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dans l'opinion de Carey, le mérite d'avoir surmonté ces difficultés par un effort courageux et tenace qui investit le premier occupant du sol de son titre de propriété. La valeur actuelle du sol n'est qu'une très petite fraction du coût de son aménagement; car il ne représente que le prix qu'exigerait la science et la technique de notre temps pour élever le terrain de son état primitif à son état actuel. La propriété foncière n'est donc qu'une forme de capital stabilisée. C'est de la quantité de travail, ou des résultats de ce travail, incorporés d'une façon permanente au sol, dont, comme pour tout autre capital, le propriétaire est dédommagé par une part du produit. Point de récompense pour le travail des forces naturelles; et la société n'est aucunement lésée par cette appropriation. La soi-disant théorie ricardienne du fermage est un jeu de l'esprit contraire à toute observation. La culture ne procède pas, en effet, comme la théorie le suppose. Elle ne descend pas des bons terrains aux sols plus pauvres en suivant l'ordre de leur infériorité (1). Les terres meubles et les moins noyées sont d'abord cultivées. Ce n'est qu'à mesure que la densité de la population s'élève, et que le capital s'accumule, qu'on attaque les terres basses, en commençant par les plus fertiles. Enfin on gagne les marais et les marécages miasmatiques. Le fermage, considéré comme part du produit, diminue au cours des temps en tant qu'intérêt de capital, pendant que croît son chiffre absolu. La part du travailleur augmente en valeur relative et en valeur absolue. Et c'est ainsi que s'harmonisent les intérêts des diverses classes sociales.

Puis Carey déclare qu'afin de réaliser ce progrès harmonieux, il faut rendre à la terre ce qui lui fut emprunté. Tout ce qui en provient, au fond lui appartient. On le

(1) Toutefois ce serait une erreur de supposer que l'admission de cet ordre historique de descente est essentiel à cette théorie.

lui restituera, ou on l'épuisera. Par conséquent, producteur et consommateur sont liés l'un à l'autre. Les produits ne tolèrent ni leur exportation, ni leur échange contre des articles manufacturés étrangers; car ils y enrichiraient, comme un engrais, la terre étrangère. Quant à la valeur d'échange immédiate, le propriétaire peut bien profiter d'une telle exportation; mais les activités productives du sol en souffriront. Voilà donc Carey qui, après avoir débuté en avocat dissert de la liberté commerciale, se rallie à la thèse protectionniste. Le « pouvoir coordinateur de la société doit intervenir pour empêcher l'intérêt particulier d'engendrer l'infortune publique » (1). Il attribue sa conversion à ce sujet à sa comparaison des résultats des tarifs libéraux et protecteurs sur la prospérité américaine. Cette observation, dit-il, confrontée avec la théorie, lui fit voir que l'intervention administrative peut être nécessaire pour déplacer suivant son mot - les obstacles au progrès des jeunes communautés que crée l'action de nations plus vieilles et plus riches. Mais il est vraisemblable que l'influence des écrits de List, jointe à sa jalousie propre, radicale et héréditaire, et à son aversion pour la suprématie anglaise, a quelque peu contribué à son changement d'attitude.

La conclusion pratique à laquelle il arrive ainsi ne contredit point la doctrine de l'existence des lois économiques naturelles; mais elle s'accorde mal avec la thèse naturaliste. Tout économiste qui acceptera ses idées fondamentales s'efforcera de les dégager de leur défor

(1) Cet argument ne semble guère avoir frappé le professeur F. A. Walcker, Political Economy, 50-52... Mais peut-être a-t-on le droit de penser que Carey s'exagère l'importance des considérations fondamentales. Mill et Leslie remarquent que le transport des produits agricoles des États de l'Occident aux États de l'Atlantique produit le même effet que leur transport à l'intérieur de l'Europe; du moins, relativement au soi-disant « meurtre de la terre ». De plus, on retire des engrais de l'Étranger.

mation exotique, et de préconiser la théorie sociale de la spontanéité pratique de la liberté commerciale, son véritable corollaire (1).

France (Suite).

Frédéric Bastiat (1801-1850) n'est point un penseur profond. Il ne fut qu'un écrivain populaire et brillant sur les questions économiques. Il eut toujours une prédilection pour ces études. Cependant, il fut, à l'origine, poussé à propager d'une façon active ses opinions par sa sympathie passionnée pour l'agitation anglaise contre la loi céréale. D'un tempérament naturellement ardent, il se jeta, plein de feu, dans la controverse sur le libreéchange. Il espérait ainsi influencer la politique économique française. Il publia, en 1845, un récit de cette lutte, sous le titre Colden et la Ligue. En 1845-48, parurent ses Sophismes Économiques (trad. angl. par P. S. Stirling, 1873), où il revèle toutes les ressources de son esprit. Si Cairnes va trop loin en comparant cette œuvre aux Lettres Provinciales, elle n'en brille pas moins par la verve, le piquant et la vigueur. Cependant, étaler les absurdités du protectionnisme vulgaire n'était point tâche difficile. Ce n'est que sous la forme politique définie par List, et à titre purement provisoire et préparatoire, que le protectionnisme mérite et exige considération. Après la révolution de 1848, qui suspendit le mouvement de la liberté commerciale en France, les efforts de Bastiat se tournèrent contre les socialistes. Au lieu de ses pamphlets qui ont la même sorte de mérite que les Sophismes, il donna, pour les besoins de sa controverse, son ouvrage plus ambitieux et plus caractéristique: les Harmonies Économiques (trad. angl. par P. S. Stirling, 1860). Seul le

