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« Cette nouvelle question dépend beaucoup de la première. En effet, si le Carlo-Alberto était un navire ami, s'il a observé envers nous les devoirs de la neutralité et les règles du droit des gens, que la relâche ait été forcée ou non, il avait droit à toute la protection de l'hospitalité; mais s'il s'est conduit en ennemi, s'il a été hostile à la France, s'il a violé à notre égard ce droit sacré qu'il invoque, sera-t-il vrai de dire qu'on n'a pas dû arrêter les malfaiteurs (!) qu'il avait amenés jusque chez nous ?

<< On parle d'exemples chevaleresques, d'un gouverneur de la Havane qui, maître d'un vaisseau anglais que lui avait livré la tempête, refusa de s'en emparer...... (§ 4). Magistrats! vous devez vous décider non par les exemples de la chevalerie, mais par les lois !......·

<< D'ailleurs la chevalerie même, si elle défend de tuer un ennemi désarmé, n'a jamais défendu de garder son épée et de le faire prisonnier; et je suis persuadé que si le gouverneur de la Havane, au lieu de trouver dans le capitaine du vaisseau anglais un loyal ennemi, y eût trouvé un pirate, un contrebandier ou un conspirateur, il l'eût fait pendre sans difficulté ! »

Qu'on nous permette de faire suivre de quelques observations cette argumentation habile et serrée, mais que nous trouvons cruelle.

Sans aucun doute, les magistrats sont appelés par leurs fonctions à appliquer les lois sans partialité aucune; mais quand il s'agit de délits politiques de la nature de celui qui était imputé aux passagers du Carlo-Alberto, les magistrats doivent-ils, dans l'appréciation des faits et des circonstances, refouler dans leur cœur les sentiments chevaleresques contre lesquels s'élevait M. le procureur général, c'est-à-dire les sentiments d'humanité, de générosité, d'équité, de loyauté? Quand il est généralement admis que l'extradition des hommes prévenus de délits politiques ne peut être ni réclamée, ni accordée (quelqu'inconvénient ou abus qu'il puisse résulter, par fois, de cet usage généreux [chap. XXXV]),

tion française en Égypte. Après avoir visité les cataractes du Nil et parcouru la Lybie, il revenait malade en Europe, deux années après, lorsqu'il fut jeté par la tempête dans le golfe de Tarente, où le bâtiment qui le ramenait à Marseille se perdit. Le royaume des Deux-Siciles était, à cette époque, en guerre avec la France; l'équipage fut déclaré de bonne prise, mais rendu peu après à la liberté, par voie d'échange. Dolomieu seul considéré injustement, comme traitre à l'Ordre de Malte, parcequ'il se trouvait par hazard sur le vaisseau le Tonnant qui prit possession de l'ile, fut retenu prisonnier; on oublia les services qu'il avait cherché, en 1797, à rendre à ses anciens frères de la Religion, et il fut jeté, à Messine, dans un cachot, où il fut traité sans aucune humanité. Sur la demande et les menaces de la France, il fut, après vingt et un mois de captivité, renvoyé en France, le 15 mars 1801.

tandis que l'extradition des meurtriers, des faussaires, des banqueroutiers, etc., est devenu un principe du droit public international, cette circonstance n'indique-t-elle pas que si la loi qui frappe les délits politiques est sévère dans son texte, elle est du moins de nature à subir, dans son application, quelqu'adoucissement, selon l'occurrence, surtout dans les temps de convulsions politiques et de révolutions, pendant lesquels des hommes faits pour s'estimer sont séparés par des convictions récentes, chez les uns, et par le culte sacré des souvenirs chez les autres?

De même que les lois qui ont pour but de réprimer et de punir les délits et les crimes politiques, les lois de la guerre ont leurs sévérités; mais la générosité, mais l'équité, mais les circonstances même qui accompagnent les faits, et celles au milieu desquelles ces faits se produisent, doivent contribuer à tempérer la rigueur de la loi dans son application. Selon les lois de la guerre, le capitaine Edwards, entrant en relâche forcée dans un port ennemi, pouvait y être considéré comme prisonnier (§ 4); le capitaine Inglis se présentant en relâche volontaire à San Fernando d'Omoa, ignorant que ce port était tombé entre les mains de l'ennemi, pouvait être saisi et déclaré de bonne prise, par le gouverneur espagnol (§ 5); les naufragés de Calais avaient lieu de craindre qu'on ne leur fit sans merci l'application des lois portées contre les émigrés (§ 8); la frégate hollandaise, chargée de transporter le cœur de l'amiral Ruyter, était dans le cas d'être capturée par la flotte commandée par Duquesne (§ 5). Les usages de la guerre auraient donc autorisé la confiscation des bâtiments du capitaine Edwards, du capitaine Inglis, du commandant hollandais, et la saisie des émigrés, jetés à la côte sur un bâtiment anglais; mais des sentiments d'équité, de loyauté, d'humanité, de générosité, auxquels tout noble cœur doit s'associer, en décidèrent autrement. Ces sentiments devaient également dominer la question, selon nous, dans l'affaire du Carlo-Alberto, entré dans le port de la Ciotat en relâche forcée, par suite de la rupture de sa chaudière. Cette dernière circonstance, constatée d'ailleurs par un mécanicien français, ne pouvait être révoquée en doute; admettre qu'elle était simulée, que la relâche forcée n'était plus qu'une feinte, n'était-ce pas chercher à établir que le Carlo-Alberto s'était présenté volontairement, avec l'intention préexistante de débarquer frauduleusement à la Ciotat, ses passagers (qu'il reconduisait évidemment à Nice), et que ces passagers avaient été assez dépourvus de raison et de sens commun, pour ne pas comprendre que leur liberté serait compromise par une simulation d'avaries

