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En présence de semblables définitions de la piraterie, par un publiciste estimé, et par un gouvernement de premier ordre tel que le gouvernement français, peut-on regarder autrement que comme un fait de piraterie l'entreprise dirigée contre l'île de Cuba, par le général Lopez, en 1850? Peut-on croire, en effet, que Lopez ait reçu, soit de l'État de New-York, soit de l'État de la Nouvelle-Orléans, ou de tout autre, des patentes régulières qui l'aient autorisé à chercher, au sein de la paix qui existait entre les États-Unis et l'Espagne, à s'emparer de l'ile de Cuba? De semblables patentes auraient-elles pu excuser l'entreprise, quand le gouvernement de l'Union y restait étranger?

Les hostilités commises en cette circonstance doivent donc être considérées comme un fait de piraterie, bien qu'elles aient trouvé quelques défenseurs dans le congrès de l'Union américaine. Divers membres du congrès ont, en effet, blàmé les ordres donnés, par le président de l'Union, à la marine militaire de l'État de poursuivre et de s'emparer des bâtiments employés par le général Lopez, disant que cette expédition était un fait de guerre civile, que cette entreprise ne tombait point sous le coup des traités, parcequ'il ne s'agissait pas d'une invasion proprement dite, et que c'était porter une atteinte flagrante à la liberté de l'émigration et du commerce.

Cette opinion renferme une hérésie trop évidente en matière de droit international pour qu'il soit besoin de la discuter. Passons au fait.

Après avoir réuni un nombre assez considérable d'aventuriers, toujours disposés aux coups de main, les uns, anciens soldats pendant la guerre contre le Mexique, les autres, volontaires du Yucatan, guerilleros de toutes les entreprises, dont le courage est moins contestable que la moralité, le général espagnol Nacisso Lopez s'embarqua, le 6 mai 1850, et quitta le territoire des ÉtatsUnis faisant voile pour l'île de Cuba, avec le projet d'exciter et de soulever les populations créoles en les appelant à l'indépendance.

Il se fit précéder, en conséquence, de la proclamation suivante, adressée aux troupes composant les garnisons de l'ile de Cuba :

<< Soldats de l'armée espagnole,

« Appelé par les habitants de cette île à me mettre à la tête d'un grand mouvement populaire qui n'a d'autre but que la liberté politique et l'indépendance; et, soutenu par un peuple grand et généreux, je

viens avec des troupes aguerries mettre à exécution cette entreprise si glorieuse.

<< Soldats! je sais que vous souffrez du despotisme et de la rudesse de vos chefs; je sais qu'arrachés à vos foyers, à vos familles par la loi barbare de la conscription, vous avez été jetés sur cette plage où vous êtes traités comme des animaux et où vous avez à supporter, au milieu de la paix la plus profonde, les fatigues et les rigueurs de la guerre. Compagnons d'armes, vous me connaissez et je vous connais, car je vous ai vus dans cent batailles.

« Je sais que vous êtes braves, et que vous méritez de reconquérir votre dignité d'hommes; je vous ouvre en conséquence les rangs de mon armée et vous convie à y prendre place parmi les champions de la liberté.

<«< En agissant ainsi, vous aurez gagné après la lutte, qui ne saurait durer longtemps, et le repos et des récompenses. Soldats, entre la liberté et l'ignominieuse servitude, choisissez. Jurez de ne remettre le glaive au fourreau que lorsque vous aurez assuré la liberté de tout le pays, et vous aurez mérité l'estime de votre ancien général, le commandant en chef de l'armée libératrice de Cuba.

« NACISSO LOPEZ. >>

Dès le 16 du mois de mai, on fut informé à la Havane des projets de Lopez on apprit également qu'une réunion assez nombreuse d'hommes destinés à prendre part à son expédition, se trouvait dans l'Ile des femmes (Isla de mujeres), près le Cap Atoche, dans l'Yucatan.

Le gouverneur de Cuba dirigea sur ce point quelques navires ayant à bord des troupes de marine; ils enlevèrent environ 150 prisonniers.

Le 18, à deux heures du matin, le steamer la Créole, ayant à bord Lopez et 500 hommes de troupes de débarquement, parut devant le port de Cardenas, à 90 milles de la Havane. Lopez s'empara de la ville dont la faible garnison de 60 hommes ne put opposer une longue résistance.

