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l'âme de ces hommes qui avaient vu la convention. Dans la séance du 21 frimaire (12 décembre), à la suite d'un discours de Boulay de la Meurthe, prononcé au nom de la section chargée de préparer le projet d'établissement politique pour la nation française, plusieurs représentants manifestèrent à haute voix leurs répugnances. Instruit de ces symptômes, Bonaparte ne voulut pas alors exposer son œuvre aux chances d'une discussion. Au lieu de présenter, le lendemain, le projet aux deux commissions réunies, il fit écrire personnellement à chaque membre. Il les invita à se rendre au Luxembourg, pour y prendre connaissance de la constitution; ils y vinrent tour à tour, et là, toutes les manoeuvres furent employées pour vaincre les scrupules des récalcitrants. On leur promit que cette constitution, qui n'était que l'œuvre d'une minorité, serait présentée aux suffrages du peuple et recevrait ainsi une consécration solennelle. On fit sonner bien haut, aux oreilles des députés patriotes, cette grande concession accordée aux principes démocratiques. Dans la nuit du 22 au 23, ils donnèrent tous individuellement leur signature. Quelques-uns ne signèrent qu'à cause de la promesse qui mettait à couvert leur responsabilité, derrière la sanction du pays entier. Nous verrons comment Bonaparte éluda en partie son engagement.

La première différence qui existait entre la constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), et les constitutions précédentes, consistait en ce qu'elle n'était pas précédée d'une Déclaration des droits de l'homme. On pouvait se dispenser, à tout prendre, d'une déclaration des droits de l'homme, dans la dernière année du xvII° siècle. Nous ne sortions pas en ce moment, comme en 1789, d'un régime monstrueux où les hommes, classés par les hasards de la naissance en plusieurs castes, touchaient encore à l'esclavage par l'un des anneaux de l'échelle sociale, tandis que par l'anneau opposé ils touchaient presque à la Divinité. Entre la main-mortable, le serf à la glèbe et le roi par la grâce de Dieu, un abîme était à combler: il fallait y placer l'homme libre, l'humanité. La révolution avait dû ainsi, et ce

fut son œuvre principale, proclamer les droits de l'homme, oubliés, méconnus, foulés aux pieds par le droit féodal et par le régime bâtard qui avait poussé, à partir du règne de Louis XIII, sur ses ruines amoncelées. En 1799, l'homme, sa dignité, ses droits étaient complétement réhabilités. L'œuvre philosophique n'avait plus besoin d'avoir sa place dans la Constitution, en tête du pacte social. Mais ce pacte réclamait un autre frontispice tout politique : les droits du citoyen. Quand une agglomération humaine se constitue, pour l'avantage de tous et pour la garantie de chacun, en une société politique, les citoyens de la patrie commune ont des droits de liberté et d'égalité antérieurs et supérieurs à la constitution qu'ils se donnent. Cette constitution peut régler et délimiter ces droits, dans l'intérêt de la communauté; mais il est nécessaire qu'elle les pose en principes, et comme un point de départ, sur son péristyle même. Ce qu'on règle, ce qu'on accorde, ce que l'on délimite, ce que l'on donne de droits à une société, sans en reconnaître le principe supérieur et antérieur, ressemble beaucoup à un octroi. Et qu'il vienne d'un prince absolu, constitutionnel, ou d'une assemblée déléguée, l'octroi c'est la tyrannie tempérée par des institutions.

La liberté de la pensée, la liberté de la presse, l'émission et la discussion publique de l'idée, et partant la liberté de se réunir, l'inviolabilité du domicile, la liberté individuelle, l'habeas corpus, le droit au travail pour les valides, à l'assistance pour les invalides, la garantie de la possession des fruits légitimes du travail, l'égalité dans les charges et l'égalité dans les avantages de la société, dans la contribution à l'impôt, comme dans la part prenante à l'impôt, le suffrage universel: tels sont les droits du citoyen que toute société civilisée doit proclamer, sous peine de n'être qu'une exploitation de la communauté par une classe privilégiée.

La constitution de l'an VIII était divisée en sept titres et en quatre-vingt-quinze articles, savoir: Le titre Ir: De l'exercice du droit de la cité, en 14 articles; le titre II: Du sénat conservateur, en

10 art.; le titre III: Du pouvoir législatif, en 14 art. ; le titre IV: Du Gouvernement, en 21 art. ; le titre V: Des Tribunaux, en 9 art. ; le titre VI: De la responsabilité des fonctionnaires publics, en 7 art. ; et le titre VII: Dispositions générales, en 20 art.

Le titre premier maintenait les droits de citoyen et de cité, à peu près dans la même catégorie qui devait son émancipation aux constitutions précédentes. Par ce titre, tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt-un ans accomplis, s'était fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui avait demeuré pendant un an sur le territoire de la république, était citoyen français. Il n'était même plus tenu, comme en 1791, de payer une contribution directe de la valeur de trois journées de travail; ni, comme en 1793, d'être inscrit sur les contrôles de la garde nationale. Là s'arrêtait tout à coup une mensongère émancipation. Les droits de cité conféraient le droit électoral et augmentaient le nombre des électeurs, mais nous allons voir avec quelle habileté on faisait tourner tout cela au profit du pouvoir exécutif.

