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que les Anglais laisseraient passer ces malheureux. Les Anglais firent feu! Plusieurs furent tués, les autres passèrent un jour et une nuit dans les fossés des ouvrages extérieurs, pensant que les ennemis se laisseraient fléchir à la fin par le tableau de leurs misères; les ennemis n'accueillirent leurs supplications qu'à coups de fusil, et ceux qui restaient rentrèrent dans la ville, où les volontaires français partagèrent avec eux le peu de vivres qui venaient de leur être distribués. Une huitième sommation fut faite à la garnison de Malte, Vaubois répondit en son nom qu'elle tiendrait jusqu'à la dernière extrémité. Cependant sa position devenait chaque jour plus critique. Toutes les provisions étaient épuisées; le bois manquait, les citernes étaient à sec. Les fièvres, les dyssenteries, faisaient d'affreux ravages. La mort était partout et sous toutes les formes. Le blocus était si rigoureux, qu'aucun bâtiment n'avait pu pénétrer dans le port. Le contre-amiral Perrée, qui avait été envoyé pour y introduire des vivres, essaya vainement de forcer le passage entre quatre vaisseaux anglais. Accablé par le nombre, il succomba. Blessé d'abord à l'œil gauche d'un éclat de bois, il continua d'ordonner les manœuvres, disant à ceux qui l'entouraient Ce n'est rien, mes amis, ce n'est rien. Tout à coup un boulet lui enleva la cuisse.

Cette défaite décida du sort de Malte. Trois mois cependant s'écoulèrent depuis le combat avant que la garnison consentît à ouvrir les portes. Enfin elle fut forcée de subir la rigoureuse nécessité d'une capitulation. Il ne restait plus alors dans Malte de quoi tenir cinq jours. Là capitulation accordée aux héroïques défenseurs de l'île fut digne de leur courage et digne de l'armée française.

Voyons maintenant ce qui s'était passé en Orient depuis le 22 août, jour où Bonaparte quitta l'Égypte, confiant sa destinée aux hasards de la mer, jusqu'aux derniers combats livrés sur les murs d'Alexandrie et à la capitulation qui en fut la suite.

L'armée d'Égypte fut consternée en apprenant le départ de son général en chef. La longue et difficile campagne de Syrie qu'elle venait d'accomplir avait rudement éprouvé tous ces hommes si éloignés de leur patrie depuis plus d'un an et sans espoir d'y revenir.

La nostalgie, cette épidémie morale, avait pris naissance au milieu des déserts de la Syrie, et fait en peu de temps de rapides progrès. Le désir de revoir la patrie s'était réveillé plus violent dans le cœur des soldats, et avait éclaté d'abord en suicides, puis en murmures, et même en révoltes. Affaiblie par les maladies, décimée par les marches dans le désert, par les combats, réduite enfin de plus d'un quart, l'armée d'Égypte se croyait prête à périr tout entière dans ce pays, car le chemin de la patrie lui semblait à jamais fermé. De quelque côté qu'on tournât les regards, l'espérance du retour en Europe paraissait impossible. Du côté de la mer, c'étaient les croisières anglaises; du côté de la Syrie, c'était Saint-Jean-d'Acre, l'imprenable; de tous les autres côtés, c'était le désert avec ses mers de sable. Un sombre ennui dévorait indistinctement chefs et soldats. Bonaparte, par sa présence, faisait luire quelques rayons d'es

poir dans ces pauvres esprits abattus et calmait l'effervescence toujours prête à éclater. On se disait qu'avec lui on trouverait toujours moyen de revenir en Europe, et parfois même on se faisait à l'idée de ne quitter jamais la terre d'Égypte et d'y fonder une colonie militaire. Mais quand l'homme qui semblait résumer en lui seul l'espérance et la force de cette armée fut disparu, le désespoir devint extrême. Les plus violentes apostrophes éclatèrent alors contre lui; on traita de lâcheté l'audacieux parti qu'il venait de prendre pour revenir en Europe, et l'on ne songea plus qu'aux moyens de revoir la France au prix même des plus honteuses concessions. Kléber, qui avait été investi du commandement en chef, loin de chercher à arrêter les effets de ces dispositions morales qui compromettaient l'avenir de la conquête et même le salut de l'armée, Kléber fut le premier à les faire naître et à les encourager. Cet homme, si grand au milieu des combats, si héroïque dans les dangers, était souvent d'un caractère faible et irrésolu dans les épreuves ordinaires de la vie. Il n'aimait point Bonaparte, et ne subissait l'ascendant de son génie qu'avec humeur et impatience. Au lieu de savoir gré au vainqueur d'Aboukir de lui avoir fourni l'occasion de déployer ses grands talents, comme le lui écrivait Bonaparte dans ses lettres d'adieu, il cria le premier à la trahison, et déclara bien haut qu'il sortirait d'Égypte à quelque prix que ce fût. Cette imprudente conduite, en altérant l'esprit de l'armée, pouvait avoir les résultats les plus funestes. Tous les généraux cependant ne partageaient pas les sentiments de Kléber; quelques-uns désavouèrent hautement ses paroles, et blâmèrent sa conduite; de ce nombre était le noble et brave Desaix; mais Desaix était dans la HauteÉgypte, et son influence ne pouvait balancer celle de Kléber, qui était le plus populaire de tous les généraux parmi les soldats. On va voir quelles furent les conséquences de la conduite du nouveau général en chef.

