Page images
PDF
EPUB

Mais la faute peut se rencontrer aussi plus directement dans la pratique médicale. Si, par suite d'inattention, de légèreté, le médecin, en rédigeant une ordonnance, a commis une erreur et prescrit une substance au lieu d'une autre et ainsi aggravé la situation du malade ; s'il s'est trompé sur la dose à ordonner et s'il a fait absorber par son client une substance qui, prise en aussi grande quantité, devait nécessairement être mortelle ; s'il a omis d'indiquer les précautions à prendre en son absence pour l'emploi d'un médicament dangereux qu'il a ordonné ; s'il a négligé les prescriptions élémentaires de son art; s'il a, d'une façon inconsidérée, expérimenté sur un de ses malades l'effet d'un traitement anormal et inusité, etc..., dans tous ces cas, sa responsabilité sera certainement engagée (1).

Mais nous sommes bien forcés de reconnaître qu'il n'est pas possible de tracer des règles absolues pour fixer d'une façon certaine, invariable, les limites de cette responsabilité ; les cas où elle pourra être invoquée varieront à l'infini ; les magistrats n'auront d'autres guides que les principes généraux indiqués ci-dessus et que l'on ne doit jamais oublier. Ils devront, avant tout, dans la plupart des cas, recourir aux lumières de médecins éclairés et d'une сараcité reconnue, afin de savoir si les règles de la prudence ordinaire ont été observées.

95. Nous devons tout d'abord établir ce principe que le ministère du médecin est parfaitement libre et n'est nullement obligatoire. Le médecin peut donc refuser de se rendre à l'appel d'un malade, même quand ce dernier se trouve, soit en raison de l'éloignement, soit pour toute autre cause, dans l'impossibilité de requérir un autre homme de l'art. Le médecin n'est pas plus tenu d'accourir près d'un malade qu'un passant n'est obligé de se jeter à l'eau pour sauver un homme qui se noie. Disons de suite, à l'honneur du corps médical, qu'on a vu bien rarement des exemples d'un pareil refus ; les médecins ont, chez nous, habitué le public à un dévouement, à une abnégation dont on ne leur témoigne pas toujours assez de reconnaissance. Quoi qu'il en soit, le médecin ne doit compte de sa conduite, sur ce point, qu'à sa conscience (2). Nous examinerons plus loin, au chapitre des honoraires, la question de savoir si les médecins sont tenus d'obtempérer aux réquisitions de l'autorité pour donner des soins aux malades en cas d'épidémie.

(1) Taulier, Théor. du Code civ., t. 4, p. 588. Sourdat, Traité de la responabilité, t. 2, p. 676. Orfila, Tr. de méd. lég., 4o édit., p. 47. (2) Cassat. 29 fructid. an X, P. chron., et 4 juin 1830, P. chron.

--

Mais quand le médecin a commencé à traiter un malade, quand il a entrepris une cure, il s'est établi entre lui et son client une sorte de contrat tacite qu'il ne peut rompre seulsans motif, et, s'il abandonnait le malade quand ce dernier a encore besoin de ses soins, il serait tenu à une réparation (1).

Les cas dans lesquels la responsabilité du médecin pourra être engagée ne peuvent être prévus à l'avance; nous nous bornerons à citer les principales décisions rendues par les tribunaux dans cette matière ; on y trouvera des motifs de décider dans les espèces qui se présenteront dans la pratique.

96. En 1825, le docteur Hélie fut appelé pour faire un accouchement qui paraissait offrir des difficultés; l'enfant présentait les bras. Le médecin ne chercha pas à faire la version, il crut l'enfant mort, les bras sphacélés, et il les amputa; l'accouchement terminé, il dut reconnaître son erreur ; l'enfant était bien vivant et il survécut à l'opération. Le père intenta devant le tribunal de Domfront une demande en dommages-intérêts contre le docteur Hélie.

Le tribunal voulut avoir l'appréciation de l'Académie de médecine, qui désigna, pour étudier la question, quatre de ses membres les plus distingués, tous professeurs d'accouchement, MM. Desormeaux, Deneux, Gardien et Moreau, auxquels fut adjoint M. Adelon, professeur de médecine légale. Il résulta de leur rapport: 1o que rien n'avait pu démontrer à l'accoucheur que les bras de l'enfant fussent frappés de sphacèle; 2° que l'impossibilité d'opérer la version n'était point établie ; 3° que rien ne prouvait l'urgence de terminer l'accouchement ; 4° que l'amputation des bras n'était pas nécessaire, surtout le gauche, les doigts seuls étant engagés. La conclusion de ce rapport était que l'opération pratiquée par le docteur Hélie, constituait, de sa part, une faute contre les règles de l'art.