La Constituante avait maintenu l'élection médiate des états généraux. Tous les citoyens imposés de trois journées de travail se réunissaient en assemblées primaires et nommaient un électeur par cent citoyens. Les électeurs se formaient alors à leur tour en assemblées secondaires, et élisaient les membres de la législature Cette élection de deux degrés avait pour but, tout en laissant au peuple le choix de ses législateurs, d'amortir un peu, dans le résultat des votes, l'effervescence aveugle, produite inévitablement par les grandes réunions populaires. La Convention, moins tempérante, décréta que le peuple souverain nommerait immédiatement ses députés; les assemblées primaires ne déléguèrent plus aux électeurs que le choix des administrateurs, des arbitres publics, des juges criminels et de cassation. La constitution de 1799 ne demanda plus à ces assemblées des députés pour le Corps législatif, mais seulement des listes de confiance de trois espèces, sur lesquelles le gou

vernement choisirait, à son gré, fonctionnaires communaux, fonctionnaires du département, tribuns, membres du Corps législatif et sénateurs.

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« Les citoyens de chaque arrondissement communal, y était-il dit, désignent par leurs suffrages ceux d'entr'eux qu'ils croient • le plus propres à gérer leurs affaires publiques. Il en résulte une liste de confiance, dans laquelle seront pris les fonctionnaires pu«blics de l'arrondissement. Elle contiendra un nombre de noms égal au dixième du nombre de citoyens ayant le droit d'y coopé- Les citoyens compris dans ces premières listes de confiance désignent également le dixième d'entr'eux. Il en résulte « une seconde liste, dite départementale, dans laquelle seront pris « les fonctionnaires publics des départements. -Les citoyens portés dans la liste départementale, désignent pareillement un « dixième d'entr'eux; il en résulte une troisième liste qui comprend « les citoyens de ce département éligibles aux fonctions publiques « nationales. »

Le Sénat conservateur, établi par le titre II, choisissait dans cette troisième liste les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation, et les commissaires de la comptabilité. Luimême, composé de quatre-vingt membres, nommait ceux-ci, sur trois candidats, pris sur les listes départementales et présentés par le premier Consul, par le Tribunat et par le Corps législatif. En outre de ses fonctions électives, ce corps était chargé de maintenir ou d'annuler tous les actes qui lui étaient déférés comme inconstitutionnels, par le Tribunat ou par le Gouvernement. Chaque sénateur recevait un traitement de 25,000 fr. par an, pris sur les revenus de domaines affectés spécialement à cette dépense.

Le pouvoir législatif, déterminé par l'article III, se composait de deux chambres : l'une discutante, appelée Tribunat et formée decent membres; l'autre exclusivement délibérante, appelée Corps législatif, et formée de trois cents députés : toutes les deux se renouvelant par cinquième chaque année. Le Tribunat discutait les projets de loi;

il en votait le rejet ou l'adoption. Dans ce dernier cas, il envoyait au Corps législatif ces projets de loi par trois orateurs chargés d'en exposer et d'en défendre les motifs. Les législateurs, après avoir entendu ces orateurs, et ceux du Conseil-d'Etat, dont nous parlerons bientôt, faisaient la loi, en statuant par scrutin secret sans aucune espèce de discussion. Le traitement annuel d'un tribun était de 15,000 francs, celui d'un législateur de 10,000.

Le Gouvernement était confié, par l'article IV, à trois consuls, nommés pour dix ans, et indéfiniment rééligibles, avec la dénomination de premier, second et troisième consul. La constitution nommait PREMIER CONSUL, le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire; SECOND CONSUL, le citoyen Cambacérès, ex-ministre de la justice, et TROISIÈME CONSUL, le citoyen Lebrun, ex-membre de la commission du conseil des anciens. La plupart des prérogatives du pouvoir exécutif étaient réservées au premier consul; ses deux collègues n'étaient que des espèces de suppléants. Il prononçait en son nom les lois, nommait et révoquait les membres du Conseil-d'Etat, les ministres, les ambassadeurs, les officiers de l'armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux. Dans tous les autres actes du gouvernement, les deux petits consuls avaient voix consultative; mais la décision de leur suprême collègue suffisait pour paralyser leur opinion, qu'ils se bornaient à consigner sur un registre de présence, s'ils le jugeaient nécessaire mettant ainsi à l'abri leur responsabilité morale.

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Le Conseil-d'État, que nous avons déjà cité, était chargé de rédiger, sous la direction du consul, les projets de loi et les réglemens d'administration publique. Des orateurs étaient pris dans son sein, pour porter la parole, au nom du Gouvernement, devant le Corps législatif.

Les ministres étaient chargés, chacun suivant son portefeuille, de contre-signer les actes du Gouvernement, et de faire exécuter les lois et les réglements d'administration publique.

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