutes les manoeuvres avec une grande précision, furent surtout remarqués.

Aussi la capitale était-elle plongée dans une sécurité complète, et l'on s'y moquait beaucoup des journaux anglais qui prédisaient la destruction prochaine de Paris en style apoca

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