Néanmoins, l'Académie ne partagea point ce sentiment, et elle désigna cinq autres membres non accoucheurs pour faire une contre-expertise c'étaient MM. Desgenettes, Dupuytren. Récamier, Itard et Double. Leur conclusion fut entièrement opposée à celle des premiers experts. En terminant, M. Double, rédacteur de leur rapport, disait :

« L'Académie croit de son devoir de protester contre l'interprétation forcée et l'application abusive, dans certains cas, des articles 1382 et 1383 du Code civil. Nul doute que les médecins ne demeurent légalement responsables des dommages qu'ils causent à autrui par

(1) Amiens, 16 nov. 1857, cité par MM. Briand et Chaudé, 10a édit., p. 26.

la coupable application des moyens de l'art faite sciemment, avec préméditation et dans de perfides desseins ou de criminelles intentions; mais la responsabilité des médecins dans l'exercice consciencieux de leur profession ne saurait être justiciable de la loi. Les erreurs involontaires, les fautes hors de prévoyance, les résultats fâcheux hors de calcul ne doivent relever que de l'opinion publique. Si l'on veut qu'il en soit autrement, c'en est fait de la médecine. C'est un mandat illimité qu'il faut auprès des malades; l'art de guérir ne peut devenir profitable qu'à cette condition. En fait donc de médecine pratique, de même qu'en matière de justice distributive, les médecins, non plus que les juges, ne sauraient devenir légalement passibles des erreurs qu'ils peuvent commettre de bonne foi dans l'exercice de leurs fonctions. Là, comme ici, la responsabilité est toute morale, toute de conscience: nulle action juridique ne peut être légalement intentée, si ce n'est en cas de captation, de dol, de fraude ou de prévarication. Ainsi le veut la juste intelligence des intérêts privés. »

On voit, par la conclusion de ce rapport, sous l'empire de quelle préoccupation les derniers experts avaient procédé à leur expertise. D'après eux, les médecins ne pourraient être jamais passibles de réparations civiles qu'autant qu'ils auraient causé intentionnellement un dommage, dans de perfides desseins et de criminelles intentions; il faudrait, en un mot, supprimer, en ce qui les concerne, les articles 1382 et 1383 du Code civil. Cette théorie ne pouvait être admise par la justice, et le tribunal de Domfront jugea ainsi :

« Le tribunal, appréciant l'avis de l'Académie, considérant qu'il ne peut prendre pour règle ces avis incomplets où les questions sont éludées plutôt que résolues et délibérées sous l'influence de cette pensée prédominante que les médecins, dans l'exercice de leur profession, ne sont pas justiciables des tribunaux pour les fautes graves résultant du défaut de science, de l'imprudence ou de quelque faute que ce soit, pourvu qu'il n'y ait pas coupable application des moyens de l'art faite sciemment, avec préméditation, dans de perfides desseins ou des intentions criminelles, pensée que le tribunal ne peut partager;

• Considérant que les douleurs pour accoucher n'ont été vives et pressantes qu'à six heures du matin; que tout annonce que ces douleurs vives et pressantes n'ont eu lieu qu'après l'arrivée du docteur Hélie; qu'il est constant que ce médecin arriva au plus tard à neuf heures et que l'accouchement était terminé une heure après ; que la compression du bras droit de l'enfant n'a pu être ni violente ni de longue durée et n'a pu produire le sphacèle; qu'elle a dû le produire encore moins au bras gauche qui se trouvait à peine engagé ; que d'ailleurs toutes les circonstances établissent l'absence du sphacèle, et que si le sphacèle n'existait pas, comme il faut le reconnaître, le préjudice causé par l'amputation des bras de l'enfant Foucault est évident;

a Considérant que, malgré l'assertion du médecin, il est douteux.

qu'il ait tenté la version de l'enfant avant de faire l'amputation; que, d'ailleurs, il n'a essayé aucun des moyens recommandés en pareil cas; que, loin de là, une heure lui a suffi pour faire les préparatifs de l'accouchement, tenter vainement, dit-il, l'introduction de la main (qu'il n'a même pas eu le soin d'enduire d'un corps gras), couper les deux bras, opérer la version et délivrer la femme Foucault; que rien ne nécessitait cette précipitation, puisque, après six heures du matin, la femme Foucault se promenait encore dans son jardin; qu'au moment de l'opération, elle s'est rendue elle-même sur son lit de douleurs, marchant seulement à l'aide d'un bras, et qu'après l'opération, elle a marché encore pour se rendre à un autre lit; que par conséquent l'accoucheur avait tout le temps nécessaire pour suivre, dans un accouchement qui présentait des difficultés, les prescriptions des maîtres de l'art, essayer des divers moyens que cet art lui indiquait et appeler des confrères en consultation; que, ne l'ayant pas fait, mais ayant, au contraire, agi sans prudence et avec une précipitation incroyable, il est coupable d'une faute grave qui le rend responsable du dommage résultant de la mutilation de l'enfant Foucault;

«Par ces motifs, condamne Hélie à payer à l'enfant Foucault cent francs par an jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de dix ans, et à lui servir ensuite une rente viagère de 200 francs (1).