A peine en possession du commandement, il adressa au Directoire un rapport où, exagérant en mal la situation de l'armée, le nombre des soldats présents sous les drapeaux, la disposition des esprits, l'état des ressources, il présenta tout sous le jour le plus accusateur contre Bonaparte. Ce rapport, adressé au gouvernement en double expédition et par deux voies différentes, tomba entre les mains des Anglais et produisit en Europe un effet déplorable. On crut l'armée d'Égypte entièrement perdue, et les exigences des ennemis augmentèrent. En ce moment, une armée de 80,000 Turcs ou janissaires, commandés par le grand-vizir, s'avançait du côté de la Syrie, et la flotte anglaise annonçait une descente vers les bouches du Nil. Kléber, toujours placé sous l'influence de la mauvaise humeur et de l'exil, au lieu de chercher à dissiper ce nouvel orage qui menaçait la colonie, entra le premier en négociation avec les ennemis, et ne craignit pas de stipuler l'abandon de l'Égypte. Ce traité était un crime de lèse-nation, et l'histoire le reprocherait sévèrement à Kléber, s'il n'avait racheté ce moment de faiblesse par sa conduite héroïque à Héliopolis.

Voyons, en effet, si Kléber était autorisé à signer une convention comme celle d'El-Arisch. L'armée française, lors de son arrivée en Égypte, était forte

de 30,000 soldats; elle avait été augmentée de 3,000 hommes par les marins des bâtiments français détruits à Aboukir. Elle avait perdu 5,000 hommes environ pendant les campagnes de 1798 et 1799. Il restait donc encore à Kléber 28,000 soldats, les meilleurs du monde. Cette armée pouvait être aisément recrutée en Égypte, non-seulement par les Grecs et les Syriens qui y sont en grand nombre, et dont la plupart sont chrétiens, mais encore par les noirs de Darfour, qui sont robustes et vigoureux, et qui, dans la suite, entrèrent en assez grand nombre dans nos demi-brigades et les suivirent en France. Sous çe rapport donc, l'armée française était plus que suffisante pour combattre les hordes indisciplinées d'Osmanlis que le grand-vizir poussait vers l'Égypte. Les armes et les munitions ne manquaient pas non plus, ainsi que Kléber l'avait écrit, puisqu'on s'y battit encore pendant deux ans avec ce qui restait en magasin. Les ressources du pays étaient aussi plus que suffisantes pour faire subsister l'armée. L'Égypte, sous le gouvernement des Mameluks, payait 40 millions d'impôts annuels. Il est vrai que ces impôts étaient perçus le sabre au poing et qu'ils ruinaient ce malheureux pays; mais on pouvait sans peine, ainsi que cela a été prouvé depuis, fixer l'impôt à 25 millions. Or, il suffisait de 16 à 18 millions pour subvenir à tous les besoins de l'armée. Quant aux dangers qui menaçaient en ce moment la colonie, ils n'étaient pas assez sérieux pour forcer Kléber à prendre une détermination qu'on aurait eu peine à approuver après une défaite éclatante.

En effet, lors du départ de Bonaparte, la conquête de l'Égypte était assurée. La victoire des Pyramides avait brisé la puissance des Mameluks; Desaix, dans la Haute-Égypte, avait achevé de détruire ceux qui avaient échappé au désastre d'Embabeth; la victoire du Mont-Thabor avait épouvanté et détruit l'armée de Syrie; celle d'Aboukir avait anéanti les meilleures troupes de l'armée turque. Il ne restait donc à Mourad que quelques centaines de cavaliers que deux colonnes mobiles poursuivaient sans relâche; au pacha d'Acre, Dejezzar, et au grand-vizir, Jusuf-Pacha, que des armées, ou plutôt que des hordes indisciplinées, incapables de tenir plus de quelques heures devant nos bataillons (1).

