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II.

LE COUP D'ÉTAT.

A trois heures du matin, M. le général Magnan, commandant en chef de l'armée de Paris, recevait du ministre de la guerre les ordres officiels qu'impose la hiérarchie et les confidences fraternelles qu'épanche l'amitié. Le soldat de l'Empire ne fut pas plus étonné de la nouvelle qu'on ne le fut de son dévouement. Tout le monde était prêt.

Pour l'honneur éternel de la pensée humaine, le premier acte du 2 Décembre ne fut pas un coup de canon, mais un coup de presse. C'est de l'Imprimerie nationale que partit ce prélude consolateur.

Dans la journée, M. de Saint-George, directeur de ce magnifique établissement, avait été averti par M. de Béville, officier d'ordonnance du Prince Président, qu'un travail important, pour lequel on faisait appel à sa discrétion et à son honneur, devait être exécuté dans la nuit à l'Imprimerie. L'actif et spirituel directeur compritil ou ne comprit-il pas, c'est ce que ses amis savent à merveille; toujours est-il qu'il fit ses dispositions et manda les ouvriers pour un travail nocturne, incident assez fréquent chez eux. A onze heures, il revint de

l'Opéra-Comique, endossa un manteau, mit des pistolets dans ses poches, et descendit dans sa cour où ne tarda pas à arriver un fiacre portant M. de Béville. Le fiacre fut conduit sous la remise, les chevaux mis à l'écurie et le cocher, enfermé dans une salle basse avec un louis de pour boire et quelques bouteilles, s'endormit en disant : Voilà des bourgeois qui payent trop bien pour qu'il n'y ait pas quelque chose sous jeu. » Au même moment arrivait la 4o compagnie du 1er bataillon de gendarmerie mobile (presque tous anciens gardes municipaux), commandée par M. le capitaine de la Roche-d'Oisy à qui une lettre du Ministre de la guerre enjoignait d'obéir passivement au directeur de l'Imprimerie nationale. Les armes furent chargées en silence, les soldats apposés aux portes, aux fenêtres, dans les corridors et les ateliers, et la consigne donnée ; elle était simple : « Fusiller tout ce qui tenterait de sortir ou de s'approcher d'une fenêtre. »

Rien de plus clair, mais rien de plus nécessaire aussi. Toutes les pièces du coup d'Etat étaient là, c'est-à-dire toutes les pièces de conviction écrites de la main du Président et contre-signées par deux Ministres et le Préfet de police. Si l'entreprise avortait, l'Imprimerie devait soutenir un siége en règle, et nous croyons que, dans cette hypothèse, chacun se fut fait tuer à son poste. On monta dans les ateliers, où le directeur, après avoir rappelé aux ouvriers la consigne donnée, leur accorda une heure pour composer le décret de dissolution, l'appel au peuple et l'appel à l'armée, le décret de convocation des comices, la proclamation du Préfet et sa lettre aux commissaires. Au bout d'une heure, on mettait sous presse, prodige de travail digne d'inaugurer cette journée de prodiges. A quatre heures tout était prêt. Le directeur et Béville pour juger de l'effet des actes immenses que Paris en s'éveillant allait trouver affichés sur ses murs, eurent l'idée d'en donner lecture aux gendarmes mobiles. Ces braves gens furent, en effet, les premiers soldats de l'armée qui connurent le coup d'Etat, et peu s'en fallut que leurs acclamations

enthousiastes, refoulées par un geste impérieux, ne donnassent l'alarme au voisinage. Puis on tira de leur retraite le cocher et les chevaux qui avaient amené l'offlcier d'ordonnance; on emballa dans les caisses du fiacre les décrets imprimés, et à quatre heures du matin, MM. de Béville et de Saint-George arrivaient à la Préfecture de police où ce dernier remettait les affiches à M. de Maupas, qui lui disait : « C'est la première fois que nous nous parlons, Monsieur, mais deux hommes de cœur doivent être heureux d'échanger, dans une pareille circonstance, leur première poignée de main. »

A cinq heures, avant de prendre possession du ministère de l'intérieur dont il allait faire pendant quelques jours le quartier-général de toute l'administration et le ministère des ministères, M. de Morny poussa jusqu'à l'Assemblée, et vit ce qu'il comptait voir. La porte de la rue de l'Université avait été ouverte, et le 42o de ligne, son vaillant colonel en tête, grossi de détachements de chasseurs à pied et de garde républicaine conduits par le commissaire de police Bertoglio, occupait silencieusement les cours et interceptait toutes les communications du dehors. M. de Persigny assistait à cette opération. Encore quelques minutes, et les questeurs ainsi que le commissaire spécial de l'Assemblée allaient être arrêtés, avant que personne dans le Palais-Bourbon soupçonnât la présence du 42e. Cet incroyable bonheur d'exécution présida, du reste, à tous les détails de cette vaste, minutieuse et périlleuse entreprise, et, sur plusieurs points même se traduisit, comme on va le voir, par des incidences et des soudainetés qui tinrent du miracle.

