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de laisser une place à la coutume des vivants pour la satisfaction de leurs nécessités, coutume conforme à leurs désirs et non établie d'après une règle inflexible tracée d'avance Ou, pour parler le langage d'aujourd'hui, il fallait admettre, à côté du droit naturel, divin, imposé par la volonté de là-haut, un droit positif, réel, terrestre, œuvre des hommes eux-mêmes, un droit qui surgit des luttes et des rapports qu'ils ont entre eux, qui se modifie à chaque instant. A côté du législateur céleste, infaillible et souverain, il fallait admettre le législateur humain et faillible.

Dans les groupes composés, produit du rapprochement et de la domination d'une tribu ou unité sociale qui s'impose à une autre, le processus de la formation de la loi n'est pas le même que dans les groupes simples; mais le résultat n'en ditfère que très peu (1). Dès que s'est réalisé l'assujettissement d'une tribu ou unité sociale par une autre qui a su la vaincre à la guerre, la tribu victorieuse met en pratique tous les moyens que lui suggère la ruse pour bien dominer la tribu soumise et l'exploiter à son profit. La tribu vaincue conserve son propre droit et une bonne partie de son organisation, ce droit et cette organisation qu'elle avait avant de tomber dans l'esclavage; elle conserve le culte de ses ancêtres; elle conserve son individualité intérieure (2); mais, à côté de ce droit, il en

(1) Gumplowicz croit que ni l'Etat, ni, par conséquent, le droit (car, pour lui, il n'y a de droit que dans l'Etat), n'ont pu exister qu'au moment où une tribu est tombée sur une autre et l'a soumise (Voir ses différents ouvrages et notamment le Droit politico-philosophique (trad. espagnole), la Lutte de races et Sociologie et politique). Nous trouvons plus exact ce que dit M. Vaccaro, à savoir que la superposition d'un groupe à un autre ne fait que donner une nouvelle et plus ample impulsion au développement du droit et de l'Etat, qui existaient déjà. » (Les bases du droit et de l'Etat, édition italienne, 1893, Turin, Bocca frères, page 362. note). (Voir également les notes du traducteur de l'édition espagnole du Droit politico-philosophique de M. Gumplowicz, et VANNı, loc. cit., pag. 67 et suiv.).

(2) Ce qui se produit ici, c'est quelque chose d'analogue à ce qui se passe dans ehacun des Etats particuliers qui font partie d'un Etat fédéral, ou dans certaines colonies de quelques nations modernes auxquelles, après la conquête, on permet de continuer à se régir à l'aide de leurs propres lois, de leurs coutumes, de leurs autorités, etc. Il convient de se rappeler que telle fut précisément la conduite de Rome envers un grand nombre de peuples dans ses guerres de conquête. On sait également qu'au début de la vie de cet organisme politique, chaque gens et même chaque famille avait son droit interne, privé, impénétrable,

surgit un autre, imposé par les vainqueurs, et qui représente leur volonté et la série des moyens qui leur paraissent opportuns pour conserver et assurer leur domination sur les vaincus. Le droit interne commence à perdre du terrain, parce que la nouvelle situation créée relâche inévitablement les liens entre les individus qui composaient le groupe, et, en échange, il se forme d'autres liens entre les différents membres du nouvel Etat, entre les vainqueurs et les vaincus. Le nombre des rapports réglés par le droit externe est, de son côté, chaque jour plus grand; son horizon s'étend à mesure que se rétrécit celui du droit interne; et comme ce droit externe traduit la volonté des vainqueurs, l'ordre souverain, comme on menace de rudes châtiments ceux qui voudraient y contrevenir, on voit bientôt se former, par l'habitude, cette idée que ce qui est bon et juste correspond à ce qui est ordonné et que ce qui est mauvais et injuste correspond à ce qui est défendu. Ajoutez à cela que ceux qui détiennent le pouvoir entre leurs mains se font passer peut-être le croientils eux-mêmes, - comme les représentants et les organes de la divinité, et qu'ils accompagnent de la menace de la sanction terrestre la menace de la sanction religieuse (1). Ce qui

à côté du droit externe, commun à tous les membres de la tribu (ce fut là précisément le motif de la distinction entre le droit privé et le droit public. (Voir COSTA: Théorie du fait juridique (en esp.), Madrid, 1880, § 10, pag. 76 et suiv.). On n'ignore pas que les Germains, en tombant sur l'Empire romain, respectèrent également la loi et les coutumes des vaincus, donnant ainsi naissance à la législation double ou de races; et que la générosité, enfin, des peuples conquérants a tenu une conduite analogue.

