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nous en sommes convaincu

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qualités qu'à voiler ses défauts. S'il lui attribue plus d'obligations qu'il n'en a, suivant nous, envers SaintSimon c'est parce qu'il croit en tenir la preuve et non par désir de l'abaisser. Le reste du livre le démontre d'ailleurs suffisamment. Personne n'a mieux que lui mis en évidence les merveilleuses qualités de Comte; personne n'a expliqué avec plus de sagacité - et, dans la plupart des cas, à la plus grande gloire du philosophe - ce qui dans sa vie, extraordinaire à tant d'égards, a pu paraître étrange ou malheureux aux yeux de quelques-uns. Sur l'unité de son œuvre, sur l'orientation de son système, sur l'idée de sa mission, et même sur sa passion finale pour Clotilde de Vaux, il a des pages pleines d'érudition et de sens, où les Positivistes trouveront non seulement à mieux connaître leur maître, mais encore à le mieux comprendre. Ceci dit, j'arrive à la question Saint-Simon et Comte, la seule dont je veuille m'occuper ici.

La filiation, qui, prétend-on, existerait entre l'œuvre de Saint-Simon et celle de Comte, reposerait, en définitive, sur deux faits :

1o L'intimité qui a lié les deux philosophes pendant plusieurs années, de 1817 à 1824.

2o La similitude, l'identité même qui existerait entre les deux œuvres.

Commençons par l'intimité :

Quand on parle de l'admiration conçue d'abord par le jeune Comte pour Saint-Simon, on ne dit que la vérité. Comte, dans une lettre à son ami Valat, en 1817, proclame trop haut son affection et son enthousiasme pour qu'il soit possible de les mettre en doute:

« Tu désires que je te fasse connaître M. de Saint Simon ? Très volontiers. C'est le plus excellent homme que je con

naisse, celui de tous dont la conduite, les écrits et les sentiments sont le plus d'accord et les plus inébranlables. Né dans une des familles les plus nobles de France, élevé de très bonne heure au poste d'officier général, il pourrait, s'il avait voulu se décider à faire la cour, jouer actuellement un très grand rôle à la cour de France et à la chambre des pairs. Mais il a renoncé volontairement à la noblesse, et tu le concevras sans peine si je te dis qu'il est l'un des fondateurs de l'indépendance des États-Unis, un ami de Washington et de Lafayette. Mais non-seulement il a renoncé à la noblesse, il a de plus entièrement adjuré toutes les habitudes féodales, ce qui est infiniment plus rare. Il y a beaucoup de nobles qui professent des principes libéraux et qui pourtant ont conservé le ton de morgue et les manières de leur caste, et qui, par un reste de leur ancien mal, se sentent encore agréablement chatouillés quand on les appelle M. le Duc ou M. le Comte. Pour lui, on le croirait né dans le tiers état et élevé dans les manières roturières, ce qui, je le répète, est infiniment méritoire. Du reste, les plus grandes qualités sociales, il les possède à un haut degré; il est franc, généreux autant qu'on peut l'être. Il est chéri de toutes les personnes qui le connaissent particulièrement. Cependant les gens qui ne l'ont jugé que de loin le regardent comme un extravagant, parce qu'à force de générosité il est parvenu à dissiper une fortune très considérable, et qu'il n'a pas voulu user de tous les moyens souples, employés sans scrupule par tant de bonnes âmes, pour rétablir leurs affaires. Sa conduite, depuis le commencement de la Révolution, pendant ces trente années d'épreuves si difficiles, a été pure, tout à fait pure, de l'aveu de tout le monde. Invariable dans la défense de la cause libérale qu'il a embrassée avec ardeur, il n'a jamais servi aucun parti; il est entièrement intact de tous les crimes révolutionnaires (ce qui est assez rare parmi tous les grands libéraux du jour); il n'a jamais flatté Bonaparte, et sous le règne actuel il n'a jamais sollicité les faveurs de la cour, que sa naissance lui aurait si aisément fait obtenir. Aussi son caractère est généralement estimé par les hommes de toutes les opinions. Si plusieurs personnes ne rendent pas la même justice à ses idées, c'est que sa manière de voir s'élève trop au-dessus des idées ordinaires pour qu'elle puisse être encore appréciée, mais cela viendra tôt ou tard, et voilà l'avantage des gens qui sont plutôt au

dessus qu'au-dessous de leur siècle, c'est que, comme le siècle avance et qu'il ne recule jamais, ils finissent toujours par être estimés ce qu'ils valent, tandis que les gens au-dessous de leur siècle sont de plus en plus méprisés. Je ne finirais pas si je voulais te citer la foule de traits de générosité qu'il a faits et qui sont connus de tout Paris. Mais comme cette générosité a une manière de s'exercer qui est tout à fait originale, je me réserve le plaisir de te rapporter dans mes lettres prochaines quelques-unes de ces anecdotes. Enfin, je ne tarirais pas sur son compte, et puisqu'il faut pourtant finir, je me contente pour cette fois de te dire, en somme, que c'est l'homme le plus estimable et le plus aimable que j'ai connu de ma vie, celui de tous avec lequel je trouve qu'il est le plus agréable d'avoir des relations. Aussi je lui ai voué une amitié éternelle; et, en revanche, il m'aime comme si j'étais son fils (il n'est point marié). Ah ! j'oubliais de te noter un trait bien essentiel de son caractère, bien étonnant, c'est qu'à l'âge de près de soixante ans, il a tout le feu de la jeunesse ; enfin, il a beaucoup plus d'ardeur et d'activité que moi, et tu sais pourtant que je ne suis pas froid. Oh! j'aurais des choses bien piquantes à te dire sur son compte... »

