Page images
PDF
EPUB

faites par le préopinant au sujet des prisonniers | de guerre avaient déjà frappé la commission, et qu'elle a l'intention, lorsque la délibération s'établira sur le dernier paragraphe de l'article 69, de proposer à la Chambre un amendement tendant à excepter de la disposition les prisonniers de guerre officiers ou assimilés aux officiers.

M. le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre, ajoute, au sujet de la dernière observation présentée par le noble pair, que la définition qu'il regrettait de ne pas trouver dans l'article en délibération, est contenue dans l'article 270 du Code pénal, ainsi conçu: Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession. En rapprochant cet article de l'article 69 du projet, il semble impossible de concevoir un doute sur le sens attribué aux expressions dont la généralité effrayait le noble pair.

M. le vicomte Lainé, auteur de l'observation, déclare qu'à son avis la définition donnée par la loi civile devrait se trouver aussi dans la loi militaire, pour qu'il n'y eût pas deux manières d'interpréter le même mot dans deux ordres de choses différents.

M. le vicomte Dode de La Brunerie estime que, lorsqu'une définition est donnée par la loi commune, la loi militaire est censée s'y référer, si elle ne contient pas de disposition contraire.

M. le duc Decazes, troisième opinant, pense que s'il pouvait s'élever encore quelques doutes à l'égard de la signification des mots vagabonds ou gens sans aveu, ces doutes se trouveraient levés par l'article suivant du projet, qui excepte de la juridiction des prévôtés d'armée les voyageurs munis de papiers ou reconnus par les autorités du pays.

M. le comte de Tournon propose, pour satisfaire au vou exprimé par le premier opinant, de renvoyer, dans l'article 69 du projet, à l'article 270 du Code pénal, en rédigeant ainsi le troisième numéro :

[ocr errors]

3° Par des vagabonds ou gens sans aveu, tels qu'ils sont définis par l'article 270 du Code pénal. Cet amendement est mis aux voix et adopté par la Chambre.

Avant qu'il soit voté sur l'article, un pair demande si ces mots du numéro 1er, absents de leur poste, s'appliquent au soldat qui se serait éloigné momentanément du lieu où le retient sa con

signe.

Un membre de la commission observe que le mot poste a été employé dans l'article parce qu'il comprend dans sa généralité le lieu auquel se trouvent attachés les employés des divers services de l'armée qui n'appartiennent à aucnu corps.

M. le vicomte Dubouchage croit devoir soumettre à la Chambre, au sujet du même paragraphe, quelques observations qui lui paraissent de la plus haute importance. Si le rétablissement facultatif des prévôtés été jugé nécessaire, il n'en est pas moins vrai que des tribunaux qui ne sont ainsi organisés que lorsque les circonstances l'exigent, et qui s'écartent de toutes les formes ordinaires, ont quelque chose de déshonorant pour ceux qui s'y trouvent tra

duits. Que la crainte de ces juridictions ait été au trefois nécessaire pour retenir les soldats dans le devoir, à une époque où l'armée se recrutait parmi les dernières classes de la société, c'est ce que le noble pair n'examinera point ici mais aujourd'hui que l'armée, composée tout entière de fils de famille, fait corps avec la nation et donne l'exemple de l'obéissance aux lois, seraitil convenable de rendre encore les soldats français, pour certains cas du moins, justiciables des prévôtés? On répondra que l'article ne s'applique qu'au seul cas où les sous-officiers ou soldats marchent isolément ou loin de leur corps; mais le soldat qui voudra commettre un crime ou un délit ne s'éloignera-t-il pas toujours des yeux de ses chefs? La disposition est donc plus étendue qu'elle ne le paraît d'abord. Serait-il vrai qu'elle fût nécessaire pour maintenir l'ordre dans l'armée? Le noble pair ne saurait le penser. On a vu au milieu de la Révolution l'armée, longtemps désorganisée, se former aux règles de la discipline la plus exacte, sans qu'on ait été forcé de recourir à ce moyen extrême. L'armée fut-elle jamais mieux disciplinée, donna-t-elle à aucune époque plus de preuves de sa soumission aux lois, que depuis que les prévôtés d'armée n'existent plus? L'expédition d'Espagne a suffisamment montré que les militaires français n'ont plus besoin, pour accomplir tous leurs devoirs, d'être retenus par la crainte de châtiments exemplaires. Le noble pair a cru ces observations dignes d'être prises en considération par la Chambre; il demande que l'article soit renvoyé à l'examen de la commission.

