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Pas de Calais par la tempête (§ 8); et d'autres exemples de cette nature qui démontrent que l'on ne saurait, sans froisser les sentiments d'équité et d'humanité, sans comprimer les sentiments de générosité, qui doivent l'emporter en certaines circonstances sur les lois purement politiques, profiter de la position exceptionnelle dans laquelle se trouvent des hommes réputés ennemis, quand l'état de la mer ou des avaries survenues au bâtiment qui les transporte, les ont contraints à venir chercher un refuge momentané dans un port quelconque.

M. Hennequin établit qu'il y avait eu violation du droit des gens dans la capture du Carlo-Alberto, entré en relâche forcée évidente dans le port de la Ciotat; ainsi que dans l'arrestation des passagers qui se trouvaient à bord de ce bâtiment retournant à Nice, motivée sur la circonstance qu'ils avaient accompagné Me la duchesse de Berry, jusqu'au moment où S. A. R. avait quitté le Carlo-Alberto, dans la nuit du 28 au 29 avril, pour aborder, les côtes de France à l'aide d'un bateau-pêcheur.

L'avocat des prévenus combattit et repoussa d'ailleurs chacun des arguments du mémoire qui accompagnait le pourvoi, lequel, rappelant que toute nation exerce son droit de souveraineté sur sa mer territoriale jusqu'à la distance de deux lieues de la côte, avait développé la doctrine que lorsqu'un gouvernement se croit menacé, il a droit de faire des arrestations sur un bâtiment soumis à sa puissance de fait; ajoutant que des conspirateurs se trouvant sur le Carlo-Alberto, le gouvernement français avait dû les faire saisir, et que dès lors la souveraineté sarde devait nécessairement baisser pavillon dans les mers de France devant la souveraineté française.

En réponse à ces observations, l'avocat des prévenus, après avoir établi de nouveau en principe que le bâtiment est la continuation du territoire, et que le pavillon ne perd ni sa nationalité, ni sa puissance en approchant d'une terre amie, termina sa longue et lumineuse plaidoirie en disant : « Une vérité ressortira « de cette cause, c'est que la France a cru devoir se rendre juge « de l'inviolabilité d'un pavillon ami, sous le prétexte d'un fait << consommé depuis plusieurs jours, et qu'en dehors de toute né« cessité présente, elle a cru devoir mettre à profit le malheur, « fortune de mer! »

la

M. Dupin, procureur général près de la cour de cassation, soutint la légitimité du pourvoi; avec un grand talent, et dans une argumentation remarquable, dans laquelle on regrette toutefois, de rencontrer quelques-uns de ces mots sarcastiques qui

échappent fréquemment au savant jurisconsulte, à l'illustre magistrat, il s'efforça de démontrer que le pourvoi était recevable dans la forme et au fond, trouvant que l'arrêt de la cour royale d'Aix constituait un excès de pouvoir par la disposition exorbitante, disait-il, qui ordonnait que les accusés fussent reconduits sur le territoire sarde.

<< Tout pavillon d'une nation neutre ou amie», disait M. Dupin, « doit être respecté, mais à condition de rester amie ou neutre et non de se servir de fausses apparences de neutralité ou d'amitié pour nuire plus à l'aise et avec impunité.

<< Ainsi personne ne contestera que la piraterie peut être réprimée, quel que soit le pavillon à l'ombre duquel elle s'exerce.

«Il en est de même de la contrebande, soit qu'il s'agissa de marchandises et objets de commerce, ou de la contrebande de guerre, en vivres, munitions et soldats.

« Le même droit de répression (car c'est le droit de défense naturelle) existera au profit de toute nation chez laquelle un navire, sous quelque pavillon que ce soit, porterait des renforts à la guerre civile, ramènerait des bannis, chercherait à introduire des conspirateurs, destinés à porter le trouble et la dévastation dans son sein.

<< Dans tous ces cas et autres semblables, n'est-ce pas, en effet, une dérision d'alléguer que le bâtiment sarde portait un pavillon neutre ou ami? Ami de qui s'il vous plait ? Est-ce ami de la France ou ami des ennemis de la France ?

