Page images
PDF
EPUB

des Souvenirs de la Restauration, M. Alf. Nettement, dont nous avons sous les yeux la deuxième édition (Paris, Lecoffre). Quelque opinion que l'on ait, on aime à reconnaître tout d'abord dans l'écrivain l'horreur du mal placée à côté de principes ou d'idées que l'on pourrait ne point partager. M, Nettement flétrit les actes sauvages qui, dans les premières années de l'époque évoquée par ses Souvenirs, ensanglantèrent le midi de la France. « Lorsque, pour notre part, dit-il, nous revenons par la pensée sur ces longues discordes civiles qui ont affligé notre pays, quoique les principes n'aient point à répondre des torts des hommes, le sang qui pèse le plus sur notre cœur n'est pas celui qui est sorti des veines de nos pères, mais celui qui a été versé par les mains de quelqu'un des nôtres, hors du champ de bataille. » Paroles généreuses auxquelles les récits de l'auteur ne donnent point de démenti! M. Nettement accuse d'exagération un autre historien de la Restauration, M. de Vaulabelle; nous n'avons pas à examiner ici si le reproche est fondé, qu'il suffise de peser le témoignage de l'auteur lui-même.<«< Outre l'ardeur naturelle aux populations méridionales, les haines religieuses, qui ont si souvent mis ces populations aux prises, ajoutaient leurs rancunes séculaires aux discordes politiques...» Assurément c'était trop de moitié, et l'on comprend quels faits sanglants se trouvent sous cette nette constatation des causes par l'historien. Une justice à rendre à M. Nettement c'est qu'en regard des récits qu'il prétend exagérés, il place, autant qu'il est en lui, des documents probants, nous ne dirons pas officiels, ce ne serait pas la même chose. Nous avons cité à dessein cette partie de l'ouvrage, parce qu'elle constitue une page d'histoire qu'on ne saurait se dispenser de consulter si l'on veut retracer avec exactitude ces mémorables et tristes scènes de l'histoire contemporaine. Il y a dans ces Souvenirs d'une lecture si attachante, des Portraits auxquels on s'arrête: M. Decazes, M. de Villèle, M. de Chateaubriand. Celui de M. de Villèle est surtout peint à larges traits; puis des épisodes qui font réfléchir. Celui-ci entre autres: Lorsque le Roi Charles X songea à remplacer le ministère Martignac par un Cabinet où devaient entrer MM. de Polignac et de Bourmont, des ouver

-

« Je supplie

tures furent faites, pour le ministère de la marine, au vainqueur de Navarin, l'amiral de Rigny. Celui-ci refusa d'abord; mais, sur l'insistance du prince de Polignac, il alla à Saint-Cloud pour donner au Roi lui-même ses motifs. Pressé de les faire connaître, l'amiral répondit : « des considérations puissantes, surtout la composition du ministère, ne me permettent pas d'accéder aux désirs de Votre Majesté. » — « Quels sont donc, dans le Cabinet, les hommes dont le nom vous éloigne?»> Votre Majesté de me dispenser de les nommer. » « Je vous l'ordonne. >> « Sire, M. de Bourmont... » « Je vous comprends, reprit le Roi avec vivacité, M. de Bourmont a été indignement calomnié. Quand M. de Bourmont s'est trouvé face à face avec son Roi les armes lui sont tombées des mains. Voilà toute la vérité. C'est un tort aux yeux de mes ennemis, aux vôtres, ce me semble. Aux miens, c'est un titre à ma confiance et à mon affection. » Puis un geste indiquant la fin de l'audience. « L'amiral était tellement ému, qu'il se trouva mal en traversant la pièce qui suivait le cabinet du Roi. » Il y a bien des enseignements dans cet épisode.

[ocr errors]

Au sortir de ces agitations, de ces tumultes, de ces luttes politiques, on se console dans la lecture d'ouvrages tels que celui que M. de Sacy a offert au public sous ce titre : Variétés politiques et littéraires. « Le même travail a rempli toute ma vie; j'ai fait des articles de journaux ; je n'ai pas fait autre chose; encore n'ai-je travaillé qu'à un seul journal, le Journal des Débats. J'y travaille depuis trente ans. En quatre mots, voilà toute mon histoire. » C'est ainsi que M. de Sacy annonce son livre. Mais si c'est là toute son histoire, ce n'est pas tout son caractère.