(1) Les institutions militaires des Turcs sont si différentes de celles des Européens, que nous croyons être agréable à nos lecteurs en donnant un aperçu sur ces institutions. Il est vrai que de nos jours un ministre actif et intelligent, Reschid-Pacha, et un souverain plein d'idées de progrès et doué de l'instinct militaire, Abdul-Mejid, ont commencé à introduire dans l'armée turque d'utiles réformes, en rapport avec celles des autres nations de l'Europe. Mais ces réformes sont loin d'être radicales, et ne portent que sur des questions de manoeuvres et d'armement. Le fond de la constitution militaire de l'empire ottoman est le même qu'à l'époque de l'expédition d'Égypte. Les forces militaires de la Turquie pouvaient être alors évaluées à 200,000 hommes, savoir: 50,000 janissaires (fantassins), 25,000 topdjys (artilleurs), 15,000 spahis (cavaliers), formant 90,000 hommes de troupes régulières; 120,000 toplatys ou milice féodale, servant à ses frais pendant la guerre, et ayant pour renfort le serrat-couly ou milice soldée des pachas.

Comme on le voit, l'armée turque est divisée en deux classes: l'armée régulière restant sous le drapeau, et l'armée irrégulière convoquée lorsque la guerre est déclarée nationale ou sainte. Les janissaires formaient, dans l'origine, une espèce de légion prétorienne, ils étaient divisés en 196 ortas ou corps distingués par le numéro de leurs chambrées dans les casernes de Constantinople, ou par le numéro de leurs tentes dans les camps. Les janissaires furent longtemps

La convention d'El-Arisch était donc un acte criminel. Nous allons voir com

ment Kléber en effaça la honte.

Le départ de Bonaparte avait ranimé les espérances des ennemis; le grandvizir résolut d'en profiter pour porter un coup mortel à l'armée française. Son armée, forte de 80,000 hommes environ, se dirigea, vers la fin d'octobre, sur Gazah, guidée par des officiers anglais. En même temps, pour détourner l'attention des Français du côté des frontières de la Syrie, et faciliter le passage du désert, un corps de 8,000 janissaires s'embarqua pour effectuer une descente sur les côte de Damiette. Ce corps, convoyé par l'amiral Sidney Smith, arriva le 29 octobre à l'embouchure du Nil et s'empara de la tour Bogaz qui en défend le passage. Mais le général Verdier, qui commandait à Damiette, attaqua les janissaires avec tant d'à-propos et de hardiesse, qu'en quelques minutes près

renommés comme les meilleurs fantassins de l'Orient. On sait comment fut détruit ce corps célèbre, dont le nom subsiste toujours pour désigner l'infanterie.

Après les janissaires viennent les artilleurs ou topdjys. Ils sont distribués dans tout l'empire; mais leur état-major réside à Constantinople. Leur nombre varie selon le bon plaisir des souverains. En ce moment il est de 30,000 hommes environ. Les réformes commencées par Sélim III, continuées par ses successeurs, ont rendu aujourd'hui cette artillerie presque aussi remarquable que celle des autres états de l'Europe. A cette époque le matériel était lourd, mal construit et traîné par des buffles.

Les spahis ou cavaliers soldés forment un corps spécial divisé en deux classes, l'un de l'aile droite, l'autre de l'aile gauche. Cette cavalerie est brave et se bat bien; mais les changements survenus dans la tactique moderne ont fait déchoir l'importance qu'elle avait prise dans les guerres contre les milices hongroises et polonaises.

Le serrat-couly est une espèce de milice provinciale commandée et payée par les pachas. Indépendamment de ces corps, il y a encore dans l'armée turque les sakkas ou corps de porteurs d'eau, chargés de traîner dans les camps l'eau qui est indispensable aux soldats pour leurs fréquentes ablutions, et les djebdis ou soldats pour les escortes d'équipages et de vivres.

Autrefois le Grand-Seigneur conduisait lui-même ses troupes à la guerre. Il a été depuis remplacé par le grand-vizir ou général en chef, qui a pour lieutenant le séraskier, et sous ses ordres les pachas, les soudjar-beys, et autres chefs inférieurs. Le konakdjy est une espèce de chef d'état-major général ou quartier-maître.

La tactique militaire étant alors bien arriérée, l'armée se formait en une masse pyramidale composée de l'infanterie des pachas et des janissaires : cette masse recevait le choc et se déployait peu à peu, tandis que la cavalerie cherchait à déborder lestement le flanc de l'ennemi. Aujourd'hui la tactique militaire des Turcs est beaucoup plus avancée, et s'éloigne chaque jour davantage des vieilles routines, grace aux camps de manœuvres que le jeune sultan forme chaque année et où l'on étudie les théories nouvelles.