(1) « Les sérieuses recherches que l'on a faites, ces temps derniers, touchant les origines de la société et des institutions sociales, ont eu pour résultat de démontrer que, dans le droit primitif, il existe deux caractères qui, au premier abord, paraissent contradictoires entre eux. D'un côté, le droit primitif est dominé très fréquemment par la force et la violence; et, dans toutes ses parties, se réflètent les brutales passions de l'homme primitif. Mais, d'un autre côté, il se trouve enveloppé d'une auréole réligieuse qui lui attire la vénération et le respect; il est promulgué comme une parole divine, comme un Fas mystérieux et secret, dont le sens intime ne peut pas être compris du vulgaire et dont les cérémonies solennelles doivent être accomplies scrupuleusement jusque dans leurs plus petits détails. Tandis que, sous un aspect, il est le résultat des nécessités naturelles, sous un autre, il est l'expression de la volonté d'une autorité surnaturelle et divine; et il paraît confirmer la description des anciens Romains pour lesquels le droit était une chose divine et humaine en même temps, un Jus et un. Fas, un mandat positif et une révélation de la divinité, une force qui subjugue et une religion dont les mystères ne devaient pas être pénétrés par le vulgaire. » (CARLE: La vie du droit dans ses rapports avec la vie sociale (en ital.), Turin, 1880 pages 36 et 37).

donne plus de force encore à cette croyance que la justice est une chose qui vient du bon plaisir de celui qui gouverne et qui, seul, a le droit de la dispenser ; car, seul, il est le dépositaire de la volonté des dieux, et, seul, il connaît leurs désirs.

Les choses étant en cet état, la classe des vainqueurs s'arrogea le monopole du droit et c'est elle seule qui prétendit en posséder la connaissance. « Le droit revêtit une forme aristocratique. Les classes supérieures ne voulaient pas laisser voir au peuple que le droit était pour elles une série de privilèges et qu'il affaiblissait l'autorité de la conscience des masses >> (1). C'est pour cela, par exemple, qu'à Rome, les rites qui accompagnaient le droit primitif étaient connus seulement des patriciens, qui disposaient ainsi d'une arme puissante de domination contre les plébéiens.

Mais les castes ou classes inférieures, l'ensemble des membres composant la tribu vaincue, prennent peu à peu conscience de leur force; d'ailleurs, dès que ces membres se sont adaptés, dans une certaine mesure, au nouveau milieu de sujétion produit par la conquête, ils ne tardent pas à se rendre compte que ce milieu est insuffisant pour donner satisfaction à leurs nécessités ; ils remarquent combien est étroite la sphère d'action du droit que, dans leurs différends avec leurs maîtres, ils ont pu connaître ; ils comprennent que ces derniers occupent une situation privilégiée; et alors, ils luttent par tous les moyens. possibles jusqu'à ce qu'ils aient obtenu la modification du milieu et des conditions de vie, jusqu'à ce qu'ils aient réussi à faire entrer, à titre de garantie, cette modification dans un document légal public, connu de tous et égal pour tous. Nous trouvons un éloquent exemple de cette persévérance dans la longue lutte des plébéiens contre les patriciens de Rome, dans la retraite des premiers sur le mont Aventin et dans la publication du Code des douze Tables (2). A partir de ce moment, les opprimés continuent sans se décourager, à protester contre l'inégalité ; et ils obtiennent ainsi toute une série de concessions qui représentent tout autant de conquêtes du droit

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(2) La valeur de ce Code « ne consiste pas en ce qu'i! implique une classification symétrique, une certaine pureté et une certaine clarté dans l'expression; elle réside dans la publicité et dans la connaissance donnée à tous les citoyens de ce qui devait et de ce qui ne devait pas se faire ». (VADALA-PAPALE: Op. cit. p. 28).