Le gouverneur de Cuba fit immédiatemeni publier, le 19, à la Havane, une proclamation que nous reproduirons :

«Bureau du secrétariat de la guerre.

« Moi, Don Frédéric de Roncali, comte d'Alcoy, capitaine général de l'île de Cuba et général en chef de l'armée, je fais savoir que des pirates étrangers, rassemblés exprès depuis quelque temps, ont débarqué, pour mettre à exécution leurs desseins sacrilèges, sur le territoire qui m'a été confié par S. M. Comme il est de mon devoir de sauvegarder les intérêts du pays et de protéger la vie et les propriétés de ses fidèles habitants, en vertu des pouvoirs extraordinaires dont je suis re

vêtu, outre ceux qui m'ont été conférés par ordonnance royale comme général en chef, j'ordonne et commande ce qui suit :

« Art. 1er. Tout le territoire de l'île de Cuba, les îles qui lui sont adjacentes, baies et dépendances, sont par le présent déclarés en état de siége, et par conséquent soumis aux conditions militaires qui découlent de cet état tant que les circonstances exigeront cette mesure.

« Malgré le pouvoir extraordinaire que ce décret donne à la juridiction militaire, tous autres tribunaux et justices continueront à fonctionner dans leurs attributions respectives pour l'expédition des affaires ordinaires et usuelles.

«< Art. 2. Toutes les côtes de l'île et les eaux environnantes sont par le présent déclarées en état de blocus, à l'aide des forces navales de S. M., et en conséquence dudit blocus, tout navire peut être requis de montrer ses papiers et livre de bord, et de se soumettre à une visite sévère. Tout bâtiment arrivant avec des passagers, quelle que soit leur destination, est aussitôt en état de suspicion. Cependant, si les papiers et le registre ne confirment pas la suspicion, il sera seulement sommé de s'éloigner de l'île. Si, au contraire, les papiers du bord sont contrefaits ou falsifiés, ou si le navire porte des munitions, des armes ou tout autre chose pouvant servir à faire éclater la guerre civile dans l'ile, ledit navire sera de fait considéré comme ennemi et traité comme pirate, suivant les ordonnances de la marine royale.

་ Art. 3. Toutes personnes, en quelque nombre qu'elles soient, qui seront prises ayant fait partie des bandes d'invasion, seront immédiatement fusillées.

« Art. 4. Bien que l'on ne puisse soupçonner que des habitants de ce pays, oubliant leurs devoirs sacrés envers leur Reine, leur patrie, leur famille, puissent faire cause commune avec cette horde de voleurs, si toutefois le cas arrivait, les individus qui se seraient rendus coupables d'un tel crime seraient considérés comme appartenant à la susdite horde étrangère et punis comme tels.

« Art. 5. Quiconque aura aidé les pirates en leur donnant des vivres, de l'argent, des renseignements, ou de tout autre manière, sera fusillé sur l'heure.

« Art. 6. Toutes personnes qui auront, par quelque moyen que ce soit, public ou privé, essayé de changer les bonnes intentions des habitants, de troubler ou de changer en quoi que ce soit l'ordre du pays, aussi bien que celles qui ne prêteront pas immédiatement aide, assistance et obéissance aux autorités légitimes, seront punies de mort, comme il est dit ci-dessus.

« Art. 7. Les commandants généraux de départements, les lieutenants-gouverneurs dans leurs districts, les commandants de troupes en opération, ainsi que ceux des garnisons ou des forts sont tenus d'obéir en tous points au présent édit. Tous les officiers publics, de quelque classe et catégorie qu'ils soient, sont, sous peine de mort, en cas de négligence ou de connivence, tenus de coopérer au service public.

« La Havane, le 19 mai 1850.

« Signé comte D'ALCOY. »

Divers bâtiments des États-Unis qui se trouvaient dans le port, l'Ohio, la Georgia, le Falcon, reçurent l'intimation de venir mouiller sous le canon de la forteresse, ou de partir immédia

tement.

Le comte de Mirasol, lieutenant-général, était arrivé d'Espagne, le 40, à bord de la frégate à vapeur le Pizarro; la frégate à vapeur l'Esperanza, chargée de porter à Cuba de nouvelles troupes, l'avait précédé de trois fois vingt-quatre heures.

Deux steamers espagnols furent envoyés en croisière entre la Havane et Chagres.

Enfin, à la nouvelle du débarquement de Lopez à Cardenas, le comte de Mirasol, à la tête de mille hommes, se dirigea sur cette ville.