Mélé pendant de si longues années, et quelles années! deux révolutions au moins! aux agitations politiques, l'auteur des Variétés a su toujours être du parti des principes sur lesquels se base toute société. Le bonheur social n'est-il pas dans la réalisation de ces principes? Mais où sont-ils ? comment les reconnaître? comment surtout les appliquer? M. de Sacy comprend bien qu'on peut s'égarer à leur recherche. Est-ce une raison pour y renoncer? pour désespérer d'atteindre le but? Loin de là,

il faut marcher, comme dit Bossuet, marcher toujours. « Je ne pense pas, dit M. de Sacy (2 novembre 1830), que l'homme travaille, souffre, verse son sang pour tourner éternellement dans le même cercle d'erreurs et de calamités. Non la Providence ne se joue pas à ce point de l'homme. Nos pères ont profité de la souffrance de nos aïeux, nous profitons des souffrances de leurs pères; nos fils profiteront des nôtres; l'humanité, dans son existence successive, ne fait qu'un. » C'est assez dire que l'écrivain veut le progrès. Comment ? sous quelle forme? dans quelle mesure? Tout le monde ici pourra bien ne pas être de l'avis de l'auteur des Variétés politiques et littéraires. Il le sait, et ce n'est pas pour lui une raison d'être injuste, même envers ses adversaires. On admire cette sérénité parmi tant d'orages. Cela ne l'empêche pas, à l'occasion, de cacher le fer sous le gantelet de velours. On peut ne pas penser comme M. de Sacy quand il préfère « à tous les vaisseaux à hélice, l'Enéide; » mais on ne saurait s'empêcher de sourire. Archimède aurait peut-être trouvé à redire en l'entendant mettre « les pages immortelles de Tacite et de Thucydide au-dessus « de tous les A+B du monde, » car ces A+B font partie, comme Tacite et Thucydide, de l'harmonie universelle; mais l'imprévu du rapprochement lui donne un tour particulier. M. de Sacy aime les pages de ces esprits immortels. Est-ce à dire qu'il aille jusqu'à imposer ses goûts ? Ce serait de l'intolérance, et personne (c'est une tradition de famille) n'est moins exclusif. « Je passe aux autres leurs goûts à condition qu'ils me passent les miens... C'est un malheur peutêtre, mais, malgré moi et par un instinct dont je ne suis pas le maître, ma main toute seule va chercher dans une bibliothèque les livres que les enfants savent déjà par cœur : un Boileau, un Corneille, un Racine, un la Fontaine, un la Bruyère, un Pascal, un Bossuet. » Il est possible que ce soit un malheur, mais nous n'en plaignons guère M. de Sacy. C'est assez dire combien on se plaît dans la lecture des Variétés politiques et littéraires; combien surtout elle réveille de sentiments élevés.

C'est le lieu de rechercher si la philosophie, à qui nous en demandons en même temps qu'à la religion, a produit cette année une œuvre qui ait répondu à notre attente. Le cœur fémi

