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XXII.

LE XIX SIÈCLE.

G. DE MOLINARI.

FROM JOURNAL DES ÉCONOMISTES, 15 JANV. 1901, PP. 5-19.

I

E trait caractéristique du siècle qui vient de finir, ce qui

veloppement extraordinaire de la puissance productive de l'homme. Par la conquête et l'asservissement des forces. mécaniques et chimiques, ajoutées ou substituées à sa force physique dans l'œuvre de la production, il a pu augmenter, dans des proportions qui eussent semblé autrefois invraisemblables, les matériaux de la vie. On aura une idée de ce progrès, accompli surtout dans la seconde moitié du siècle, en consultant les tableaux de l'accroissement de la richesse aux ÉtatsUnis, c'est-à-dire dans le pays où l'industrie est arrivée à son plus haut point de productivité. Tandis qu'en 1850 la richesse de l'Union américaine n'était évaluée qu'à 7 milliards 135 millions de dollars, soit à 308 dollars par tête, elle s'élevait, d'après le dernier recensement de 1900, à 90 milliards, soit à 1.180 dollars par tête. Dans la dernière décade seule, l'augmentation avait été de 35 milliards, -'une somme de richesses plus considérable, au dire du Dr Powers, que celle que le continent américain tout entier avait pu accumuler depuis la découverte de Christophe Colomb jusqu'au commencement de la guerre de la Sécession. Il y a sans doute quelque chose à rabattre dans cette statistique américaine, et nous devons confesser, en toute humilité, que la richesse de l'Europe n'a pas fait depuis un demi-siècle une aussi prodigieuse enjambée; mais nous pouvons conjecturer, d'après les chiffres du rende

ment des impôts, sans parler d'autres indices, que dans tous les pays où le vieil outillage de la production industrielle et agricole a été transformé et renouvelé, la richesse s'est accrue dans une proportion au moins double de celle de l'augmentation de la population, malgré les charges et les obstacles de tous genres que les vices et l'ignorance des gouvernements aussi bien que ceux des gouvernés opposent à son développement naturel et régulier.

On s'expliquera ce phénomène, si l'on songe à la somme énorme de travail à bon marché que nous ont procurée l'invention et les perfectionnements successifs de la machine à vapeur. On estime au plus bas mot que le travail d'un chevalvapeur équivaut à celui de 10 hommes. Or, la statistique officielle nous apprend que le nombre des chevaux-vapeur s'est élevé en France de 60.000 en 1840 à 6.300.000 en 1897. C'est donc une somme de travail égal à celle de 63 millions d'hommes qui a été mise au service de l'industrie française. Et non seulement ce travail est plus économique de tout la différence du prix de la houille, nourriture de la machine, et de celui de l'alimentation végétale ou animale de l'homme, mais encore il développe une puissance et obtient des résultats qu'aucun déploiement de forces humaines ne pourrait atteindre. On aurait beau accumuler une masse de travail humain décuple de celle de la machine d'un train express, c'est à peine si l'on obtiendrait une vitesse dix fois moindre. Et en supposant que des milliers d'hommes échelonnés à portée de la voix fussent employés à transmettre un message, leur travail serait impuissant à rivaliser de vitesse avec celui du télégraphe, tout en coûtant des milliers de fois plus cher.

Mais l'accroissement de la quantité des produits et des services qui constituent la richesse n'a pas été le seul ni peutêtre même le plus important résultat de la transformation de la machinerie de l'industrie; elle en a eu deux autres d'une portée supérieure, en élevant la nature du travail réservé à l'homme dans l'oeuvre de la production, et en étendant avec la sphère des échanges celle de la solidarité humaine.

Les machines ne fournissent qu'un travail matériel dont les opérations doivent être dirigées ou tout au moins surveillées

par l'intelligence de l'homme. Si elles le dispensent d'un effort physique, elles exigent une application constante de sa force intellectuelle et elles engagent souvent au plus haut degré sa responsabilité morale. Un conducteur de locomotive et un aiguilleur, par exemple, ne dépensent dans leur journée qu'une faible somme de force physique, mais leur attention doit être appliquée sans relâche à l'opération qui leur est confiée. Si leur intelligence n'y est pas suffisamment tendue, s'ils n'ont qu'à un faible degré le sentiment de leur responsabilité, ce défaut d'application à leur devoir peut causer la perte de centaines de vies, sans parler des dommages purement matériels. Mais l'exercice de l'intelligence et de la responsabilité ont pour effet naturel de développer les facultés mises en œuvre, et c'est ainsi que le niveau intellectuel et moral des ouvriers qui dirigent ou surveillent le travail des machines apparaît dans toutes les branches d'industrie que le progrès a touchées comme manifestement supérieur à celui des simples manoeuvres qui font l'office de machines.

