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328. Quant aux dentistes, la question a été longtemps controversée.

Les déclarations du 24 février 1730 et de mai 1768 soumettaient les dentistes de Paris à certaines épreuves pour constater leur capacité. La loi de l'an XI, qui a abrogé ces déclarations, n'a pas reproduit leurs dispositions sur ce point.

Plusieurs auteurs pensent que l'on ne doit être admis à exercer l'art du dentiste qu'à la condition d'être muni d'un diplôme de docteur ou au moins d'officier de santé. Cet art, disent-ils, a fait, dans notre siècle, de grands progrès; il ne consiste pas seulement aujourd'hui à procéder à l'extraction des dents; les soins de la bouche deviennent plus complets, plus délicats; ils exigent des connaissances techniques, des notions générales d'anatomie et de physiologie, de médecine, d'hygiène et de mécanique; il faut donc que le dentiste soit astreint à justifier de ces connaissances par l'obtention d'un diplôme (1).

Dans les anciens règlements sur l'exercice de la médecine et de la chirurgie, la profession de dentiste était considérée et réglée comme une partie de la chirurgie. A la vérité, ces règlements ne leur attribuaient que la qualité d'experts dentistes et leur défendaient de prendre le titre de chirurgien, mais ils leur défendaient en même temps d'exercer aucune autre partie de la chirurgie que celle sur laquelle ils avaient été reçus, ce qui prouve que l'on considérait l'art du dentiste comme une partie de la chirurgie.

Les dentistes ne sont pas d'ailleurs les seuls qui aient été mis ainsi dans une classe à part; l'article 102 des statuts de la communauté des chirurgiens de Paris, approuvés par lettres patentes du roi Louis XIV, en date du mois de septembre 1699, mettait sur la même ligne les dentistes, les oculistes, les renoueurs d'os et les lithotimistes; il défendait à tous également de prendre d'autres titres que celui d'experts pour la partie de la chirurgie sur laquelle ils auraient été reçus.

Dans un nouveau règlement pour cette communauté, approuvé par lettres patentes du mois de mai 1760, on ne trouve plus de dispositions spéciales pour les oculistes, les lithotimistes et les renoueurs d'os; d'où il suit qu'ils doivent à l'avenir être soumis aux conditions générales imposées aux chirurgiens; mais les anciennes règles furent reproduites pour les dentistes.

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(1) Coffinières, § 7. Marjolin, Dictionnaire de médecine. Malgaigne, Manuel de médec. opérat. Lisfranc, Précis de médec. opérat. Morin, Dietion, de dr. crimin., v° Art de guérir, p. 75.- MM. Briand et Chaudé (10o édit., t. 2, p. 520) posent la question sans la résoudre.

La loi de l'an XI n'ayant pas non plus établi de catégorie pour les dentistes, on en a conclu qu'elle a voulu, elle aussi, les soumettre à la règle commune (1).

Mais la jurisprudence n'a point adopté cette doctrine. La Cour de cassation, par un arrêt du 15 mai 1846, sur le pourvoi formé contre un arrêt de la Cour de Paris, et la Cour d'Amiens à la suite, ont décidé que :

<< S'il est théoriquement vrai que l'art du dentiste, considéré in extenso, soit à l'art de guérir ce que la partie est au tout, il est également vrai que la profession d'un dentiste peut se concevoir restreinte à des actes matériels, tels que l'extraction des dents, la fabrication et la pose de dents artificielles; que, de fait, cette profession ainsi restreinte est exercée depuis longues années par une foule d'individus non pourvus de diplômes, sans autre qualité médicale recherchée que la hardiesse ou la subtilité de la main qu'on emploie (2).

Nous ne pouvons, quant à nous, approuver cette jurisprudence, et les motifs donnés nous touchent peu. S'il est vrai qu'en général, la simple extraction d'une dent et la pose de dents artificielles n'exigent, de la part de l'opérateur, qu'une certaine dextérité, il est incontestable que le traitement des maladies de la bouche demande autre chose encore.

Comment distinguer, sans avoir acquis des connaissances théoriques assez étendues, les maladies purement locales de la bouche de celles qui ne sont que le symptôme ou la conséquence d'une affection générale ? N'est-il pas évident que le dentiste ne possédant d'autre mérite que l'adresse de la main pourra compromettre gravement la santé des malades, s'il ne sait pas reconnaître les causes de la maladie, choisir le traitement qui lui est approprié et en prévoir toutes les conséquences? Une opération pratiquée par un dentiste ignorant peut avoir les résultats les plus funestes, on en a vu de tristes exemples.