M. le baron Mounier, second opinant, estime que les prévôtés, telles que le projet de loi permet de les rétablir, peuvent présenter, dans des circonstances difficiles, des avantages évidents pour la sûreté de l'armée, et ne sauraient jamais offrir aucun inconvénient, puisque le roi sera seul juge des nécessités qui obligeraient à employer cette ressource extraordinaire. Les rédacteurs du projet ont dû prévoir tous les événements, pour que, dans ces cas d'urgence, le roi ne se vit pas forcé de demander une loi nouvelle. Le préopinant a rappelé que, depuis quarante ans, les prévôtés n'existaient plus; mais pense-t-il qu'elles n'aient jamais été remplacées par d'autres mesures de rigueur, lorsqu'il s'est agi de réprimer les désordres commis à la suite de nos armées ? Qu'était-ce donc que ces conseils de guerre extraordinaires que, dans les guerres de Pologne, on attachait à la suite des colonnes mobiles envoyées pour combattre les traînards organisés en bandes et embusqués dans des châteaux-forts? Cependant, si les prévôtés sont quelquefois nécessaires, il faut examiner avec maturité dans quelles limites leur juridiction doit se restreindre. Le noble pair se fait ici un devoir d'appuyer, au moins pour une partie, les observations présentées par le préopinant. La disposition relative aux sous-officiers et soldats comprend deux cas, celui où ils seront trouvés marchant isolément et celui où ils seront absents de leur corps sans autorisation dans ce dernier cas, il y a déjà, de la part du soldat, infraction aux règles de la discipline; il ne peut donc se plaindre d'être traité avec plus de rigueur pour les délits qu'il peut commettre alors. Mais, parce qu'un soldat marche isolément, est-il toujours en faute? Non, sans doute; et le noble pair craindrait que cette expression ne parût comprendre le militaire qui s'est égaré dans sa route,

et peut-être même le blessé qui sort d'un hôpital. Mais si, sous ce rapport, le noble pair pense qu'il y a quelque restriction à apporter aux termes du projet, il ne voit pas, d'autre part, pourquoi, dans certains cas, l'on n'étendrait pas la juridiction des prévôtés aux délits commis sur la ligne même de l'armée, par exemple lorsqu'il s'agit de pillage et de maraude. Quoi qu'il en soit, l'opinant croit nécessaire de renvoyer l'article à l'examen de la commission; c'est donc à ce renvoi qu'il conclut.

Le renvoi est mis aux voix et prononcé par la Chambre.

L'article 69 du projet était ainsi conçu :

ART. 69 du projet présenté par le gouvernement.

Les prévôtés d'armée ne pourront juger, même hors du territoire français, ni les habitants des pays compris dans l'arrondissement de l'armée, ni les voyageurs munis de papiers ou reconnus par les autorités du pays dont ils se feraient réclamer.

«Si lesdits habitants ou voyageurs sont prévenus de crimes ou de délits qui les rendent justiciables des tribunaux d'armée, ils seront renvoyés devant ces tribunaux pour être jugés; et, dans tous les autres cas, ils seront renvoyés devant la justice ordinaire. »

La commission propose de modifier ainsi la rédaction de cet article :

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

་་

Il n'y aura lieu à recours contre les jugements des prévôtés d'armée que pour cause d'incompétence. »

M. le vicomte Dode de la Brunerie, avant que la délibération s'ouvre sur cet article, observe qu'il serait nécessaire d'apporter quelque modification à ces termes pour les mettre en rapport avec ceux de l'article 170 du projet originaire (165, depuis 174, de la commission), qui est également relatif aux recours dont peuvent être susceptibles les jugements des prévôtés d'armée. Il propose, en conséquence, de renvoyer l'article à la commission.

(Ce renvoi est mis aux voix et prononcé.)

La discussion s'établit sur le titre II, intitulé : De la compétence des tribunaux militaires dans les divisions territoriales.

Le chapitre ler, intitulé: De la compétence des conseils de guerre dans les divisions territoriales, est d'abord mis en délibération.

Les quatre premiers articles de ce chapitre, qui s'occupaient de régler sur quelles personnes et sur quels délits devait s'étendre la juridiction militaire, étaient ainsi rédigés dans le projet.