terrestre humain, sur le droit divin, et qui trouvent leurs plus solides garanties dans la loi. Dans ce sens, celle-ci est un véri– table instrument de progrès et même l'instrument le plus parfait. La loi, dès lors, n'est plus « une tradition sainte, mos; c'est un simple texte, lex et comme ce qui l'a faite, c'est la volonté des hommes, cette même volonté peut la changer. D'ailleurs, la loi qui était auparavant une partie de la religion et le patrimoine des familles sacrées, fut bientôt la propriété commune de tous les citoyens (1). Le contenu de la loi fut formé principalement par les coutumes qui étaient en vigueur parmi le peuple et qui gouvernaient sa vie (2); mais ces coutumes n'avaient plus le cachet religieux qu'elles avaient auparavant, lorsqu'on supposait qu'elles représentaient la volonté des ancêtres; elles ne furent pas davantage invariables; elles étaient au contraire, continuellement en voie de changement. L'élément populaire, humain, du droit commence ainsi à acquérir une grande influence; les anciens vaincus secouent peu à peu leur état de servitude, acquièrent des positions, conquièrent des prérogatives qui auparavant leur étaient refusées, participent à la fonction législative et au gouvernement (3); ce que nous appelons aujourd'hui, avec l'école historique, <«< conscience nationale », commence à prendre consistance, à se constituer en créatrice unique de coutumes nouvelles qui progressivement jettent la loi par terre, à instituer des orga

(1) FUSTEL DE COULANGES: La cité antique, Livre IV. Ch. VIII, pag. 365, cité par Vadala-Papale, Op. cit. pag. 16.

(2) « Il y a de nombreuses preuves établissant que, dans les idées primitives, les pouvoirs législatif et judiciaire n'en formaient qu'un seul, et que légiférer ne signifiait pas innover dans le droit établi. Aujourd'hui on admet que le législateur innove toujours et le juge jamais. Anciennement, on ne considérait pas que nécessairement le législateur dût innover, pas plus d'ailleurs que le juge; au contraire la mission du premier se bornait dans la plupart des cas à faire connaitre le droit ou la coutume préexistante. Il n'est pas possible de déterminer le nombre de lois nouvelles qui entrèrent dans la Constitution de Salon, dans les Douze Tables, dans les lois d'Alfred et Canut, ou dans la Loi salique ; mais toutes les probabilités font supposer qu'elles furent très peu nombreuses ». (SUMNER MAINE : Les institutions primitives, trad. espagnole p. 29). « Les Douze Tables se bornèrent à formuler par écrit les coutumes qui existaient chez le peuple romain ». (VADALAPAPALE: Op. cit. pag. 34).

(3) On n'a qu'à se souvenir, à titre d'exemple, de ce qui se produisit à Rome au sujet de la lutte séculaire des classes, et de la façon dont la plèbe acquit, grâce à un mouvement constamment progressif, avec la jouissance des mêmes droits que les praticiens et qui, au début, appartenaient exclusivement à ces derniers (connubium, commercium, etc), le droit d'entrer dans toutes les magistratures de la République.

nes chargés de s'enquérir des nécessités qui se produisent et de leur donner satisfaction (1).

Mais dans ce processus, comme dans tous les autres, on ne suit pas toujours une direction invariable dans le même sens ; c'est plutôt un processus qui se produit d'une manière rythmique. Les éléments sociaux qui avaient autrefois été soumis et auxquels on avait enlevé leurs privilèges, profitent de toutes les occasions qui se présentent à eux pour les acquérir de nouveau, sinon en totalité, du moins en partie; les enthousiastes combattants des temps passés, au contraire, loin de poursuivre leurs aspirations, commencent à se considérer comme satisfaits de ce qu'ils ont obtenu; ils perdent, en outre, leur confiance, parce que les conquêtes qu'ils ont faites ne leur ont pas procuré tous les avantages qu'ils en attendaient. Et ainsi, les deux mouvements convergeant vers le même but, on voit se reproduire à la fin, plus ou moins modifiée, la situation déjà lointaine et oubliée de tous où le droit s'identifiait avec la volonté du souverain et où cette volonté était l'unique source de la loi. La conscience nationale est devenue muette et quod principi placuit legis habet vigorem. Cette nouvelle situation où le droit tout entier vient d'en haut, où l'Etat s'identifie avec le souverain personnel, où les fonctions publiques et les autorités qui les exercent ont toutes leur source dans le souverain et sont établies par la volonté et pour le service du souverain, c'est celle que nous offrent l'Empire romain et les monarchies européennes du xv° siècle et des siècles suivants. L'arrivée des Barbares et de la Révolution française signifient, à leur tour, en grande partie, une nouvelle revendication de la conscience populaire obscurcie et opprimée, et comme conséquence, une restauration partielle du concept du droit, de l'Etat, de la loi et des autorités comme institutions humaines, comme institutions d'origine populaire.

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Des courtes explications que nous venons de fournir et à l'insuffisance desquelles il devra être suppléé par les connais

(1) Prétéurs, tribunaux, jurisconsultes, qui élaborent, en leur qualité de représentants de l'organisme social de la conscience nationale, tout un droit nouveau, complètement différent de l'ancien et même parfois opposé à lui.

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