Ces dispositions étaient de nature à assurer la tranquillité contre les tentatives extérieures; on verra qu'elles furent superflues, et qu'une terreur panique qui s'empara des pirates arrêta court l'entreprise, sans que les armes espagnoles aient eu à s'en mêler.

Hâtons-nous de dire qu'aussitôt que le président des ÉtatsUnis eût été informé de ce qui se passait, il s'empressa de donner des ordres pour que divers bâtiments de guerre se missent à la poursuite de l'expédition de Lopez. Le général Taylor, vieux et loyal soldat, comprit que l'honneur de la nation était engagé à ce que le gouvernement manifestat son improbation d'une manière non-équivoque.

Quoique tardive, la mesure prise par le président est un témoignage que le gouvernement des États-Unis n'a point favorisé l'entreprise de Lopez; mais le retard apporté à son adoption est, en même temps, la preuve de la facilité avec laquelle le gouvernement a pris le change sur les projets ultérieurs des armateurs de la Créole, que les fauteurs de l'audacieuse entreprise contre Cuba annonçaient devoir se rendre en Californie.

La Créole se disposait à quitter Cardenas, tant pour conduire sur le territoire des États-Unis les soldats blessés, que pour aller y chercher des renforts; la terreur s'empara des aventuriers qui redoutèrent de se trouver, en cas d'échec, sans moyens d'abandonner l'île de Cuba; une fois que la pensée d'un échec se fut fait jour, on ne désira plus que de mettre fin à l'expédition. Les aventuriers s'embarquèrent, ainsi que leur chef, obligé de suivre ce mouvement. Lopez, ajoute-t-on, eut soin de s'emparer de la caisse de la douane qui renfermait une somme de 50,000 dollars. La Créole fut poursuivie par le pyroscaphe Pezzaro, auquel elle

parvint à échapper; elle put se réfugier dans le port de Key-West, où la douane américaine s'empara d'elle.

Au moment où la Créole se présenta dans le port de KeyWest, un autre bâtiment américain, l'Isabelle, venant de la Havane, y entrait en relâche; Lopez et son lieutenant Juan Sanchez Izuaga passèrent immédiatement sur ce bâtiment qui les conduisit à Savannah, où ils furent arrêtés.

Voici en quels termes s'est expliqué le journal le Courrier des États-Unis, sur l'expédition du général Lopez:

« Un coup de main tenté sur une ville. ouverte et couronné par le vol des deniers publics, une fuite soudaine et le lâche abandon du chef principal, telle est donc en trois mots l'histoire de cette expédition qui devait, à en croire la presse du Sud, assurer en quelques semaines l'indépendance de Cuba. Quant aux ressources formidables dont on avait parlé et aux débarquements simultanés qui devaient être opérés sur divers points de l'ile, ce premier échec les a probablement fait évanouir sans retour.

« Malheureusement, l'écho de cette fatale expédition ne doit pas s'éteindre avec elle. Les difficultés qu'on pouvait entrevoir samedi se trouvent déplacées, mais elles sont loin d'avoir disparu.

<< Des trois navires que l'on sait positivement être partis de la Nouvelle-Orléans le 7 mai, deux (un brick et un trois-mâts) ont été capturés par le steamer Pizarro, qui a trouvé, dit on, à bord tous les papiers du complot, et probablement aussi les prisonniers ramenés par lui à la Havane. Mais le steamer Créole, le principal, a échappé, ainsi que nous l'avons dit, et ceux qui ont pris la part la plus active à cet incroyable attentat sont rentrés aujourd'hui sur le territoire de l'Union.

<< Dans cette situation, le gouvernement espagnol attend nécessairement de celui de Washington bonne et prompte justice. Si un traité d'extradition existait entre les deux pays, la marche à suivre serait des plus simples: le général Lopez et ses complices auraient bientôt rendu compte de leur conduite à un conseil de guerre espagnol; mais il n'en est pas ainsi, et les ÉtatsUnis vont être appelés à faire justice de leurs propres mains.

« Déjà, il est vrai, le Créole a été saisi à Key-West pour être remis, avec tous ceux qui le montaient, aux mains de la marine américaine. De son côté, le général Lopez a été arrêté samedi soir à Savannah, mais relâché presque aussitôt, par suite d'une de ces questions de localité qui semblent autant de portes ménagées à plaisir aux coupables les plus adroits pour défier l'atteinte de la loi.

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