ART. 71 du projet présenté par le gouvernement.

<< Seront soumis à la juridiction des tribunaux militaires, pour les crimes et délits dont ils pourront être prévenus pendant qu'ils serout employés par ordres émanès du département de la guerre:

« 1° Les officiers de tout grade, sous-officiers et soldats, sans distinction d'arme ni de corps;

«2° Les membres du corps de l'intendance militaire;

3° Les médecins, chirurgiens, pharmaciens et tous officiers d'administration brevetés ou commissionnés, et attachés à des corps de troupes ou à des hôpitaux militaires;

«4° Les agents et employés commissionnés des divers services de la guerre ;

« 5o Les vétérinaires des corps de troupes et des établissements dépendants du ministère de la guerre, les maîtres ouvriers et musiciens des corps, les chefs d'atelier et ouvriers des divers services de la guerre attachés à ces établissements, corps ou services, en vertu d'un engagement;

6o Les étrangers qui lèveraient le plan des places et lieux fortifiés;

« 7° Les prisonniers renvoyés sur parole et repris les armes à la main. »>

ART. 72 du projet présenté par le gouvernement.

«Nonobstant les dispositions de l'article qui précède, les militaires qui seraient en même temps pairs de France, ne seront soumis à la juridiction des tribunaux militaires que pour les crimes et délits prévus par les lois militaires. »>

ART. 73 du projet présenté par le gouvernement.

« Seront soumis aux mêmes dispositions les militaires déjà condamnés par les tribunaux à des peines qui ne les excluent pas du service. >>

ART. 74 du projet présenté par le gouvernement.

« Seront soumis à la juridiction des tribunaux militaires, mais seulement pour les crimes et délits prévus par les lois militaires:

1o Les militaires non employés qui recevront un traitement sous condition de rester à la disposition du gouvernement ;

2° Les jeunes soldats, depuis l'instant où ils auront reçu leur lettre de mise en activité jusqu'à leur arrivée au corps ou au dépôt ;

3° Les engagés volontaires et les remplaçants, depuis le jour de leur engagement jusqu'à celui de leur arrivée dans un corps ou détachement;

« 4° Les militaires de tout grade des corps de la gendarmerie royale ou de París, des sapeurs-pompiers et des autres corps organisés militairement, et soldés pour un service municipal;

5o Les militaires qui seront en congé ou en permission;

6° Les officiers de tout grade et les sousofficiers et soldats inscrits sur les registres-matricules de l'hôtel des Invalides, et vivant, dans cet hôtel ou ses succursales, sous le régime militaire. »

La commission a proposé la suppression de l'article 72 du projet relatif aux pairs de France, à l'égard desquels elle a rédigé une disposition particulière destinée à prendre place à la fin du livre II.

La discussion de l'article 72 est, en conséquence, ajournée jusqu'au moment où la Chambre s'occupera de cette disposition.

Quant aux articles 71, 73 et 74 du projet, la commission en a fondu et modifié ainsi qu'il suit les dispositions dans deux articles, numérotés d'abord 69 et 70, et qui, d'après l'ordre des articles adoptés jusqu'ici, deviendraient les articles 72 et 73 du projet amendé.

ART. 72 (précédemment 69) du projet amende. (Première rédaction.)

«Seront soumis à la juridiction des conseils de guerre pour tous les crimes et délits dont ils pourront être prévenus pendant qu'ils seront employés par ordres émanés du département de la guerre:

1° Les officiers de tout grade, sous-officiers et soldats, sans distinction d'arme ni de corps;

« 2o Les membres du corps de l'intendance militaire ;

3° Les chirurgiens brevetés ou commissionnés, et attachés à des corps de troupes;

« 4° Les vétérinaires des corps de troupes, les maîtres ouvriers et musiciens des corps;

«5° Les étrangers qui lèveraient les plans des places de guerre et lieux fortifiés;

« 6 Les prisonniers de guerre. »

ART. 73 (précédemment 70) du projet amende. (Première rédaction.)

