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XVIII

LOI DU 15 JUILLET 1889, SUR LE RECRUTEMENT DE L'ARMÉE (1).

Notice et notes par M. Félix ROUSSEL, docteur en droit, avocat à la Cour d'appel de Paris.

La loi du 15 juillet 1889 est la sixième loi promulguée sur le recrutement depuis la Révolution française. Avant cette époque, le recrutement de l'armée n'avait jamais été soumis à des règles bien fixes.

Les enrôlements volontaires obtenus par les racoleurs suffisaient en général. Les contingents des paroisses formaient parallèlement aux troupes réglées, composées de la maison du roi et des régiments de ligne, les bataillons de milice qui constituaient une sorte de réserve; les contingents servaient au besoin à compléter les régiments. Le clergé lui-même, dont les membres étaient exemptés du service militaire, fournissait un certain nombre d'hommes enrôlés à ses frais.

Pour résister à la coalition de 1792, la Révolution eut recours à la levée en masse. L'année suivante, la Convention déclarait « en état de réquisition permanente et à la disposition du ministre et des généraux, jusqu'au complet du recrutement, les gardes nationaux de 18 à 40 ans, non mariés et veufs sans enfants (2) ».

Le décret du 23 août 1793 rendit cette mesure plus générale encore. Les deux premiers articles en sont demeurés célèbres. « Art. ¡er. — Dės ce moment, jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente. Art. 2. Les jeunes gens iront au combat; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux; les enfants mettront les vieux linges en charpie; les vieillards se feront porter sur les places

(1) J. Off. du 16 juillet 1889. Travaux préparatoires: Chambre projet de loi déposé le 25 mai 1886; exposé des motifs, doc. 1886 p. 587; rapport, doc. 1887, p. 203; discussion, du 4 juin au 12 juillet 1887. Sénat texte transmis, doc. 1887, p. 726; rapport de M. le général Deffis, doc. 1888, p. 134; avis de la commission du budget, p. 334; 1re délibération, du 20 avril au 11 juin 1888; seconde délibération, du 19 juin au 12 juillet. Chambre texte transmis, doc. 1888 (session extraord.) p. 62; rapport, p. 318 et 370; discussion, du 15 décembre 1888 au 21 janvier 1889. Sénat: texte transmis, doc. 1889, p. 35; rapport, p. 143; discussion, du 16 au 29 mai 1889. Chambre rapport, doc. 1889, p. 1343; discussion.

8 et 9 juillet 1889.

Les indications qui précèdent ne se réfèrent qu'à la discussion du projet présenté par M. le général Boulanger; quant aux projets antérieurs et aux discussions auxquelles ils ont donné lieu, les renvois seront indiqués en note à mesure qu'il en sera fait mention dans la notice.

(2) Décret du 24 février 1793.

publiques pour enflammer le courage des guerriers, exciter leur haine contre les rois et recommander l'unité de la République... >> C'est sous cette loi, tout imprégnée d'une poésie tyrtéenne, que se fit la grande levée de 425.000 hommes, qui, avec celle de 300.000 hommes de février précédent, jeta sur les frontières les masses confuses qui, grâce aux éléments de la vieille armée, constituèrent, au bout de quelques mois, les armées de la République.

Le système des réquisitions dura jusqu'à l'an VI. La loi de conscription du 19 fructidor disposa que tout Français de 20 à 25 ans se devait à la défense de son pays. Les conscrits étaient répartis en cinq classes, année par année, et désignés par le sort dans chaque commune. Le gouvernement appelait les classes suivant les besoins et en commençant par les plus jeunes. La durée du service pouvait donc varier de 1 à 3 ans. En temps de guerre cette durée était illimitée. Si la patrie était déclarée en danger, la levée en masse était décrétée.

La loi de l'an VI suffit à Napoléon pendant toutes les guerres de l'empire. Elle pesa d'une si lourde charge sur les populations que Louis XVIII se bata de déclarer, dans la Charte de 1814, que la conscription était abolie, et que le recrutement de l'armée serait déterminé par une loi (art. 12).

La Restauration tenta de recruter au moyen d'enrôlements volontaires, les légions départementales qui devaient remplacer l'armée impériale licenciée, mais l'essai de ces légions mixtes trompa ses espérances.

La loi du 10 mars 1818, dont l'honneur revient surtout au maréchal Gouvion-Saint-Cyr, réalisa la promesse de la Charte. D'après cette loi, l'armée se recrutait, en principe, par des engagements volontaires, et en cas d'insuffisance, par l'appel d'un contingent ne devant pas excéder 40.000 hommes chaque année. La durée du service était fixée à six ans, dans l'armée active.

Après leur libération les soldats pouvaient être astreints comme vétérans à un nouveau service territorial de six années. Les légions étaient maintenues; les appelés servaient dans la légion du département de leur domicile. L'ordonnance du 23 octobre 1820 rétablit les régiments et revint au recrutement national (1). Enfin, la loi du 9 juin 1824 supprima les vétérans et porta la durée du service à huit années.

