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L'ÉGLISE ET LES CAHIERS DE 1789

La religion

Les lamentations du Clergé dans ses cahiers de 1789 ont pu faire croire aux progrès de l'impiété, au succès de << la secte impie et audacieuse qui décore sa fausse sagesse du nom de philosophie et travaille à renverser les autels », à la «< fermentation dangereuse » que cette philosophie entretenait dans le royaume troublé, au « dépérissement affreux » où tombait la religion dans le pays devenu incrédule.

C'est une illusion d'optique à la veille de la Révolution, la religion catholique ne courait aucun danger. Aux jérémiades du Clergé répondaient les actes de foi des cahiers du Tiers-État.

La religion, disait le Tiers de Beauvais, exprimant ainsi l'opinion générale, la religion, « c'est sans contredit l'objet le plus intéressant pour le bien public. Tous les politiques ont reconnu son influence sur le bonheur de la société... Un peuple sans religion est bientôt un peuple sans mœurs ». A Auxerre, le Tiers supplie le roi de défendre la foi contre les atteintes de la nouvelle philosophie. A Paris, il sait que « tout citoyen doit jouir de la liberté particulière de sa conscience », mais il sait aussi que « l'ordre public ne souffre qu'une religion domi

!

nante ». Ce n'est donc pas seulement l'Église qui désire que la «< religion nationale » conserve tous les privilèges d'une religion d'État, c'est la bourgeoisie elle-même.

En général, le Tiers, comme l'Église catholique, ne se résigne qu'avec peine à l'édit en faveur des protestants (1), et quand il admet l'état-civil des non-catholiques et leur participation à quelques emplois, il leur refuse toute place dans les tribunaux, dans les écoles, dans la police; il leur refuse des temples, des assemblées, des cérémonies publiques. Au reste, le Tiers-État, dans ses cahiers, s'occupe fort peu de la religion : il ne la sentait pas menacée.

Et pourquoi aurait-il songé à la défendre? Le pays était profondément catholique; il ignorait l'incrédulité très superficielle qui agitait le petit monde des philosophes et des lettrés. Voltaire lui-même, le protagoniste de la << guerre à l'infâme », Voltaire, « ondoyant et divers »>, avait déclaré plusieurs fois, dans sa correspondance, qu'il fallait une religion pour le peuple; ce qui fera dire plus tard à Robespierre que « l'athéisme est aristocratique » ; historiquement, le mot est juste. L'Encyclopédie, cette << machine de guerre », ce « testament du siècle », avait des rédacteurs catholiques. Rousseau avait chanté le déisme dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Tous les ans, au 15 août, en grande pompe, on commémorait à Notre-Dame le vœu par lequel Louis XIII avait consacré la France à la Sainte-Vierge, et le roi venait à peine (1787) de renoncer au serment d'exterminer les hérétiques. Il

(1) Il s'agit de l'édit de 1787, concédant un état-civil aux protestants, qui avaient été privés jusque-là du moyen de faire constater leurs naissances, leurs mariages et leurs morts.

n'y avait qu'une trentaine d'années que le chevalier de La Barre avait été condamné au bûcher pour outrage à la religion. Les auteurs, imprimeurs, colporteurs d'écrits. attaquant ladite religion, étaient encore sous le coup de l'ordonnance royale de 1757, qui les punissait de mort. Le Parlement lui-même, où siégeait la bourgeoisie, ordonnait des processions et faisait découvrir la châsse de sainte Geneviève en cas de longues pluies, de grandes sécheresses, ou d'autre calamité publique.

Il n'y avait donc pas de question religieuse en 1789. Si la Révolution, ou plutôt, si la bourgeoisie, directrice de la Révolution, a porté à l'Église des coups terribles, c'est parce que l'Église était une puissance temporelle

considérable.

La bourgeoisie fut l'alliée des philosophes, parce que << pour son développement économique, pour le progrès de l'industrie, elle avait besoin du secours de la science et du mouvement intellectuel: Voltaire, grand remueur d'idées et grand brasseur d'affaires, était le symbole complet de la bourgeoisie nouvelle. L'immobilité de la vie économique du Moyen-Age était liée à l'immobilité de sa vie dogmatique: pour que la production moderne prît tout son essor, brisât toutes les routines et toutes les barrières, il fallait aussi que la pensée moderne eût toute sa liberté ». (Jaurès.)