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(1) Les écrits de Carey, en dehors de sa Social Science, sont l'Essay on the Rate of Wages (1835); Principles of Political Economy (1838-1840); Past, Present, and Future (1848); Unity of Law (1872).

premier volume fut publié. Il parut en 1850; et l'auteur mourut cette même année. Depuis, les notes et les esquisses amassées pour servir de matériaux à son second volume ont été livrées au public, dans l'édition complète de ses œuvres (par Paillottet, avec biographie par Fontenay; 7 vol.). Nous pouvons ainsi nous faire une idée de ce qu'eurent été l'esprit et la teneur des dernières parties de son ouvrage.

Bastiat restera toujours intéressant au point de vue historique; car il résume, car il incarne l'optimisme économique outré. Cet optimisme, rapporté à sa première source, provient de la conception théologique. Bastiat reçoit les éloges de son traducteur anglais pour avoir enseigné l'économie politique « dans ses rapports avec les causes finales ». L'esprit de son œuvre est de montrer que «< tous les principes, tous les motifs, tous les mobiles d'action, tous les intérêts concourent vers ce grand résultat final que, jamais, l'humanité n'atteindra, mais dont, toujours, elle se rapprochera, à savoir: l'ascension perpétuelle de toutes les classes vers un niveau chaque jour plus haut; en d'autres termes, l'égalisation des individus dans le progrès général ».

Ce qui pouvait être neuf et original dans sa thèse, c'était surtout sa théorie de la valeur. Bastiat insiste sur l'idée que la valeur n'apparaît point comme une qualité inhérente aux objets auxquels on la prête. Il s'efforce de montrer qu'elle ne signifie jamais que le rapport entre deux « services ». Cette idée, il la développe avec luxe et d'heureux exemples. Seulement, les services mutuels des hommes ont, à son avis, une valeur qui réclame rétribution. L'assistance fournie par la nature au travail producteur est toujours purement gratuite, et ne figure jamais dans le prix. Le progrès économique, et, par exemple, le perfectionnement ou le développement de la machinerie, tend à transférer toujours, et de plus en

plus, les facteurs de l'utilité, du domaine de la propriété, et, par conséquent, de la valeur, dans celui de la communauté, ou de la jouissance universelle et gratuite. Observons que cette conception est essentiellement semblable à celle que Carey avait déjà émise. Aussi cet auteur déclare-t-il formellement qu'on la lui a prise sans le dire. Peut-être n'a-t-il pas été remarqué que des idées analogues se trouvent chez Dunoyer, dont le livre de Bastiat proclame la puissante influence sur « la restauration de la science ». Et Fontenay, le biographe de Bastiat, nous dit que celui-ci avouait Dunoyer pour l'un de ses maitres. Charles Comte (1) était l'autre.

- Suivant cette explication, le mode de concevoir l'activité et le progrès industriels est intéressant et instructif, autant qu'il est réellement applicable; mais il est indûment généralisé. Cairnes a bien indiqué que la valeur théorique de Bastiat est malheureusement entachée de parti-pris. Celui-ci cherchait dans la théorie des armes pour les controverses sociales et politiques contemporaines. Il inclinait à agréer les vues qui lui paraissaient aptes à sanctionner, légitimer et valider nos institutions, et à rejeter celles qui lui semblaient mener à des conséquences dangereuses. Son but fixe était, selon sa formule, de « briser dans leurs mains les armes des raisonneurs anti-sociaux », et cette préoccupation alternait avec sa passion d'atteindre la vérité scientifique. Sa découverte, ou son adoption, de la théorie de la valeur s'inspirait du désir de combattre la critique socialiste de la propriété foncière. Pour les besoins de sa controverse, il avait le désir de pouvoir montrer que jamais rien ne se paie hormis l'effort personnel. Sa conception du fermage fut donc,

(1) Charles Comte (1782-1837) était gendre de J. B. Say. Il s'associa à Dunoyer dans ses campagnes politiques, et, comme lui, se distingua par son honorable indépendance. Il est l'auteur d'un Traité de Législation œuvre méritoire et utile; mais peu profonde.

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