Pendant que, tranquille de ce côté-là, M. de Morny s'installait paisiblement aux lieu et fonctions de M. de Thorigny, et entrait en besogne en dictant au secrétaire ébahi de son prédécesseur sa première circulaire aux préfets, les commissaires de police de Paris et de la banlieue se réunissaient à la Préfecture où M. de Maupas les avait mandés pour cinq heures. A mesure qu'ils arrivaient, ils étaient placés par groupes de deux ou trois dans des pièces séparées; un coup de sonnette les con

voqua un par un dans le cabinet du Préfet. Là, le jeune et intelligent magistrat, en quelques phrases de cette nerveuse et pénétrante éloquence qu'on ne trouve qu'aux heures d'extrême conviction et d'extrême danger, en appela à leur patriotisme, à leur honnêteté et à leur courage, et fit si bien passer dans ces hommes de dévouement et d'expérience l'ardeur dont il était animé luimême, que sa seule crainte, il l'a avoué depuis, - fut d'avoir à les contenir. Seize d'entre eux, les plus habiles, furent nominativement chargés d'aller saisir et conduire à la prison Mazas: MM. Thiers, Baze, Roger (du Nord), Charras, Nadaud, Cholat, Valentin, Greppo, Miot, Lagrange, Baune, et les généraux Changarnier, Lamoricière, Cavaignac, Bedeau et Leflô, inculpés, disait le mandat, de complot contre la sûreté de l'Etat ; leur mission devait être terminée à sept heures et demie, sans bruit, sans déploiement de forces apparent, et avec les égards les plus courtois et les formes les plus convenables. Les quarante autres devaient à la fois, conjointement avec les officiers de paix porteurs de mandats analogues, procéder à l'arrestation des soixante-dixhuit chefs de clubs, de sociétés secrètes et de barricades, anciens transportés ou condamnés politiques les plus notoirement signalés à la sécurité publique, faire évacuer les garnis, lieux de réunions clandestines ou avouées, associations démocratiques ou autres, cafés et cabarets socialistes, et plein pouvoir leur était donné d'effectuer les razzias les plus complètes dans tous les repaires de la démagogie et de prendre au collet tout individu trouvé en flagrant délit de révolution ou de résistance.

C'était là le moment critique, c'était peut-être celui qui devait décider du succès; on ne pouvait se dissimuler ni la difficulté, ni le péril de la mission qu'on allait confier à des hommes qui, bien que connus déjà par leur zèle et leur dévouement à leurs devoirs, pouvaient néanmoins être effrayés de la responsabilité qu'ils allaient assumer sur eux, et refuser d'enfreindre une légalité qui conduisait la France à sa ruine. Certes, à ce

moment suprême M. de Maupas dut puiser dans son intelligence et son courage cette ardeur et cette verve qui réussissent en un instant à électriser les hommes chargés de l'exécution d'une mission périlleuse, et révéler ainsi tout l'ascendant que peut exercer un homme profondément convaincu de la grandeur et de l'importance de l'acte qu'il va accomplir. Plusieurs commissaires nous ont rapporté qu'ils avaient été amenés par les paroles de M. de Maupas à un tel degré de foi que non-seulement il n'exista plus ni doute ni indécision dans leur esprit, mais encore qu'ils se sentirent si résolus qu'en partant ils remercièrent le Préfet de police de leur avoir confié cette haute mission.

Il a fallu sans doute à M. de Maupas, qui seul combina toutes les arrestations et en arrêta le plan jusque dans les plus minutieux détails, une grande netteté d'esprit et une complète précision de coup d'œil, deux conditions qu'il possède au plus haut degré; mais il lui fallut surtout cette chaleur de cœur, et cet enthousiaste dévouement dont la jeunesse ne fait qu'exciter les élans. Quelle responsabilité de signer de son nom, sans hésitation aucune et en temps de paix, l'ordre d'arrêter des généraux et des représentants que l'on considérait comme les gloires militaires et parlementaires de la France!

En somme, tout commentaire est inutile; il fallait, sous peine de défaite honteuse et de guerre civile, non pas seulement prévenir, mais épouvanter. En matière de coups d'Etat, on ne discute pas, on frappe; on n'attend pas l'ennemi, on fond dessus; on broie, ou l'on est broyé.

Les commissaires de police de Paris furent admirables de sagacité, de promptitude, de prudence et de bonheur. A cinq heures dix minutes, ils s'élançaient, c'est le mot, de l'hôtel de la Préfecture, et à sept heures, les seize représentants incriminés étaient enfermés dans les cellules de la prison Mazas, dont le colonel Thirion, commandant du palais de Fontainebleau, avait

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