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équilibre des avantages entre les contractants dans une même transaction; il s'établit un taux universel et défini du profit et du salaire, en toute communauté. Ce dernier postulat implique: 1o, que le capital aventuré dans une entreprise passe immédiatement à celle qui, pour un temps, lui assure de plus larges profits; 2o, qu'un travailleur, quels que soient ses liens d'affections locale, familiale, morale, ou autres, partira de suite là un emploi sera, pour un temps, mieux rétribué que ceux qu'il a antérieurement remplis (1); et, 3o, que capitalistes et travailleurs possèdent une parfaite connaissance de la situation et de l'avenir de l'industrie dans tout pays, soit en leur métier, soit dans les autres. Mais les théories de Ricardo sur le fermage et ses résultats ne sont guère plus abstraits. L'émigration, dont le rôle a pris une si grande importance depuis lors, est laissée en-dehors de son étude. La superficie des terrains dont dispose une communauté est hypothétiquement limitée à son propre territoire ; et cependant l'Europe contemporaine est en réalité largement alimentée par les États occidentaux de l'Amérique. Il n'apprécie pas à sa juste valeur la mesure suivant laquelle la productivité croissante du travail, résultat du progrès intellectuel, du perfectionnement de l'organisation, de l'introduction du machinisme, ou de l'accélération et de la moindre cherté des communications abaisse considérablement le coût de la production. A ces facteurs, ajoutons les réformes légales du louage, et l'amélioration des conditions contractuelles qui s'opèrent dans le même sens. En résultat de toutes ces causes, l'oppression prévue par Ricardo n'offense point: les plaintes viennent des propriétaires dont les rentes baissent; et non des consommateurs sur l'augmentation des prix.

(1) Adam Smith dit : « Il semble résulter de l'observation que l'homme est, de tout bagage, le plus difficile à transporter ». (Wealth of Nations, liv. I; chap. VIII).

Toutes les conditions sont, en effet, si changées que le professeur Nicholson, nullement ennemi des économistes orthodoxes, proclamait récemment, en faisant une enquête sur l'état actuel de la question agricole (1), que la soi-disant théorie ricardienne du fermage est « trop abstraite pour être d'utilité pratique ».

Un sujet économique spécial que Ricardo a bien mis en lumière est celui de la nature des avantages que procure le commerce extérieur, et des conditions dans lesquelles ce commerce se développe. Tandis que les écrivains antérieurs voyaient en ces bénéfices des moyens propres à écouler la surproduction, ou à permettre à une portion du capital national de se reproduire avec profit, il les fait consister « simplement et seulement en leur pouvoir de rendre chaque nation capable d'obtenir, avec une mise donnée de travail et de capitaux, une quantité supérieure de tous genres de commodités ». Tel est, sans doute, le point de vue auquel nous devrions habituellement nous placer. Pourtant, d'autres expressions employées par ses prédécesseurs, y compris Adam Smith, sont quelquefois utiles; car elles peignent les conditions réelles qui affectent la production nationale : elles ne sauraient absolument tomber en désuétude. Ricardo commence par montrer que le mobile qui pousse à rechercher une commodité chez une nation étrangère ne résulte point de ce que la production s'y fait avec moins de labeur et de capital qu'à l'intérieur. Si nous avons à produire quelqu'article un avantage positif plus grand qu'à produire la commodité exotique, alors même que nous ayons avantage à produire celle-ci, il sera de notre intérêt de nous spécialiser à produire ce dont nous retirerons le plus d'avantages, et à importer ce dont nous en retirerions moins, si réel que fût cet avantage. Bref, ce n'est pas le coût absolu de la production, mais le coût (1) Tenant's Gain not Landlord's Loss (1883); p. 83.

relatif qui détermine l'échange. Remarque juste et intéressante ; bien que gratifiée d'une importance vraisemblablement indue, par J. S. Mill et par Cairnes. Cairnes la formule avec grandiloquence : elle « sonde les profondeurs » du problème des échanges internationaux. Cependant, comme nous le verrons ci-après, il la modifie en y introduisant certaines considérations relatives aux conditions de la production intérieure.