« Seront soumis à la juridiction des conseils de guerre, mais seulement pour les crimes et délits prévus par les lois militaires :

1 Les militaires non employés qui recevront un traitement sous condition de rester à la disposition du gouvernement;

“ 2o Les jeunes soldats, depuis l'instant où ils auront reçu leur lettre de mise en activité jusqu'a leur arrivée au corps ou au dépôt;

« 3° Les engagés volontaires et les remplaçants depuis le jour de leur engagement jusqu'à celui de leur arrivée dans un corps ou détachement;

« 4° Les militaires de tout grade des corps de la gendarmerie royale ou de Paris, des sapeurspompiers et des autres corps organisés militairement et soldés pour un service municipal;

5o Les militaires qui seront en congé ou en permission;

6° Les officiers de tout grade et les sousofficiers et soldats inscrits sur les registres matricules de l'hôtel royal des lnvalides et de ses succursales;

[blocks in formation]

et tous officiers d'administration brevetés ou commissionnés, attachés à des hôpitaux militaires;

« 8° Les agents ou employés commissionnés, les chefs d'atelier et ouvriers des divers services de la guerre;

9. Les militaires subissant, par suite de condamnations judiciaires, des peines qui ne les excluent pas du service. »

Ces deux articles formant un système d'amendement dont toutes les parties sont liées entre elles.

M. le Président annonce qu'il va les soumettre en même temps à la discussion et accorde la parole à M. le comte Siméon, qui propose un amendement à l'article 72.

M. le comte Siméon (1). Messieurs, j'ai l'honneur de proposer à la Chambre, sur l'article 71 du projet du gouvernement, d'abord le 69° et devenu le 72° de celui de la commission, l'amendement suivant :

« Seront soumis à la juridiction des conseils de guerre, pour les criures et délits commis en contravention aux lois militaires et par elles définis:

« 1° Les officiers de tous grades, sous-officiers, etc., comme en l'article 69 de la commission, auquel j'ajoute, après le numéro 6:

«La connaissance de tous autres crimes et délits commis par les dénommés ci-dessus appartiendra à la justice ordinaire. »

Cet amendement a ses fondements dans ce qui s'est pratiqué pendant plus de trois siècles jusqu'à ces derniers temps; il a été indiqué dans la discussion générale par d'illustres orateurs : je viens me rauger sous leur honorable drapeau, et combattre avec eux pour une ancienne et constante règle de l'ancien régime contre une innovation de la Répub ique.

Je croirais superflu de prendre la parole s'il n'était pas utile de rappeler, dans la discussion particulière des articles, les observations qui ont été produites dans la discussion générale, et qui pourraient n'être pas présentes à tous les nobles membres de la Chambre. Il y a d'ailleurs quelques réponses à donner à celles qu'on a faites au discours si remarquable du noble pair qui préside la Cour suprême chargée de maintenir l'exécution des lois et la compétence des juridictions, et auquel les plus zélés serviteurs du trône et de l'autorité royale ne refusent pas le premier rang.

Je ne conteste point à la juridiction militaire les délits et les crimes pour lesquels elle a été instituée; mais je pense qu'elle doit être restreinte à ces délits et à ces crimes, lesquels doivent être définis. Je n'aurais pas cru avoir besoin de prouver la nécessité de cette définition, si elle n'avait été contestée dans la séance d'hier. Si je me permets de revenir sur cette question, c'est d'abord que je pense qu'elle n'a éie résolue que pour le cas de guerre, dans lequel on a cru devoir s'abandonner à l'arbitraire des généraux. Mais, plus le pouvoir qu'on leur a donné est exorbitant, plus il faut le resserrer dans ce qu'on a tant de fois appelé les nécessités de l'armée, qui ne peuvent pas surmonter les nécessités de la raison et de la justice.

(1) Le Moniteur ne donne qu'une analyse du discours de M. le comte Siméon.

D'ailleurs, puisqu'il est à peu près reconnu que le projet ne sera pas sanctionné cette année, que la discussion qui nous occupe est préparatoire, et qu'elle servira, ainsi que celle de l'autre Chambre, à une nouvelle version dans laquelle on profitera des amendements qui auront été proposés, et peut-être aussi de quelques observations d'abord moins bien accueillies, je dois dire que la définition de ce qui est délit ou crime militaire n'offre pas les difficultés qu'on y a vues. Si l'on veut prendre la peine de jeter les yeux sur le code militaire du 19 octobre 1791, sur le décret du 17 mai 1792, sur celul du 12 mai 1793, sur le Code du 10 novembre (21 brumaire an V), sur le Code pénal, chapitre des crimes et délits contre la sûreté extérieure et intérieure de l'Etat, on verra que tout ce qui y est attribué à la juridiction militaire est défini, soit par ces lois, soit par une foule d'autres que l'on trouve dans les recueils des lois militaires. Il ne s'agira que de réunir, dans le nouveau Code, la nomenclature qu'elles contiennent, de tout ce qui doit être considéré comme délit ou crime militaire.