et de nécessité de relâche dont il eût été si facile de vérifier la sincérité ou de constater la fausseté. Toutefois, M. le procureur général près la cour de cassation crut voir des coupables dans les hommes qui se trouvaient à la Ciotat contre leur volonté. Nous sommes, certes, bien éloigné de vouloir élever le doute le plus léger sur sa bonne foi et sur sa sincérité en cette circonstance; il nommait malfaiteurs les passagers du Carlo-Alberto, il assimilait en quelque sorte ce bâtiment à un pirate; il devait croire nécessairement, et chercher dès lors à démontrer que le navire sarde ne se trouvait point dans le cas de relache forcée.

<< Venons donc au fait», continua-t-il, « et examinons s'il y a réellement eu ce qu'on entend par naufrage ou relâche forcée, et si le navire, en raison des actes dont son équipage s'était rendu coupable, n'était point dans le cas de l'arrestation.

<«Il n'y a pas eu relâche forcée dans le sens qui serait nécessaire pour appeler malheur cette relâche. La relâche forcée est innocente quand un navire, suivant sa route, une route inoffensive et non suspecte, est retardé par un accident qui le force à aller implorer du secours là où il n'avait pas dessein d'aller. (Arrêt du 2 floréal an VII, 24 avril 1799.)

« Dans ce cas, le navire gardant sa neutralité, ne s'étant permis aucun acte offensif, il n'y aurait pas de motif pour le retenir. Ainsi supposant que Me la duchesse de Berry, allant à Naples ou à Constantinople, évidemment de bonne foi et sans dessein d'aborder en France, ait été jetée sur nos côtes par une tempête; abordant ainsi, malgré elle, par force majeure, sans mauvais dessein, il n'est pas un Français qui ne se fût écrié sur nos rivages: «Elle est naufragée, elle n'est pas criminelle, il faut lui procurer « les moyens de se rembarquer ! >>

<< Mais ici ce n'est pas malgré lui que le Carlo-Alberto est venu sur les côtes de France; s'il avait voulu aller à sa destination supposée, à Barcelone, il avait assez de combustible à bord; ...... le Carlo-Alberto a voulu venir à Marseille, il a employé son temps à chercher les moyens d'effectuer ses lâches desseins, de se mettre en contact avec les conspirateurs de Marseille, qui étaient prévenus de son arrivée, qui l'attendaient, qui ont communiqué avec lui. Il était pourchassé par le Sphinx, bâtiment français, qui avait ordre de s'attacher à lui comme un corps à son ombre. Sa relâche a été forcée, mais forcée à l'occasion de son délit, par suite du temps qu'il avait employé à le commettre. Il est resté à la Ciotat par l'impossibilité de s'évader; il n'a pas pu s'éloigner de nos côtes, mais il n'y a pas été amené par la tempête; il y était venu

de son plein gré. Il était dans le cas du contrebandier, surpris par les douaniers et qui prétend être échoué par accident, quand il est prouvé que c'est par fraude; or, jamais cette excuse n'a été admise par nos tribunaux.

« Ainsi la relâche forcée a été la suite du délit ; et, par conséquent, elle ne peut invalider la capture des délinquants....... » Dans cette argumentation fort serrée et qui semble n'omettre aucune circonstance, M. le procureur général admet que le CarloAlberto n'est entré à la Ciotat 4° que pour échapper au Sphinx, comme eût tenté de le faire un contrebandier, en se faisant échouer, dans la pensée de tromper les douaniers, ce qui eût été un bien misérable calcul de la part du capitaine G. Zara, et des passagers, qu'il a consultés; et 2o parcequ'il se trouvait, sans charbon (ce qui eût été une cause assez sérieuse de relâche forcée pour un bâtiment à vapeur), ayant employé sa provision de combustible pendant qu'il cherchait à rencontrer le bateau-pêcheur qui reçut, dans la nuit du 28 au 29 avril, Me la duchesse de Berry; mais M. le procureur général a omis de rappeler que la relâche était forcée, non seulement par suite du manque de charbon, mais par le fait de la rupture de la chaudière, ainsi que le constate le journal de bord, lequel porte la mention suivante :

Mercredi 2, jeudi 3. La chaudière recommence à perdre l'eau; le matin du jeudi, la chaudière s'ouvre et perd l'eau au point d'éteindre les feux. Le machiniste déclare qu'il ne peut continuer le voyage avec cette avarie et le manque absolu de charbon. >> (Ce fait a été constaté par un mécanicien français, chargé d'examiner l'état de la chaudière.)