329. Le 1er février 1873, le sieur de B..., dentiste à Lille, avait à pratiquer une opération dentaire sur la dame Caron. La malade redoutant beaucoup la douleur, le dentiste provoqua l'anesthésie au moyen du chloroforme et pratiqua l'opération. Le 27 du même mois, la même personne s'adressa de nouveau à lui et, la première opération s'étant faite facilement, il eut recours an même procédé et employa encore le chloroforme. Cette fois, l'anes

(1) Paris, 21 févr. 1816, aff. W. Rogers.

(2) Cassation, 15 mai 1846. Amiens, 26 juin 1846. P. 1846, 2. 732. V. aussi Cassation, 23 février 1827. Sir. 27. 1. 214.

thésie fut suivie de la mort. Le dentiste fut traduit en police correctionnelle, et le tribunal de Lille le condamna par un jugement ainsi motivé :

Attendu que l'emploi du chloroforme, qui est tout à la fois un médicament, une substance vénéneuse et un agent anesthésique d'une grande énergie, constitue nécessairement un acte d'exercice de la médecine; Que de B..., ne justifiant d'aucun diplôme, n'avait pas qualité pour en faire usage; Qu'il a ainsi, à deux reprises différentes, exercé illégalement la médecine;

Attendu que, le 27 février, l'inhalation du chloroforme, pratiquée par de B.... a causé la mort de la dame Caron; Que cette opération, qui avait pour but de provoquer l'anesthésie, est essentiellement différente des opérations réservées aux dentistes; qu'elle exige des précautions et des connaissances spéciales, et qu'elle est exclusivement du domaine de la médecine et de la chirurgie; Qu'en se livrant à cette opération sans être muni d'un diplôme, de B... a manqué à l'observation des règlements; Qu'il a, de plus, commis une imprudence, en ne demandant pas le concours d'un médecin, et une négligence en ne se préoccupant pas suffisamment, pendant le cours de l'opération, de l'état des organes de la respiration et de la circulation au point de vue des conséquences que pouvait produire l'anesthésie ; Qu'il y a des circonstances atténuantes;

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Par ces motifs; condamne de B..., par corps, à deux amendes de 15 francs chacune, pour exercice illégal de la médecine; le condamne en outre à un mois d'emprisonnement, et, par corps, à une amende de 500 fr., à raison de l'homicide involontaire, etc... (1). »

Il peut arriver fréquemment que le dentiste soit entraîné en dehors du petit cercle des opérations que la jurisprudence lui réserve; les hémorrhagies, les syncopes que causent souvent l'extraction des dents l'amèneront forcément à faire de la médecine. 330. Au surplus, l'état de la jurisprudence ne nous donne pas encore une solution bien définitive de la question; nous avons cité un arrêt de la Cour de cassation et un autre arrêt de la Cour d'Amiens, mais nous devons donner une décision en sens contraire, émanée du tribunal de Boulogne, et nous devons bien dire que les motifs donnés par ce jugement conservent toute leur force, même après l'arrêt de la Cour suprême. Il est ainsi conçu :

Le Tribunal; Considérant que de l'instruction et des débats il résulte la preuve que, depuis plusieurs années, Philippe, se qualifiant dentiste, mécanicien, pratique, à la fois, l'extraction des dents malades et la pose des dents artificielles sans avoir obtenu aucun des titres voulus par la loi du 19 ventose an XI, ce qu'il reconnaît luimême;

(1) Trib. de Lille, 8 avril 1873. D. P. 73. 3. 79.

DUBRAC.

21

« Que, n'étant pas établi qu'il ait aucunement traité les maladies de la bouche ni employé des moyens chirurgicaux pour fixer les dents artificielles, la question du procès se circonscrit dans les termes suivants : à savoir si la simple extraction des dents par ledit Philippe constitue une infraction aux inhibitions de la loi du 19 ventose an XI, relative à l'exercice de la médecine;

« Considérant que l'extraction des dents est de nature à entrainer des accidents consécutifs, selon quelle est exécutée avec plus ou moins d'habileté; Qu'avant d'y procéder, le dentiste est appelé, dans les cas les plus ordinaires, c'est-à-dire quand il y a douleur et carie de plusieurs dents, à découvrir quelle est celle de ces dents qui est le véritable siège du mal; Qu'il doit encore reconnaitre, préalablement à l'opération : 1o si la douleur accusée ne reconnaitrait pas pour cause une affection des nerfs dentaires sur laquelle la dent signalée par le patient serait sans influence; 2° si l'état d'inflammation plus ou moins intense des gencives ou des parois internes de la bouche ne commande pas un ajournement;