On a dit que si l'on définissait les délits, ceux qu'on aurait omis échapperaient à la répression. J'en conviens et qu'est-ce que cet inconvénient à côté du danger de punir un fait qui n'est pas déclaré coupable, et qui dès lors dépend du jugement arbitraire que l'on en porte, pour y appliquer une peine non moins arbitraire? Car si le délit n'est point défini, la loi, qui ne l'a pas prévu, n'en a point indiqué le châtiment.

N'est-ce pas une maxime autant de simple bon sens que de justice et de législation qu'on ne peut décerner une peine qu'autant qu'elle a été prononcée par la loi à une époque antérieure au crime? Cette maxime n'est-elle pas écrite dans l'article 4 du Code pénal? Il est vrai que ce Code ne s'applique pas aux contraventions, délits et crimes militaires. Mais cette exception prouve que les lois militaires doivent indiquer ce qui est contravention, délit et crime (1). D'ailleurs la loi du 22 septembre 1790 se sert des termes que j'ai employés dans mon amendement : l'article 4 dit que les délits militaires sont ceux commis en contravention à la loi militaire par laquelle ils sont définis. En effet, dans quel autre Etat que celui qui se trouverait sous le despotisme le plus absolu, pourrait-on punir pour un acte qui n'aurait pas été défendu ? Il ne peut pas y avoir de juridiction criminelle sans pénalité, et il ne peut y avoir de pénalité sans désignation des faits auxquels elle s'applique. On aura beau ordonner qu'il y aura des tribunaux pour juger les délits militaires, on demandera quels sont les délits militaires. Il faudra répondre que ce sont tous les actes que, dans leur sévérité ou dans leur caprice, les chefs jugeront tels; ou il faudra ce que je demande, que le nouveau Code fasse ce que les précédents ont fait, qu'en établissant la compétence des conseils de guerre il leur fasse connaître ce qu'ils auront à punir, et à leurs justiciables ce dont ils auront à s'abstenir pour demeurer innocents. Ainsi se justifient les termes de cette partie de mon amendement. Venons à la question principale la juridiction des conseils de guerre s'étendra-t-elle sur tous les délits quelconques des militaires ?

Toute justice émane du roi. Il pourvoit à son administration par des lois générales sur toutes les matières civiles et criminelles, et il en délégue

(1) Loi du 3 pluviose an II, art. 18, tit 13.

l'application à des juges qu'il institue et qui sont inamovibles. Ces lois obligent tous les sujets de quelque rang et profession qu'ils soient. Ils sont tous égaux devant elles, et c'est pour cela qu'elles forment ce qu'on appelle le droit commun, c'està-dire le droit auquel tous sont soumis.

La complication des intérêts et des institutions a exigé quelques dérogations ou exceptions au droit commun; mais ces exceptions doivent être restreintes aux cas qui les ont rendues nécessaires. Voilà le principe de la législation observé de tous les temps dans le royaume, et dans beaucoup d'autres pays. Il remonte à la législation romaine, source abondante et pure de presque toutes les bonnes lois.

Il y a donc deux justices ou juridictions: d'abord la justice ordinaire auprès de laquelle chacun trouve ses juges naturels, c'est-à-dire ses juges de droit, établis et désignés par la loi générale et commune, exerçant ce qu'on appelle aussi la juridiction universelle; ensuite la justice exceptionnelle ou d'attribution, celle qui a trait à des cas ou des matières réglées par des lois spéciales dont l'application a paru exiger d'autres tribunaux ordinaires, parce que ces matières sortent du droit commun.

Nous n'avons que deux espèces de tribunaux spéciaux les tribunaux de commerce et les tribunaux militaires. Les tribunaux de commerce pour juger, non pas les commerçants, car pour toute autre affaire que celles de commerce, ils restent sous la juridiction universelle, parce qu'une fois que les juges commerciaux ont rendu leur jugement qui est provisoirement exécutoire, les besoins toujours urgents du commerce sont satisfaits et l'on rentre dans l'ordre commun; les juges ordinaires prononcent définitivement.