Les privilèges ecclésiastiques

Par ses biens immenses, l'Église avait un pouvoir politique énorme. Elle aurait pu faire échec au roi. Si le gallicanisme paraissait triompher, l'ultramontanisme était loin d'être mort: c'était la doctrine du haut épiscopat, dont l'abbé Maury devait être le porte-parole à l'Assem

blée Constituante. C'est pourquoi les cahiers du Tiers et ceux de la Noblesse étaient à peu près unanimes à demander que le clergé fût soustrait à la domination romaine. Et pour diminuer le pouvoir de l'Église, on songeait à réglementer ses rapports avec l'État : « Le prince, avait dit Voltaire, doit être maître absolu de toute la police ecclésiastique, sans aucune restriction ». Les historiens s'étonnent, après cela, que la Constituante ait fait la Constitution civile du clergé: M. Champion a bien raison, dans un livre récent, de s'étonner de leur étonnement.

Ultramontaine ou gallicane, l'Église de France, au dix-huitième siècle, était lourdement oppressive. Elle avait le monopole de la religion et le monopole de l'état-civil; elle tenait dans sa main l'assistance et l'enseignement. Perpétuellement mêlée à la vie humaine, elle était comme une nécessité pratique, et c'est là un des secrets de sa force.

L'Église exerçait avec férocité son monopole religieux; à la veille de la Révolution, la tradition de l'Inquisition, de la Saint-Barthélemy, de la Ligue et de la révocation de l'édit de Nantes n'était pas éteinte. On se demande même, à voir l'intolérance des Cahiers de 89, si les bûchers n'auraient pas été rallumés en l'honneur des << philosophes », au cas où ces derniers, bien peu redoutables pourtant, n'auraient pas été protégés par les princes, une partie de l'opinion, et aussi par l'espérance confuse qu'avait la bourgeoisie de voir leurs attaques tourner à son profit en préparant la grande liquidation du témporel.

Le monopole de l'état-civil n'était pas moins tyrannique les non-catholiques en firent l'expérience doulou

reuse. La confusion du spirituel avec le temporel - très favorable au pouvoir de l'Église - était si intime qu'il était impossible de discerner dans le mariage autre chose qu'un sacrement. L'état-civil de l'Église ignorait ceux qui n'avaient pas reçu ce sacrement chez elle, comme il ignorait ceux qui n'avaient pas reçu le baptême; les uns n'étaient pas mariés, les autres n'étaient pas nés. De la naissance à la mort, la vie s'écoulait à l'ombre et sous le contrôle de l'Église catholique.

L'Église avait aussi la haute main sur l'enseignement. Or, elle tenait tellement à ce véritable monopole, qu'en 1776 elle contribua au renversement de Turgot, alors que celui-ci songeait à créer en France un enseignement national et laïque : on eût dit que la question de l'enseignement fût pour elle une question de vie ou de mort.

I

A une époque où la misère était profonde, l'assistance était un lien social dont on devine la puissance. Ce lien était, lui aussi, aux mains de l'Église. Et pourtant, malgré les siècles, la charité chrétienne avait fait faillite. En 1777, sur 26 millions d'habitants, il y avait en France 1 million 200.000 mendiants 6 millions, disait, en 1791, une brochure ecclésiastique qui exagérait à dessein. L'Église tenait étroitement sous sa domination le peuple des meurt-de-faim. « Quelques écuelles de soupe distribuées aux vagabonds à la porte des couvents, étaient plus propres à entretenir le mal qu'à le guérir. Quant aux hospices, où le clergé avait toujours eu la haute main, il y en avait, paraît-il, plus de deux mille. Mais on n'y dépensait guère que 40 millions (dont 17 fournis par les villes), et l'on sait, par les révélations de Necker, dans quelle incurie, dans quelle misère, dans quelle malpropreté, y vivaient ou plutôt y mouraient les ma

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