97. Le docteur Thouret-Noroy fut appelé, le 10 octobre 1832, auprès d'un ouvrier, le sieur Guigne, qui était malade. Il crut devoir pratiquer une saignée. Quelque temps après, une tumeur se forma au pli du bras qui avait été saigné.

Le médecin, appelé de nouveau près du malade, qui déclarait souffrir beaucoup de cette tumeur, répondit que cet accident n'aurait aucune suite fâcheuse. Mais la douleur ne diminuant pas, et le médecin ayant abandonné le malade, un officier de santé fut appelé. Celui-ci reconnut, dans la tumeur, un anévrisme causé par la piqûre de l'artère brachiale. La tumeur avait alors la grosseur d'un œuf; la gangrène se manifesta bientôt, et, l'amputation étant jugé eindispensable, il y fut procédé aussitôt. Guigne forma contre le docteur Thouret-Noroy une demande en dommages-intérêts.

Le tribunal d'Evreux, saisi de l'action, ordonna une enquête et, après l'audition des témoins, rendit, le 17 décembre 1833, un jugement définitif qui statuait en ces termes :

« Vu le jugement d'appointement de preuve daté du sept août dernier, les principes qu'il consacre et les résolutions qu'il contient, si la preuve entreprise par Guigne est faite, ou au moins s'il résulte de son enquête que le dommage qu'il éprouve par la priva

(1) Dalloz, Rép., vo Responsabilité, no 129, 1o.

tion du bras doit nécessairement être imputé à la maladresse, à l'oubli des règles de son art, à la négligence ou à l'indifférence de Noroy;

« Or, attendu qu'il résulte de l'enquête directe: 1o qu'en saignant au bras droit Guigne, le sieur Noroy a ouvert l'artère dite brachiale; 20 que Noroy a dû reconnaître sur-le-champ cet accident grave; 30 que cependant il a négligé, à dessein. de le dissimuler, de pratiquer immédiatement le seul moyen indiqué par la médecine, la compression par application d'un corps dur, se contentant d'un simple bandage; 4° qu'en cet état, Guigne a été abandonné pendant plusieurs jours par son médecin ; 5o que l'anévrisme, conséquence nécessaire de la rupture de l'artère, s'étant manifesté et Noroy en ayant été informé, au lieu de suivre encore les inspirations ou les prescriptions de son art, c'est-à-dire de tenter l'opération consistant dans la ligature, ce médecin aurait employé au moins les résolutifs, ce qui ne pouvait amener aucun résultat utile; 6° que c'est ainsi que Guigne, dont la position s'aggravait chaque jour, a été conduit à réclamer le secours d'un autre médecin ; qu'il a souffert, mais trop tard, l'opération de l'anévrisme, puis enfin l'amputation;

« Attendu qu'il résulte de chacun comme de l'ensemble de tous ces faits, qu'il y a eu, de la part de Noroy, maladresse, oubli des règles, négligence grave, et conséquemment faute grossière dans la saignée et dans le traitement ultérieur ;

« Vu les articles 1382 et 1383 du Code civil, et attendu qu'il est dû à Guigne une réparation en rapport au préjudice qu'il éprouve, à sa position sociale et aux dépenses qu'il a été obligé de faire;

« Le tribunal déclare l'enquête de Guigne concluante et prévalante sur la contre-enquête; en conséquence, admet sa demande, condamne le sieur Noroy, à titre d'indemnité du tort qu'il lui a causé, à payer audit Guigne, dans le délai de huit jours, la somme de 600 francs et à lui servir annuellement, à compter de l'introduction du procès, à titre viager, et jusqu'à son décès, June somme de 150 francs payable de six mois en six mois; ordonne l'exécution provisoire quant aux 600 francs, conformément à l'article 135 du Code de procédure civile, étant accordés à titre de provision. »>

Thouret-Noroy fit appel de ce jugement, et un premier arrêt rendu par défaut contre lui confirma la sentence des premiers juges. Sur son opposition, il intervint un nouvel arrêt de la Cour de Rouen, qui statua en ces termes :

« Attendu que les bases du jugement définitif sont fixées par le jugement d'appointement en preuve, et que ce jugement a été exécuté par les deux parties;

« Attendu qu'il résulte de l'ensemble des dépositions des témoins de l'enquête directe: 1° que les personnes présentes lors de la saignée faite par Thouret au bras de Guigne furent étonnées de l'effet immédiat de cette saignée, de la manière dont le sang jaillissait et brouait ou brouissait; de la couleur du sang; de l'insistance que Thouret, malgré les observations qui lui furent faites, mit

« PreviousContinue »