Comme les tribunaux de commerce ne sont pas établis pour la personne des commerçants, mais pour les actes et les devoirs du commerce, de même les tribunaux militaires ne sont pas institués pour les personnes des militaires, mais pour les faits et les devoirs militaires.

Les lois générales obligent indistinctement tous les citoyens de quelque état et profession qu'ils soient. Lorsqu'ils y contreviennent, c'est aux magistrats chargés de les maintenir qu'ils en doivent compte. On n'est pas soustrait à l'empire et à l'action de ces lois parce qu'on exerce telle ou telle profession. Elle peut imposer des devoirs particuliers qui peuvent avoir leurs juges spéciaux, mais elle laisse sous les lois générales tout ce qui n'appartient pas à la loi spéciale.

Il faut aux militaires des juges militaires pour l'observance de la discipline et de la subordination, parce que telles qu'elles leur sont imposées, elles sont hors de la discipline et de la subordination commune. Il leur en faut pour le maintien de l'ordre et de la sûreté dans les casernes, en un mot pour tout ce qui tient à l'état militaire. Mais il n'est pas plus de l'état militaire de commettre un meurtre, un faux hors des casernes ou du camp, qu'il ne l'est de l'état de l'ecclésiastique, du magistrat ou de tout autre citoyen.

Les tribunaux militaires sont les gardiens des lois militaires, comme les magistrals le sont des lois génerales. Or, est-ce la loi militaire ou la loi générale qui défend les crimes et les délits que nous appelons communs, parce que quiconque peut en être coupable?

Ce que tous peuvent commettre appartient à la loi générale, qui ordonne et prohibe à tous; ce qu'on ne peut commettre que dans l'exercice de sa profession et contrairement aux règles de

cette profession appartient aux lois et aux tribunaux de cette profession.

Qu'oppose-t-on à ces principes, ce me semble, évidents et consacrés par la législation romaine, par la législation anglaise, et constamment et sans altération par la législation de notre monarchie?

Que le bien du service, que la bonne discipline de l'armée exigent cette dérogation au droit

commun.

Les armées romaines triomphantes dans les trois parties du monde, les armées anglaises, les armées de Louis XIV, furent-elles donc sans discipline, parce que leurs membres étaient soumis, pour les crimes et délits communs aux juges ordinaires? Lorsque Louis XV écrivait, le 13 décembre 1718, au comte de Soissons, gouverneur et lieutenant général dans le pays messin, qu'il eût « à tenir la main à ce que la connaissance de tous les délits commis par des militaires contre les habitants des lieux de leur garnison ou autres sujets soient renvoyés à la justice ordinaire affaiblissait-il la discipline militaire?

Qu'est-ce que la discipline militaire si ce n'est les règlements militaires? Et avant ces règlements n'y avait-il pas des lois qui défendaient les voies de fait, les meurtres, les larcins? Est-ce dans les lois militaires qu'on est forcé d'en chercher la prohibition et le châtiment?

Il y a aussi une discipline ecclésiastique qui importe autant à la religion que la discipline militaire à l'armée; imagine-t-on pour cela de soumettre les délits et les crimes des ecclésiastiques au jugement de leurs supérieurs, auxquels ils doivent aussi obéissance et respect?

L'obéissance du soldat doit être plus passive, plus aveugle, je le sais, mais à quoi? A l'ordre de ses chefs, aux lois de son état. Il ne doit ni plus ni moins d'obéissance aux lois générales que les autres citoyens. Lorsqu'il y contrevient, ce n'est pas comine militaire qu'il doit être puni, mais comme infracteur des lois générales, comme ayant transgressé, non la loi militaire, mais la loi commune, conme ayant porté atteinte à la paix publique, à la société, et non à la discipline militaire.

Il ne faut pas, a-t-on dit, faire de l'armée une institution trop civile. Il faudrait craindre bien plus de la séparer de la société et de lui persuader qu'elle y est devenue étrangère. Si le soldat cessait d'être citoyen, quel attachement aurait-il pour la patrie? S'il n'était pas soumis à ses lois, il ne tarderait pas à les mépriser et avec elles les magistrats chargés de leur maintien. Il serait dans le royaume comme en pays ennemi, ne connaissant que ses chefs, méprisant toutes les autres autorités, aux réquisitions desquelles, cependant, ses chefs sont obligés de déférer.