Certes, ce sont là deux causes bien réelles de relâche forcée pour un bâtiment à vapeur. M. Dupin n'en a pas tenu compte, et il a établi que d'ailleurs les délinquants étaient en flagrant délit.

« En effet », dit-il, d'après l'art. 44 du Code d'instruction criminelle, « le délit qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre, est un flagrant délit. Seront aussi réputés flagrant délit, le cas où le prévenu est poursuivi par la clameur publique, et celui où le prévenu est trouvé saisi d'effets, armes, instruments ou papiers, faisant présumer qu'il est auteur ou complice, pourvu que ce soit dans un temps voisin du délit. >>>

« Or, toutes les circonstances >>> continue M. Dupin, «se trouvaient réunies contre le Carlo-Alberto. Il y avait, vous a-t-on dit, trois jours que le débarquement était opéré 1), l'arrestation en ce

') Lorsque le Carlo-Alberto a été capturé le 4 mai, 7 heures du soir, il y avait plus de cinq jours que Me la duchesse de Berry avait quitté ce bâtiment.

cas n'était plus la défense naturelle, qui doit être contemporaine du fait; c'est de la poursuite, c'est de la vengeance à froid.

«Eh! quoi, selon vous, si les conspirateurs eussent incendié Marseille (et je n'en parle que parceque la défense a fait cette supposition) ), on n'aurait donc pu arrêter le Carlo-Alberto qu'à la lueur des flammes, et le lendemain il eût été trop tard parceque le feu eût été éteint, et qu'il n'y aurait eu que des cendres! Cette logique est trop commode pour le crime: ce n'est point celle de la loi.

«Le gouvernement ne vous demande pas des services; il ne vous demande que des arrêts; des arrêts conformes à la loi, car c'est uniquement avec la loi qu'il veut sévir contre ses ennemis. Mais en présence des faits proclamés constants par la cour d'Aix, peut-on dire pour les passagers du Carlo-Alberto qu'en eux c'est le malheur que l'on poursuit, et non le crime! Ce n'est pas la

1) Cette parenthèse nous met dans la nécessité de reproduire le passage du plaidoyer de M. Hennequin auquel il est fait allusion. «Il serait absurde, a dit le mémoire produit à l'appui du pourvoi du procureur général près de la cour royale d'Aix, qu'un État n'eût pas le droit d'arrêter le navire qui attente à sa sûreté.

<< Jusqu'ici parfaite harmonie entre les doctrines du pourvoi et celles de l'arrêt. C'est quand il s'agit de caractériser la nature de l'attaque qui permet de déroger au double principe du droit des gens qui protège le Carlo-Alberto (la nationalité du navire et le privilège résultant de la relâche forcée en ce qui concerne les passagers), que commence le dissentiment.

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« L'attaque doit-elle être présente, actuelle au moment de la capture d'un navire neutre ou battu par la tempête? Ne doit-il pas y avoir simultanéité entre l'agression et la capture? Voilà le point de dissidence.

« Le ministère public (c'est-à-dire le procureur général près de la cour (royale d'Aix), n'a point, par l'hypothèse suivante, avancé la solution du problème:

« Que la duchesse de Berry, dit le mémoire, entre demain dans le port de Marseille, à bord d'un bâtiment portant pavillon sarde, qu'elle y répande des proclamations, de l'argent, des appels à la révolte et à la guerre civile; comme d'après l'arrêt (de la cour d'Aix), elle sera censée, à bord de son navire, sur le territoire sarde, on ne pourra pas l'arrêter; ce serait violer le droit des gens et, qui plus est, la chose jugée. Or, quel est le gouvernement assez fort pour résister à de pareilles épreuves que l'impunité et l'absence de tout danger multiplieraient à l'infini ? » «Qui ne voit », continue M. Hennequin, «que, dans une pareille situation, l'attaque serait actuelle, présente, et qu'il serait permis d'aller éteindre la conspiration dans son foyer, comme il le serait évidemment d'entrer sur le territoire voisin pour démonter une batterie qui porterait la mort sur un pays qui ne se croyait point en guerre,

« L'incendie de Marseille, le criminel qui se blesse enfuyant, l'assassin qui se jette dans une barque pour échapper à la justice; ces vives images du combat, ou de son résultat immédiat, rentrent dans l'hypothèse de la simultanéité, dans l'agression et dans la capture. Or, aucune de ces hypothèses ne se rapproche de la thèse donnée, et la doctrine de la simultanéité ne suffit pas aux besoins de pourvoi. Des conspirateurs se sont introduits sur le territoire de France par Bayonne ou par Perpignan; sera-t-il donc permis d'aller, quelques jours après, saisir sur le territoire espagnol des conspirateurs prétendus ?

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« L'hypothèse est la même. Aussi la chambre des mises en accusation a-t-elle très-bien compris qu'elle pouvait tout à la fois déclarer que le Carlo-Alberto avait débarqué, le 29 avril, Me la duchesse de Berry, et que le 4 mai, jour de la saisie, ce navire ne se trouvait point en état d'hostilité. Il n'y a là que du bon sens, de la raison simple et droite. »

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