<< Il en faut dire autant des papiers; s'ils sont sincères et sans altération, les passeports d'une Puissance amie sont une recommandation qui appelle aide et protection. Mais s'ils sont mensongers, si le rôle d'équipage ne présente que de faux noms et de fausses qualités, la protection instituée en faveur de la vérité ne pourra pas être invoquée à l'appui du mensonge et de la déception.

« Il n'est donc pas vrai de dire absolument et indistinctement que tout navire, portant pavillon neutre ou ami, est inviolable et que ce pavillon couvre tout. Oui, il sera inviolable s'il reste dans les conditions du droit des gens; non, s'il les a violées et méconnues; car en droit ce qui n'est accordé que sous une condition, est refusé sous la condition contraire.

<«< Venous maintenant à l'examen de cette fiction qui fait considérer les vaisseaux d'une Puissance comme la prolongation de son territoire.

<«<Là encore, nous serons forcés de dire que cette belle fiction

produit son effet dans certains cas, à certains égards; mais qu'elle cesse quand elle ne pourrait prévaloir qu'aux dépens de la vérité.

« Un vaisseau qui navigue en pleine mer, - patrimoine commun de toutes les nations, ce vaisseau qui voyage à pleines voiles, emporte avec lui sur l'Océan une souveraineté ambulatoire, momentanée, fugitive comme son passage, incontestable toutefois. Un vaisseau dans cette situation a même une sorte de territoire autour de lui; une atmosphère propre qui a pour mesure la portée de ses canons. Cela est si vrai, que si un navire, poursuivi par un autre, se refugie dans ce rayon, il sera à l'abri des poursuites de l'agresseur, comme s'il était dans une rade ou dans un port

neutre.

<< Mais quand ce même vaisseau que nous venons de considérer en pleine mer, comme s'il était à lui seul toute la nation à laquelle il appartient, aborde un port, une rade, une côte, ou remonte un fleuve d'un autre État, il ne conserve plus la même indépendance, et ne peut plus affecter la même prétention à la souveraineté. Ce qui lui en reste sera modifié par la souveraineté réelle de la terre et de ses dépendances reconnues. Il sera à son tour et par rapport au souverain de cette terre, comme le vaisseau réfugié, à l'abri de ceux qui le poursuivent, mais soumis à l'examen de qui le reçoit; en un mot, il n'est plus chez lui, il est chez les autres.

«Dans cette situation, et s'il est par exemple dans un port de France, il sera, comme tous les étrangers, obligé de se conformer aux lois de police et de sûreté, Code civil, art. 3. »

Avant d'aller plus loin, nous ferons observer que cette argumentation de M. Dupin, applicable sans doute dans plusieurs points et dans une certaine limite, aux bâtiments de la marine commerciale (auxquels par exemple est particulièrement appropriée la fin de l'argumentation, qui va suivre), ne saurait être applicable, selon nous, aux vaisseaux de la marine militaire. (Voir Livre I, titre II, § 60.)

« Ainsi », continue M. Dupin, « le bâtiment » (qui se trouve dans les conditions indiquées plus haut) « devra obéir aux semonces qui lui seraient faites, à peine d'y être contraint par la force, montrer ses passeports, satisfaire aux exigences des douanes, se prêter à toutes les précautions établies contre la fraude et la contrebande 1),

*) Tout bâtiment marchand qui est dans les eaux d'un Etat étranger, est sujet a la visite, et toute marchandise prohibée ou de contrebande peut être saisie; les

observer les réglements sanitaires, et surtout s'abstenir de tout acte faisant préjudice ou emportant hostilité. Autrement, et s'il se commet de sa part ou de quelqu'un des hommes de son bord, quelqu'atteinte contre les personnes, les propriétés et surtout contre la sûreté de l'État qui lui donne l'hospitalité, il sera sujet à répression, sans pouvoir alléguer son extranéité.

<< Par exemple, si des matelots étrangers commettent des délits contre des Français ou leurs propriétés, ils seront saisis, arrêtés et jugés par les tribunaux français et selon les lois françaises. A plus forte raison, s'il se commet un attentat quelconque contre la sûreté de l'État français, les tribunaux français seront compétents pour en connaître.