« Qu'il doit aussi être à même d'apprécier, par l'examen de la bouche ou par la résistance qu'il rencontrerait dans le mouvement des lèvres qui doit amener l'évulsion de la dent, si un accident de conformation ne lui prescrit pas de s'arrêter; Qu'enfin, dans certains cas, l'entretien des dents entraîne des hémorrhagies dangereuses et nécessitant des soins médicaux immédiats; que cette opération exige donc la connaissance de l'anatomie et de la pathologie de la bouche; qu'aussi fait-elle partie de l'enseignement chirurgical; Qu'il demeure dès lors évident que l'extraction des dents ne constitue pas un simple fait mécanique; qu'elle doit, au contraire, être classée parmi les opérations dites de petite chirurgie, et qu'elle forme ainsi l'une des branches de l'art de guérir;

En droit: Considérant que les dispositions pénales de la loi du 19 ventose an XI, sont générales et absolues; qu'elles embrassent l'ensemble des faits dont la réunion constitue l'art de guérir, considéré in extenso; - Qu'elles portent dès lors virtuellement sur l'extraction des dents, qui n'est qu'une partie du tout; - Que, loin done qu'il puisse être argumenté, dans l'intérêt du prévenu, de l'absence de dispositions spéciales relatives aux dentistes, il faut reconnaitre qu'une exception formelle eût été indispensable pour rendre leur art au domaine des professions communes;

«Que vainement on invoque cette circonstance qu'autrefois les dentistes formaient un corps d'opérateurs spéciaux, pour prétendre que le silence de la loi de ventose, en ce qui les concerne, la laisse en dehors des trois classes qu'elle crée et n'impose à l'exercice de cette partie de la médecine opératoire aucune condition légale; — Que ce serait supposer au législateur de l'an XI moins de vigilance qu'à ceux de 1669 et 1760, qui ne reconnaissent pas les experts dentistes reçus en cette qualité; - Que l'on doit d'autant moins admettre un pareil système, que la loi de ventose, qui porte l'empreinte d'une réaction salutaire contre les abus d'une liberté aussi dangereuse que dérasonnable, a eu pour objet de créer, en faveur de la santé publique. des garanties rendues plus nécessaires par l'état de la législation d'alors, qui laissait à l'ignorance ou au charlatanisme une plus

grande prise sur la crédulité;

Que cette loi, en instituant au-dessous du degré de docteur en médecine et en chirurgie celui d'officier de santé, a précisément voulu pourvoir par là au traitement des cas les moins graves de la médecine et de la chirurgie;

« Considérant enfin que les dispositions de la loi de l'an XI, relatives aux sages-femmes, n'autorisent nullement à prétendre que le législateur considérait certaines branches secondaires de l'art de guérir, et notamment la pratique de l'extraction des dents, comme laissées en dehors des exigences de la loi, par cela qu'elle ne les reprenait pas nominativement; Qu'en effet, l'exercice de l'art des accouchements n'a été autorisé comme spécialité que par exception au principe général de la loi, qui le plaçait essentiellement dans les attributions des docteurs et officiers de santé ;

Par ces motifs, déclare Philippe coupable d'avoir exercé la chirurgie sans être sur la liste dont il est parlé aux art. 25 et 26 de la loi du 19 vent. an XI et sans avoir de diplôme, de certificat ou de lettre de réception; Condamne Philippe en 15 fr. d'amende, et, attendu que de cette contravention est résulté pour Teneur un préjudice dont il doit obtenir réparation; Condamne Philippe à lui payer, à titre de dommages-intérêts, la somme de 50 fr... (1) ».

-

331. L'administration elle-même a partagé cette opinion. On cite une lettre de M. Cunin-Gridaine, ministre de l'agriculture et du commerce, dans laquelle on lit :

« Toutes les fois que l'administration a été consultée sur la question de savoir s'il faut être docteur en médecine ou officier de santé pour exercer la profession de dentiste, elle a répondu affirmativement. Il lui a paru que, l'art du dentiste étant une branche de la chirurgie, nul ne devait être autorisé à le pratiquer sans avoir justifié des connaissances exigées du chirurgien, et qu'il y avait lieu d'appliquer aux contrevenants les dispositions des art. 35 et 36 de la loi du 19 vent. an XI. »

Enfin les Chambres ont tellement considéré l'art du dentiste comme faisant partie de la chirurgie, que la loi du 25 avril 1844 affranchit les dentistes, comme tous autres médecins et chirurgiens, de la patente que tous avaient payée jusque-la. En effet, la commission de la Chambre des députés avait déclaré que l'exemption devait profiter à tous les médecins, chirurgiens, officiers de santé, oculistes, dentistes et sages-femmes D.

M. Bouillaud fit observer que les termes de la loi de l'an XI sont généraux et comprennent toutes les classes; aussi fit-il adopter la rédaction suivante : « Les docteurs en médecine, les docteurs en chirurgie, les officiers de santé, les sages-femmes ». Il

(1) Trib. correct. de Bouiogne, 15 juin 1846. D. P. 46. 3. 123.

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