La Charte de 1830 consacra pour la première fois le principe du vote annuel du contingent; et la loi du 21 mars 1832 réduisit à sept ans le temps passé sous les drapeaux. Toutefois le ministre avait la faculté de renvoyer les hommes en congé illimité. Les substitutions de numéros et le remplacement étaient admis. Les rengagements pouvaient être reçus pour deux ans au moins et cinq ans au plus. La loi de 1832 donna

(1) On entend par recrutement régional celui dans lequel chaque corps est formé par les hommes, fournis par une circonscription donnée. Le recrutement est national lorsque les recrues sont réparties dans les divers corps de troupe sur l'ensemble du territoire.

à la France l'armée solide et brillante qui fit la conquête de l'Algérie et la guerre de Crimé..

La loi du 26 avril 1855, sur la dotation de l'armée, qui attira dans les cadres une foule de vieux soldats par l'appât des primes en argent, y introduisit, de l'aveu de beaucoup d'esprits éclairés, un germe de faiblesse et de décomposition.

Après la guerre de 1866 entre l'Autriche et la Prusse, un nouveau facteur, le nombre, s'était introduit dans le problème de la constitution des armées modernes, problème dont la solution était rendue plus difficile par le développement continu du bien-être et l'impatience chaque jour croissante des libertés publiques. L'application à l'art militaire des découvertes scientifiques, la facilité des moyens de communication et de transport conspiraient à la ruine du vieux système des armées peu nombreuses, mais aguerries. Il semblait qu'avec un armement perfectionné, on pouvait exiger une valeur moindre chez ceux à qui il était confié. La possibilité de concentrer rapidement et d'approvisionner des masses inconnues jusqu'alors suggérait facilement l'idée de suppléer à la qualité par la quantité. L'exemple de la Prusse paraissait décisif, et les rapides succès de la campagne de Bohême entraînèrent l'Europe dans la voie des armements dont nul ne peut encore prévoir le terme.

La loi du 1er février 1868 fut le premier pas en ce sens. Elle augmentait la durée du service militaire en réduisant le temps passé sous les drapeaux. Les jeunes soldats étaient divisés en deux portions. La première portion servait cinq ans dans l'armée active, et quatre dans la réserve. La deuxième portion, les exemptés et les remplacés étaient versés dans la garde nationale mobile, constituée à l'effet de concourir, comme auxiliaire de l'armée active, à la défense des places fortes, des côtes et des frontières et au maintien de l'ordre dans l'intérieur.

Lors de la discussion de la loi de 1868, plusieurs contre-projets furent présentés sous forme d'amendement. Aucun ne demandait une durée de service supérieure à cinq années; mais plusieurs d'entre eux, notamment celui de M. du Miral, le réduisaient à trois années nominalement, et en réalité, à deux ans et demi. M. Glais-Bizoin se contentait de deux années réduites à dix-huit mois pour les jeunes gens qui s'étaient soumis à certains exercices préparatoires.

MM. Jules Simon, Bethmont, Magnin, Hénon, Picard, Jules Favre et Garnier-Pagès ne craignirent pas d'aller jusqu'à la suppression de l'armée permanente qu'ils remplaçaient par une force militaire comprenant tous les hommes de vingt à quarante ans. La première classe de citoyens — de vingt à vingt-six ans-était tenue: 1° d'assister, au cours de la première année, à l'école de recrutement pendant trois mois (1); 2° d'assister tous les ans, à des exercices de tir bi-mensuels, et à l'école de répétition (dix jours); 3° d'assister une fois à un camp de manœuvre pendant trois mois. La seconde classe de vingt-six à trente-quatre ans n'était

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(1) Un mois dans certains cas.

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soumise qu'aux exercices de tir, à l'école de répétition et à un camp de manœuvre d'un mois. La troisième classe ne suivait que les exercices de tir. La cavalerie, l'artillerie, le génie et la gendarmerie se recrutaient par des engagements volontaires.

Deux ans après, la guerre avec l'Allemagne éclatait. La loi de 1868 n'avait pas été appliquée; la garde mobile, trouvée encore trop militaire par l'opinion publique dévoyée, n'avait pas reçu d'organisation sérieuse. Les restes de la vieille armée durent subir seuls le premier choc des armées allemandes et quand ils eurent été enveloppés, malgré leur vaillance, dans les désastres de Sedan et de Metz, les efforts des troupes improvisées du gouvernement de la Défense nationale ne firent que retarder l'heure fatale de la catastrophe.

Le premier souci de M. Thiers fut de recueillir et de reconstituer les débris de l'armée. L'Assemblée nationale et le chef du pouvoir exécutif se consacrèrent avec ardeur à cette œuvre de réorganisation. Une commission parlementaire de 45 membres, qui comptait 14 amiraux ou généraux, parmi lesquels les généraux Billot, Chanzy, Ducrot et Trochu, et plusieurs officiers supérieurs, avait été chargée de présenter un travail d'ensemble sur les propositions émanées de l'initiative de MM. le marquis de Mornay, le général Martin des Pallières, le général Chareton et Farcy.