nin faisant partie essentielle de l'étude de la sagesse, M. Victor Cousin a continué de nous faire connaître les femmes d'une autre époque. De là les deux volumes intitulés : La Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, pour qui cette exhumation est certainement une bonne fortune. On ne lisait plus le Grand Cyrus; on n'y manquera pas cette fois, guidé dans ce labyrinthe par le père de la philosophie contemporaine. Et puisque nous voici sur ce terrain délicat, toujours exploré, jamais épuisé, quoique pressé par l'espace, nous examinerons ce que nous devons à la plume des romanciers en renom. L'année précédente, c'était l'auteur de Madame Bovary, distillant goutte à goutte, et selon la formule, un réalisme sans frein. Cette année, nous avons affaire également à un brillant esprit, M. Ernest Feydeau. Disciple, comme M. Flanbert, de l'auteur de la Peau de Chagrin, le père de Fanny (Paris, Amyot), plus hardi, s'est demandé pourquoi on ne tiendrait pas quelque compte de cette pauvre âme qui jadis était censée habiter le corps. Il a donc broyé du René, de l'Adolphe, un peu de Senancour, dans les couleurs dont sa palette a revêtu son héroïne. Daniel (Paris, même éditeur) était marié, mais mal marié, à telles enseignes qu'il lui fallut un jour rendre, en séance publique, à sa belle-mère, la femme qu'elle lui avait donnée. Le gendre avait donc bien mauvaise opinion de la plus belle moitié du genre humain, quand il s'en alla chercher des consolations, dans la saison des bains, à Trouville. Précisément il s'y trouvait une jeune fille, un idéal, Mlle de Grandmont, dirigée par sa mère, une veuve, et par un oncle, qui n'avait rien d'idéal du tout. Daniel sauva deux fois Marie de Grandmont, d'un incendie d'abord, puis d'une mort imminente alors que le cheval qui la portait allait prendre le mors aux dents. Le moyen de n'être pas aimé après de tels services, des exploits à coup sûr ! C'est aussi ce qui arriva. Mais Daniel était dans une impasse. La calomnie, distillée par la famille de sa femme, ayant pour instruments deux rivaux imbéciles, dont l'un, millionnaire, ayant nom Cabâss, effleurèrent la pureté de la jeune fille de là main ts déplorables épisodes des soufflets, des coups d'épée, mort d'homme enfin. Dans le monde tel que

:

le dépeint M. Feydeau, et trop souvent dans la réalité, la calomnie ne s'arrête pas avant d'avoir achevé sa victime; l'intéressante héroïne que l'on aime avec Daniel, succombe sous son étreinte, et le lecteur affligé court chercher dans cette autre production de M. Feydeau, Fanny, quelque consolation. Les anciens se demandaient avant tout ce que pouvait démontrer une fable. On voit bien ce que démontre Daniel. Mais Fanny? Elle est mariée; plus âgée que Roger, qui n'est pas son mari. D'ordinaire, les amants des femmes mariées se cachent de leur mieux ; loin de se montrer jaloux, ils se gardent bien de réveiller la jalousie conjugale. Ici, c'est tout le contraire : admis dans l'intérieur de celle qu'il aime, Roger est en proie à une sorte de vautour qui le ronge : il est jaloux jusqu'à la démence. De qui? du mari, un homme « à cou de taureau, haut en couleur, velu,» rien de séduisant; mais il est le mari. Il (M. Feydeau? non, Roger) il la surprend une nuit dans l'appartement conjugal.

« Du plus grand des forfaits il la jugeait coupable. Puissances du ciel ! c'était elle! Dieu bon! tu ne me foudroyas pas au moment où je l'aperçus. Elle entra. » Suit un réalisme sur le seuil duquel nous nous arrêtons. Tout se complique dès lors : Roger ne veut absolument pas de ce partage que lui impose le code Napoléon. Il en devient fou, littéralement fou. Rétabli, il tombera dans cette mélancolie profonde où il nous a pparaît dans sa solitude à l'ouverture du livre. Une preuve que tout est bien dans le meilleur des mondes possibles. M. Edmond About est aussi un romancier; son Maitre Pierre n'a pas ces allures désordonnées, quoiqu'il chemine sur des échasses. Mais on est dans les Landes, pour le défrichement desquelles M. About fait des vœux sincères. Comme tout ce qui sort de sa plume, cela est gai et frise la caricature. On ne s'ennuie pas dans la société de l'auteur de Maitre Pierre. Il en est d'autres, M. Achard, par exemple, et Maurice de Treuil et la vocation d'Urbain Lefort par le même. Ce sont événements courants, affaires du jour, choses possibles. Un artiste, qui épouse la fille d'un marchand de grains enrichi et devenu millionnaire et quelque peu usurier, mais qui meurt sur son million, abreuvé des déboires que lui verse sa nouvelle famille, tandis qu'il avait dans son voisinage une jeune fille artiste comme lui, 1858

19

« PreviousContinue »