Le progrès industriel n'a donc pas eu seulement pour effet d'augmenter la quantité des produits, il a élevé, pour ainsi dire, la qualité des producteurs. Il a eu encore un autre effet, non moins bienfaisant, c'est d'étendre et de multiplier les liens de solidarité entre les hommes. Dans les siècles qui ont précédé le nôtre, la sphère de la solidarité ne dépassait guère les frontières des Etats. Les membres de chaque nation formaient une société d'assurance mutuelle contre le risque d'invasion et de pillage, quand ils n'étaient pas euxmêmes envahisseurs et pillards. S'ils étaient intéressés à la prospérité les uns des autres, ils ne l'étaient point à celle des membres des autres nations. Ils avaient, au contraire, intérêt à la diminution des forces et des ressources des peuples avec lesquels ils étaient continuellement en guerre. Cet état de choses a changé, la solidarité a succédé à l'antagonisme, lorsque les échanges ont associé les intérêts des individus appartenant à des nations différentes. Or, c'est l'accroissement de la productivité de l'industrie qui a provoqué en la nécessitant l'extension de la sphère des échanges. Lorsque le travail, assisté par une machinerie de plus en plus puissante,

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et pour emprunter un exemple au rapport de Michel Chevalier sur l'Exposition de 1867, lorsque l'introduction du moteur circulaire a porté de 80 à 480.000 le nombre de mailles qui peuvent être confectionnées en une minute dans la fabrication des tricots, le marché local a cessé de suffire à cette production exubérante, il a fallu agrandir son débouché, et il en a été ainsi dans toutes les industries où le travail à la machine se substituait au travail à la main. Alors, pour répondre à ce besoin d'extension des marchés s'est produite une demande extraordinaire de progrès des moyens de communication. Les inventeurs, utilisant les découvertes de la science, se sont appliqués à satisfaire à cette demande; la vapeur, puis l'électricité ont été employées à surmonter l'obstacle des distances. 780.000 kilomètres de chemins de fer, 1.800.000 kilomètres de lignes télégraphiques, construits presque en totalité dans la seconde moitié du siècle, des lignes de navigation à vapeur qui établissent des communications régulières entre les parties les plus éloignées du globe ont commencé l'œuvre de l'unification des marchés des produits, des capitaux et du travail.

Malgré les obstacles que cette extension de la sphère des échanges a rencontrés dans les intérêts attachés à l'ancien état des choses, elle se poursuit avec une force d'impulsion irrésistible, et on peut déjà en apprécier la portée finale en comparant l'état de développement des rapports économiques des nations au début et à la fin du siècle.

Nous n'avons que des données partielles et incertaines sur le commerce extérieur des nations civilisées dans les siècles précédents; nous savons seulement que le commerce de l'Angleterre en 1800 n'atteignait pas 2 milliards de francs 1 et que celui des autres nations réunies s'élevait à peine à ce chiffre; en sorte que le commerce du monde civilisé tout entier ne dépassait pas le commerce actuel de la Belgique. M. Levasseur l'évaluait dernièrement à 87 milliards pour la période 1894-95,2 c'est-à-dire qu'il aurait au moins vingtuplé dans le cours du siècle. Le commerce international des capitaux ne s'est pas moins développé que celui des produits. La statis

1 30.570.000 liv. st. à l'importation et 43.152.000 liv. st. à l'exportation. 2 L'influence des voies de communication au XIXe siècle, par E. Levasseur, p. 12.

tique ne nous fournit, à la vérité, aucune donnée sur la production du capital dans la période qui a précédé l'avènement de la grande industrie, et elle ne nous renseigne encore que d'une manière approximative sur son importance actuelle. M. Robert Giffen a évalué à 200 millions sterl. -5 milliards de francs le montant de l'épargne annuelle du Royaume-Uni, ce qui est peut-être excessif. Mais on peut affirmer avec certitude que la productivité de l'épargne s'est accrue avec celle de l'industrie, et on sait que les pays où la production des capitaux s'est particulièrement développée, l'Angleterre, la France, la Belgique, la Suisse, l'Allemagne, en fournissent des quantités croissantes au reste du monde. La transformation de l'outillage de la production industrielle et agricole, sans oublier celle du matériel de guerre, maritime et terrestre, en a demandé des quantités énormes, surtout dans le dernier quart de siècle. Seule, la construction des chemins de fer en a absorbé environ 200 milliards. Mais, non moins que l'exportation des produits, celle des capitaux crée et multiplie les liens de solidarité entre les peuples. Les pays importateurs de capitaux sont intéressés à la prospérité de ceux qui les produisent, afin de les obtenir en abondance et à bon marché, les pays exportateurs le sont plus encore à celle de leurs débiteurs.

Le développement de la production, déterminé par la création d'une machinerie à la fois plus puissante et plus économique, a élargi aussi, quoique dans une proportion moindre, les débouchés du travail. La population s'est accrue dans la mesure de l'extension de son débouché; elle a doublé en Europe dans le cours du XIXe siècle, et elle a fourni, en outre, à l'émigration un contingent qui a dépassé en une seule année celui qu'elle lui fournissait auparavant en un siècle. De 10.000 individus en 1820, l'émigration s'est élevée à 871.000 en 1887 et, en l'espace de quatre-vingts ans, elle n'a pas porté moins de 15 millions d'hommes de race blanche dans les autres parties du globe. Ces émigrants ont fécondé par leur travail et acquis au domaine de la civilisation d'immenses régions, dont les ressources naturelles demeuraient improductives; ils ont fait souche de peuples nouveaux, approvisionné

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