Dans l'ensemble de la nation, ce n'est pas, selon Ricardo, le produit brut de la terre et du travail, contrairement à l'opinion déclarée de Smith, qui a de l'importance; c'est le revenu net : ou le boni de ce produit sur le coût de la production; en d'autres termes, le montant des rentes et profits nationaux. Quant aux salaires du travail, ils n'excèdent pas notablement l'entretien des travailleurs ; et il ne les considère que comme une fraction des « dépenses inhérentes à la production ». Il en résulte, il le dit luimême, en un passage caractéristique souvent cité, que <<< un revenu national net étant donné, il est sans importance que la nation soit de dix ou de douze millions d'habitants. Si cinq millions d'hommes produisaient assez de subsistances et de vêtements qu'il en faut à dix millions, la subsistance et le couvert de cinq millions d'individus formeraient le revenu net. Le pays aurait-il avantage à produire ce même revenu net avec sept millions d'hommes autrement dit, sept millions de travailleurs produiraient-ils assez d'aliments et de vêtements pour douze millions? L'entretien de cinq millions de personnes constituerait encore le revenu net. L'emploi d'un plus grand nombre d'hommes pourrait-il ajouter un homme à notre armée ou à notre marine, ou verser une guinée au Trésor public ». L'industrie apparaît ici sous un jour purement mercantiliste; dans sa relation avec la puissance militaire et politique de l'État; non plus dans son office normal et digne de conservation et de progrès de la popu

lation humaine. Le travailleur, suivant la remarque Held (1), n'est pas considéré comme un membre de la société il n'est que l'instrument de fins sociales. Son entretien absorbe une partie du revenu brut d'une façon analogue à celle de l'entretien des chevaux. Répétons donc la demande qu'adressa Sismondi à Ricardo dans une entrevue personnelle : « Quoi! la richesse est-elle donc tout; et les hommes ne sont-ils rien? »

En somme, ce qui paraît juste de dire de Ricardo, c'est que ses remarquables facultés n'étaient pas dons bien appropriés à l'investigation sociologique. La Nature en fit plutôt un mathématicien secondaire qu'un sociologiste. Il n'était pas assez préparé aux études sociales. Nous déclinerons, en effet, l'opinion de Bagehot: si Ricardo, dit-il, « n'était pas, au sens élevé du mot, un homme instruit, il avait des aptitudes spéciales, il était entraîné à de telles études par son métier; car c'était un spéculateur éminent et un coulissier heureux. Et cet écrivain note bien l'« attentive pénétration avec laquelle il poursuit les moindres minuties ». Mais Ricardo manquait d'ampleur intellectuelle; de compréhension de la nature et de l'existence humaines, et de ces vigoureuses sympathies sociales qui, comme les plus grands esprits l'ont reconnu, sont des adjuvants si précieux en ce genre d'étude. Sur un sujet tel que celui du numéraire, où un petit nombre de propositions élémentaires, sans aucune notion morale, entrent seuls en jeu, il était bien armé pour réussir; mais, dans le champ social, plus étendu, il a failli. Il possédait grandement le talent et l'habileté de déduction: bien que sa précision logique, comme M. Sidgwick le remarque, ait été fort exagérée. Dans les affaires humaines, en effet, les phénomènes sont si complexes; les principes, ordinairement si limités, et même compensés par d'autres ; que la promptitude et la har(1) Zwei Bucher zur Sozialen Geschichte Englands; p. 194.

diesse dans la déduction présentent les plus grands dangers, s'ils divorcent d'avec l'appréciation sage et pondérée des faits. L'habileté dialectique est, évidemment, faculté précieuse; mais la première condition du succès dans l'investigation sociale est de voir les choses telles qu'elles sont.

Une sorte de mythe ricardien régna, un temps, sur le monde économique. On ne saurait douter que l'estime outrée des mérites de Ricardo provient, en partie, du sentiment de valeur que son système donnait aux manufacturiers et aux autres capitalistes dans leur antagonisme croissant contre la vieille aristocratie des propriétaires fonciers. Le même sens, joint à l'affinité de ce système pour les théories trop abstraites, peu historiques, et pour les doctrines eudémonistiques le recommandaient au groupe Benthamiste; et, en général, aux soi-disants Radicaux philosophes. Brongham dit qu'il semblait tombé du ciel : singulier avatar, il faut l'avouer. Ses services pratiques relatifs aux questions du cours et de la banque prédisposaient naturellement en faveur de ses théories les plus abstraites. Mais, à part ces sujets spéciaux, il n'apparaît pas que, soit sous forme d'un bon traité théorique, soit en dirigeant une pratique heureuse, Ricardo ait réellement fait beaucoup pour le monde ; alors qu'il avoue lui-même avoir embrouillé l'opinion sur d'importantes questions. De Quincey le proclame l'apôtre de la vérité cette épithète n'est plus qu'une extravagance. J. S. Mill, et d'autres, parlent de ses « lumières supérieures », en comparaison d'Adam Smith. Or, l'œuvre ricardienne, ou sa part de contribution à la connaissance de la société humaine, ne supporte pas un instant la comparaison avec la Wealth of Nations.

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Il est intéressant d'observer que Malthus, malgré cette combinaison de sa doctrine sur la population avec les principes de Ricardo, alliance qui composa la profession de foi temporaire de tous les économistes « orthodoxes »,

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