Aucune hésitation n'est donc permise. Mais si cette lettre à Valat prouve surabondamment que Comte était pris jusqu'aux moelles par Saint-Simon, elle montre aussi qu'il ne connaissait encore que bien peu de chose de l'homme auquel il se donnait si entièrement. Il avait alors 19 ans, l'àge des emballements sans frein, et SaintSimon, qui en avait 57, jouissait alors de l'autorité, du prestige, de la séduction qui peuvent s'attacher à un homme déjà célèbre, jouissant d'une réputation grande comme penseur et réformateur, discuté si l'on veut, mais en tout cas tenu par tous pour supérieur. En fallait-il davantage pour que Comte, qui cherchait alors sa voie et n'avait encore que des aspirations, fût subjugué du premier coup? Rien n'est plus compréhensible, et ce qui lui est arrivé serait arrivé à tout autre dans les mêmes conditions de cœur et d'esprit. Toutefois, quand

il écrivit cette première lettre, six mois après être rentré en relation avec Saint Simon, il est bien évident qu'il était loin de connaître encore l'homme, comme il appert clairement de la teneur même de cette lettre.

Il y représente Saint-Simon comme un homme modeste et dépourvu de préjugés de caste : qu'on lise certaine préface adressée à son neveu Victor de Saint-Simon et l'on verra jusqu'où peut être poussée la mégalomanie sans être fou. Il déclare qu'il n'a jamais flatté les pouvoirs, pas plus Bonaparte que Louis XVIII; c'est évidemment qu'il ignorait toutes les platitudes de langage dont Saint-Simon s'était rendu coupable envers Bonaparte, ne fût-ce que celle-ci : « L'homme le plus grand après l'Empereur est celui qui l'admire le plus. » Et on en pourrait dire autant de la plupart des vertus dont il le gratifie si généreusement.

Faut-il donc s'étonner si, à mesure qu'il le connut mieux, surtout dans son passé, il ait perdu insensiblement de son enthousiasme premier et en soit venu à formuler à son sujet des jugements de moins en moins favorables?

Ce qui est certain, c'est que, trois ans à peine après le début des relations, c'est-à-dire en 1820, Comte, dans une lettre à son ami Valat, lui marque qu'il se considère bien moins comme l'élève de Saint-Simon que comme son collaborateur, et même comme son collaborateur très indépendant. En envoyant à son ancien camarade quelques-unes des dernières productions parues sous le nom de Saint-Simon, il lui disait le 6 septembre 1820:

« J'aurai soin de t'indiquer ce qui est de ma façon et ce qui est de celle de Saint-Simon. Tu auras vu, sans doute, dans le temps, par les journaux, que nous avons eu un procès dont nous sommes victorieusement sortis. Messieurs les procureurs généraux ont beau jeu à fulminer dans des réquisitoires, quand il ne s'agit que de brochures ayant pour objet

quelque petite tracasserie de parti ou quelque événement du jour; mais avec des doctrines fortement pensées et faisant corps, ils n'ont aucun moyen aussi ont-ils été pulvérisés dans notre défense. Quand je dis notre, ne va pas t'imaginer que je fusse personnellement en jugement, quoique j'ai coopéré à la défense. Grâce à la précaution que j'ai prise de ne jamais signer mes articles, la responsabilité ne porte point sur moi; c'est une chose convenue avec M. de Saint Simon, auquel, comme tu le penses bien, cette convention ne fait aucun tort, puisqu'il est évident qu'être pendu avec lui ne le soulagerait guère. Quant à moi, je signerais avec plaisir, ne fût-ce que pour faire connaître à un plus grand nombre de personnes qu'à celles auxquelles nous l'apprenons, ma petite capacité (car l'amour-propre est franchement indestructible); les procès ne me feraient pas peur pour moi personnellement, d'autant plus que, comme disait le bon La Fontaine de bien d'autres sujets, « de loin c'est quelque chose et de près ce n'est rien. » Mais la peine extrême que je causerais à mes parents s'ils venaient seulement à savoir que j'écris sur la politique retiendra toujours ma petite vanité, jusqu'à l'époque, qui ne me paraît pas très prochaine, où il n'y aura plus à cet égard la moindre crainte de danger... »

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Moins de quatre ans plus tard la rupture était complète. Elle était la suite des rapports de plus en plus tendus entre le prétendu maître et le prétendu disciple, celui-ci s'efforçant de se soustraire à la dépendance matérielle du premier, sa dépendance spirituelle étant acquise depuis longtemps, celui-là inquiet de voir s'éloigner un collaborateur qui lui était précieux à plus d'un titre, et employant tous les moyens pour le retenir. Dans une nouvelle lettre à son ami Valat, Comte a trop bien exposé lui-même la situation pour que nous puissions tenter de nous substituer à lui. Ce sont les pièces mêmes du débat que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs :

<< Pour prendre les choses à priori (ce qui abrège beaucoup une exposttion), je dois te dire que jusqu'alors je n'avais pas mis mon nom à ce que j'avais fait, en partie pour

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