L'erreur de ceux qui embrassent ce système vient de ce qu'ils croient que l'obéissance due par le soldat à ses chefs et aux règlements militaires le met hors du droit commun; ils ne voient pas que les devoirs spéciaux ne dispensent pas des devoirs généraux et que le lien militaire ne dissout pas le lien civil.

Sans doute, le soldat, en tout ce qui concerne son service, n'a d'ordre à recevoir que de ses chefs. Sans doute, il ne peut être jugé et puni que par eux lorsqu'il contrevient aux lois de son service et de son état. Mais comme pour ses affaires civiles il est sous la juridiction commune, il doit y être aussi pour les contraventions aux lois criminelles communes à tous.

Il faut, dit-on, donner de la force à l'armée:

sans doute. Il y en a plusieurs moyens anciens et connus. Mais l'armée sera-t-elle plus forte parce qu'un militaire voleur ou assassin sera jugé par ses chefs plutôt que par la justice ordinaire?

Ce qui importe à l'armée c'est la répression par elle-même de l'insubordination, de la désertion; c'est la bonne conduite dans les casernes, dans les camps, et dans l'exécution des commandements militaires. Voilà à quoi elle a un intérêt direct et immédiat. Voilà les fondements mais aussi les bornes de sa juridiction.

L'intérêt de l'armée à la conduite extérieure du soldat n'est que secondaire et médiat; c'est celui de tous les corps à la bonne conduite de leurs membres.

Ce qui importe non seulement à l'armée, mais à tout le monde, c'est que les voleurs et les assassins soient punis. S'ils peuvent l'être par la justice ordinaire, l'armée en sera purgée, comme elle le serait par les conseils de guerre.

Ce ne sont pas les lois contre les délits communs qu'il sagit de recueillir et de renforcer dans le Code qu'on nous présente, ce sont les lois militaires.

Un des nobles préopinants a dit qu'un soldat ne se persuaderait pas facilement qu'il puisse être renfermé dans une autre prison que la prison militaire. Cependant, d'après le projet lui-même, les militaires seront jugés par les tribunaux ordinaires; ils iront donc dans les prisons de ces tribunaux; ils comparaîtront devant les magistrats qui y siègent, ils seront jugés par eux. Si le complice civil attire le complice militaire devant la juridiction ordinaire, pourquoi le délit lui-même n'y attirerait-il pas le militaire coupable tout seul de ce délit? La nature des délits est une base bien plus générale, bien plus naturelle de la compétence, que la qualité des personnes.

Dans cette répugnance que les auteurs du projet témoignent pour les tribunaux ordinaires et qu'ils supposent dans les soldats, je verrais même un argument de plus contre leur système.

Que veulent-ils? Prévenir, par l'exemple du châtiment, les délits communs aussi bien que les délits militaires. La répression des premiers, la seule qu'on leur conteste ici, serait d'autant plus efficace, que le soldat redouterait davantage le châtiment, la prison commune dont il sera précédé, et les juges qui l'ordonneront.

Le militaire, averti que s'il offense la loi générale, que s'il commet un délit commun il comparaîtra devant d'autres juges que ses chefs, qu'il sera jugé comme le sont les malfaiteurs auxquels il se sera assimilé, sera d'autant plus éloigné des crimes qui le priveraient de cette juridiction de privilège, à laquelle on suppose qu'il donnerait la préférence s'il pouvait être maître du choix.

Où est donc, je ne dis pas la nécessité, mais l'utilité d'attribuer à la juridiction militaire la connaissance des délits qui ne sont pas militaires? Serait-ce que les lois générales sont insuffisantes pour ces délits? serait-ce que les juges militaires les connaissent mieux que les magistrats qui les appliquent tous les jours?

La discipline militaire sera-t-elle relâchée, parce qu'un soldat, qui aura commis un meurtre, un vol ou un faux, sera traduit devant le tribunal qui juge tous ces crimes, quel que soit l'état de ceux qui en sont prévenus?

La punition sera moins prompte, dit-on, et peut-être moins sévère.

La promptitude est nécessaire pour les infractions aux lois militaires, parce que ces infractions

« PreviousContinue »