« Cette vérité, certaine en elle-même, car elle est du droit des gens et dérive du droit de défense naturelle, est encore écrite dans notre législation. Un avis du conseil d'État du 20 novembre 1806, la rappelle en ces termes : «Un vaisseau neutre ne peut <«< indéfiniment être considéré comme un lieu neutre; et la pro«tection qui lui est accordée dans les ports français ne saurait << dessaisir la juridiction territoriale pour tout ce qui touche aux <«< intérêts de l'État.» (Voir le texte de cet avis du conseil d'État au chap. XXX, § 7.)

<«< Ainsi, tout ce qu'on a dit en faveur du Carlo-Alberto, de son pavillon, de son extra-nationalité, sera vrai s'il est resté dans la stricte observation des règles du droit des gens, s'il n'a pas contrevenu à nos lois et manqué aux devoirs de la neutralité ; mais s'il y a manqué, les mêmes règles se rétorqueront contre lui et serviront à le condamner.

<< Ceci expliqué, venons aux faits et à l'application. >>

S'arrêtant uniquement aux faits constants, reconnus et proclamés par l'arrêt même de la cour royale d'Aix, M. Dupin continue ainsi :

« Les prisonniers du Carlo-Alberto ne sont pas seulement accusés d'avoir nourri contre la France des intentions criminelles qui seraient restées sans effet; l'arrêt constate à la fois la préméditation qui a présidé aux préparatifs et l'exécution qui s'en est suivie. Il y a eu complot, concert des conjurés, venus d'Italie, avec les conjurés de l'intérieur de la France; le nolisement du navire a eu lieu en vue de venir se réunir à eux. Le pavillon

seuls hazards de mer, bien constatés, peuvent exempter de cette loi; l'entrée en relâche forcée pour réparation d'avaries réelles n'était-elle pas la situation dans laquelle se trouvait le Carlo-Alberto?

sarde n'a été que pour leurrer la marine française, et les faux papiers de l'équipage, pour tromper la surveillance des agents français.

« Ce bâtiment a fait fausse route; il n'a pas été à Barcelone; il s'est mis, de son plein gré, en contact avec les côtes de France, de nuit, en contravention aux lois sanitaires et aux réglements sur la police des ports.

« Il a violé nos lois et commis un attentat à la sûreté de l'État en versant sur le territoire français la duchesse de Berry; c'est là un acte de contrebande dans toute l'étendue du mot; avec elle se sont répandues ces proclamations où l'on déclame contre la centralisation; ...... on y parle d'affranchir les communes, comme si elles avaient encore besoin de la main de Louis-le-gros; de l'émancipation départementale; ...... l'instruction publique sera libre ; ...... enfin, on retranchera beaucoup d'impôts, et notamment l'impôt sur le sel, car apparemment si Henri V revient, il gouvernera sans argent. »>

(Triste ironie, que M. Dupin fait suivre d'une phrase bien cruelle quand il s'écrie : « Fatale destinée d'une famille qui s'obstine à régner sur la France, et qui ne peut jamais nous apparaître qu'au milieu de la guerre civile ou à la suite de l'étranger!» Les malheurs immérités, qui ont frappé cette illustre famille de rois, malheurs qui se traduisent par l'échafaud et par l'exil, étaient bien faits pour écarter des lèvres du grand jurisconsulte une aussi rude apostrophe!)

Mais continuons de reproduire quelques fragments du réquisitoire du procureur général à la cour de cassation :

<«<Maintenant, et en présence de ces faits, qu'on vienne nous parler du Carlo-Alberto comme d'un bâtiment neutre ou ami! Certes, nous ne prétendons pas que le gouvernement français ait le droit d'aller chercher, sur un territoire étranger, ceux qui conspirent contre lui; ...... mais si la conspiration est réalisée,...... le devoir du gouvernement est de déjouer ces trames criminelles, et de saisir ceux qui se trouvent ainsi en flagrant délit. Qui, en effet, osera soutenir encore qu'en les arrêtant sur notre propre territoire, on a violé à leur égard le droit des gens?

« Mais ici se présente la grande excuse, alléguée par la cour d'Aix ...... au moment de la capture des prisonniers, le CarloAlberto était en relâche forcée; c'est le malheur qui les a livrés. Et à cette occasion, on compare tristement leur sort à celui du savant Dolomieu 1) et des naufragés de Calais (§ 8).

1) Dolomieu, savant géologue français, chevalier de Malte, né en 1750 et mort en 1801, fit partie des savants désignés par l'Institut pour suivre, en 1797, l'expédi

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