La loi du 17 juillet 1872, qui fut l'œuvre de cette commission, consacra le principe du service obligatoire pendant vingt ans, et la division du contingent en deux portions, l'une servant cinq années dans l'armée active, l'autre six mois ou un an au plus. Les jeunes soldats de cette seconde portion restaient à la disposition du ministre jusqu'au passage dans la réserve de leurs camarades de la première portion. La durée du service était ensuite de quatre ans dans la réserve, quatre ans dans l'armée territoriale et six ans dans la réserve de cette armée. Le remplacement et les primes en argent étaient supprimés, mais l'institution du volontariat d'un an était destinée à atténuer ce que le service obligatoire pouvait présenter de trop rigoureux pour les carrières libérales, l'agriculture, le commerce et l'industrie. La division du contingent en deux portions, servant inégalement, inégalement instruites aussi, souleva d'assez vives critiques. MM. Jean Brunet, le général Trochu, le colonel Denfert-Rochereau, Farcy demandèrent que la durée du service fût égale pour tous, et réduite à deux ou trois ans, suivant les systèmes.

Cette opinion ne prévalut point; mais le principe du service égal pour tous devint pendant plusieurs années, et dès le lendemain du vote de la loi de 1872, le thème des critiques et des déclamations des publicistes et des orateurs du parti républicain avancé. Il était également patronné par quelques spécialistes; mais, à l'origine, le haut personnel de l'armée s'y montra généralement réfractaire. Si plus tard nombre d'autorités s'y rallièrent ou se résignèrent à le subir, ce fut moins par la conviction de ses mérites intrinsèques que par suite de l'application incomplète de la loi de 1872. Si l'on compare le soldat formé par le service à court

terme au soldat de l'ancienne armée, qui passait au régiment cinq, sept on huit années, il est évident que le second l'emportera sur le premier sous le rapport de l'éducation et de l'instruction, de la discipline et de la résistance. Mais aujourd'hui, théoriquement au moins, le problème ne consiste pas à former le meilleur soldat possible; on cherche à obtenir le plus grand nombre d'hommes suffisamment instruits sans excéder les limites budgétaires. On a le choix entre deux systèmes. L'un consiste à encadrer, dans les éléments solides d'une petite armée servant longtemps, des masses ayant acquis, par un dressage sommaire, les notions indispensables de l'instruction militaire. Dans l'autre, on considère que, dans une masse, l'homogénéité des parties est une condition essentielle de la cohésion du tout, et l'on préfère une armée plus nombreuse, dont chaque soldat sait moins que le vieux soldat des anciennes troupes, mais aussi où chaque soldat sait autant que son voisin, et sait cependant assez pour n'être plus un milicien. On comprend que, dans ce dernier système, les réserves cessent d'être de simples auxiliaires ou des accessoires, et acquièrent une importance considérable, sinon prépondérante. Et comme les réserves, c'est-à-dire le nombre, ont conquis de jour en jour, une place plus grande dans la constitution des armées européennes, le service à court terme devait forcément finir par s'imposer, même à ceux qui, à l'origine, y avaient été le plus hostiles.

Telle fut l'évolution qui prépara et finalement amena l'avènement du service de trois années en France, malgré une longue résistance qui retarda le vo te de la loi pendant près de huit ans. Toutes les puissances militaires de l'Eurore, à l'exception de l'Angleterre et de la Russie, s'étaient ralliées à ce système.

Dès 1881 et 1882, la Chambre des députés avait été saisie de diverses propositions émanées de l'initiative parlementaire (1) lorsque, le 25 mars 1882, M. le général Billot, ministre de la guerre, présenta, au nom du gouvernement, un projet de loi sur le recrutement de l'armée. Ce projet avait été élaboré par une commission instituée près du ministère de la guerre avec la mission de préparer la revision des lois militaires (1). Le même jour M. Gambetta proposait de son côté la modification de la loi de 1872 (2) et son exemple fut suivi, peu après, par M. le duc de Feltre (3) et M. Ganne (4).

Une commission spéciale fut élue par la Chambre des députés; elle

(1) Proposition de M. Armez, etc., tendant à ajouter un paragraphe additionnel à l'article 40 de la loi du 29 juillet 1872, 24 novembre 1881; proposition de M. Armand Rivière, etc., tendant à la suppression du volontariat d'un an, 28 novembre 1881; proposition de M. Laisant, etc., ayant pour objet la réduction du temps de service dans l'armée active de terre et de mer; proposition de M. Cunéo d'Ornano, etc., ayant pour objet la réduction du temps de service à trois ans.

(2) Proposition modifiant la loi du 27 juillet 1872, 25 mars 1882.

(3) Proposition de la loi sur le recrutement de l'armée du 1er avril 1882. (4) Proposition ayant le même objet, 19 juillet 1882.

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