Les ordres pour la marche et le combat étaient donnés par le grand-vizir et transmis la veille pendant la nuit par un crieur. S'agit-il par exemple d'une marche, le crieur parcourt le camp répétant d'intervalle en intervalle: Vous marcherez demain, huit heures, dans telle direction, pour gagner tel point ou telle rivière. Ceux qui veulent partir le peuvent dès ce moment! Alors chacun se mettait en route pour son propre compte et séparément. Les janissaires seuls et les artilleurs suivaient un ordre plus régulier. Lorsque l'avant-garde rencontrait un endroit qui lui semblait convenable, elle y campait, et l'armée en faisait autant successivement, souvent sans achever le mouvement projeté. Quelquefois les troupes se battaient entre elles pour des vivres ou pour un puits; car elles ne subsistaient que parle pillage. Tel était alors l'état militaire et la tactique des armées de l'empire ottoman.

de la moitié de ces 8,000'hommes furent pris ou tués. Le reste se sauva en désordre sur les embarcations, abandonnant aux Français tous leurs drapeaux et cinq pièces d'artillerie. Pendant ce temps, Kléber négociait avec l'amiral anglais et le grand-vizir sur l'évacuation de l'Égypte. Un armistice venait d'être signé. Malgré cela, les troupes ottomanes continuaient d'avancer vers les frontières de la Syrie, et faisaient le siége du fort d'El-Arisch. Les troupes françaises étaient échelonnées à Belbeys, Salahieh, Katieh et El-Arisch. Cette dernière place était regardée par Bonaparte comme la clef de l'Égypte, du côté de la Syrie; aussi l'avait-il fait mettre dans un état de défense respectable. Mais dans cette garnison avaient germé les imprudentes et funestes dispositions manifestées par le général en chef et par les autres officiers. Les soldats, placés là au milieu de ce désert, soupiraient après le retour en France. Informés que des négociations avaient lieu pour l'évacuation de l'Égypte, ils attendaient avec impatience l'heure où ils devaient abandonner ce pays maudit pour eux, oubliant que la patrie est partout où flotte le drapeau national. L'armée ottomane commença le siége d'El-Arisch sous la direction du colonel anglais Douglas. Ses efforts furent aisément repoussés. Le feu de nos batteries éteignit bien vite celui des ennemis. Cependant ils parvinrent à pousser les tranchées jusqu'au saillant d'un des bastions. La garnison fut sommée. Un parlementaire fut envoyé au commandant pour lui expliquer l'état des négociations. Mais le colonel Cazals était un homme de cœur. Il refusa énergiquement d'écouter les propositions qui lui étaient faites. Le fort était imprenable. La garnison se révolta. Le drapeau de la France fut abattu et relevé; une lutte s'engagea entre les troupes françaises. Cazals essaya vainement de les apaiser en leur parlant de discipline et d'honneur. Quelques hommes se rangèrent autour de lui; mais pendant ce temps d'autres révoltés jetèrent aux Turcs, du haut des murailles, des cordes qui leur permirent de les escalader. A peine dans la place, les Ottomans égorgèrent indistinctement tous ceux qui s'y trouvaient, en commençant par ceux mêmes qui les avaient introduits. 150 environ, qui se défendaient comme des lions, durent la vie à l'intervention du colonel anglais Douglas et échappèrent seuls à ce désastre.

Cet horrible massacre produisit une douloureuse sensation dans l'armée. Kléber en fut indigné, mais pas autant peut-être qu'il aurait dû l'être; car les négociations ne furent point rompues, et la convention d'El-Arisch fut signée pour ainsi dire sur les cadavres de nos malheureux soldats. Aux termes de cette convention, l'armée française devait être transportée en France tant sur ses propres vaisseaux que sur ceux des Turcs; elle devait livrer immédiatement à ceux-ci toutes les places de l'Égypte, à l'exception d'Alexandrie, Rosette et Aboukir, où devait avoir lieu l'embarquement, et la ville du Caire, qui ne devait être livrée que quarante-cinq jours après la signature du traité. Kléber, dans sa franchise toute militaire, s'empressa de mettre à exécution les conventions arrêtées. Il remit aux Osmanlis les villes de Katieh, Salahieh, Belbeys, Damiette et Lisbeth. Déjà les troupes commençaient à évacuer le Caire et étaient en marche vers Alexandrie, quand il fut informé que la convention

fil.

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