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255

B3

A3

v.4

DE

ODILON BARROT

POLITIQUE DE RÉACTION

LES BURGRAVES. — MODIFICATION DE LA LOI ÉLECTORALE
CONFLITS ENTRE LES DEUX POUVOIRS

TENTATIVE DE RÉVISION. COUP D'ÉTAT

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CHAPITRE PREMIER

RÉACTION

Jusqu'ici j'ai eu à raconter les fautes que le parti
républicain a pu commettre par haine de la mo-
narchie.

Maintenant j'ai à signaler celles que le parti conser-
vateur a commises à son tour, par haine de la répu-
blique.

Le renversement de notre ministère est du 28 octobre

1849, le coup d'État du 2 décembre 1851; c'est dans ce court espace de temps que se sont succédé les différentes péripéties du drame politique que je me suis donné la triste mission de reproduire.

On peut distinguer trois phases dans cette série d'événements; dans la première, on voit la majorité et le Président de la République, agissant en parfait accord, pousser à la réaction; dans la seconde, LouisNapoléon, affectant de s'effacer, laisse à la majorité toutes les responsabilités du gouvernement; c'est ce qu'on a appelé dérisoirement le règne des burgraves. Enfin la troisième phase est remplie par la lutte qui s'engage entre les deux grands pouvoirs, désormais sans intermédiaires, lutte qui se termine par le coup d'État.

Sorti du pouvoir et rentré dans les rangs des simples représentants, j'ai plutôt assisté à ces événements que je n'y ai pris une part bien active: sous la monarchie constitutionnelle, les ministres tombés se retrouvaient naturellement au milieu du parti qui les avait portés au pouvoir; il n'en fut pas ainsi pour moi. Le parti avec lequel, depuis le commencement de la République, j'avais combattu et voté, de vaincu qu'il était alors, était devenu vainqueur, et avec sa situation sa politique avait changé; il ne s'agissait plus pour lui de modérer la République, de corriger pacifiquement les vices de la Constitution; enivré par la victoire, il était impatient de l'assurer contre les retours possibles de la démagogie; il dissimulait mal ses tendances vers une restauration monarchique, sans pouvoir toutefois s'entendre sur le caractère et les conditions de cette restauration. De la défense, il était passé à l'agression, et à l'agression sans but déterminé. Ne prévoyant que trop les conséquences de cette nouvelle politique, je ne pouvais m'y associer: ce n'était, de ma part, ni du dépit et encore moins de la colère; c'était

tout simplement l'impossibilité où j'étais de prendre mon rang parmi les combattants, alors que je ne voyais pas clairement de quel côté était l'intérêt de mon pays.

Un jour, un des burgraves me prit à part, dans un des couloirs de l'Assemblée, et me demanda pourquoi je m'isolais ainsi et ne m'unissais pas à eux?.. Je ne demanderais pas mieux que d'être avec vous, répondisje, si je savais où vous allez et quel sera votre lendemain; mais le savez-vous vous-mêmes?...

Ma position dans l'Assemblée était donc celle de la neutralité entre les combattants: aussi ne fut-ce pas sans quelque étonnement que je vis, lors de l'élection du président de l'Assemblée, une quarantaine de voix venir, je ne sais trop dans quelle pensée politique, s'égarer sur mon nom: M. Dupin en prit de l'ombrage et crut devoir donner sa démission. Il fut réélu, et cette fois il obtint l'unanimité des voix du parti conservateur.

Je suis sorti cependant de cette neutralité toutes les fois que l'honneur et le devoir m'en ont fait une nécessité, et, si je n'ai pas empêché la catastrophe que je prévoyais, je n'ai pas du moins à me reprocher de ne pas avoir tout fait pour la prévenir.

Quant à mes rapports avec Louis-Napoléon, ils avaient complétement cessé depuis le 28 octobre; je ne reparaissais plus à l'Élysée. J'y retournai cependant une fois pour conférer avec la cousine du Président, la grande-duchesse de Bade, qui, disait-elle, voulait me consulter sur certaines difficultés qu'on lui faisait à l'occasion de son douaire : ce n'était là, de sa part, qu'un prétexte, ainsi qu'elle me l'avoua, son but était de tâcher de me réconcilier avec son cousin. Elle me conjura d'oublier mes griefs personnels contre lui, prétendant, avec son exagération féminine, que tout était compromis par notre séparation, tandis que la

réunion de nos deux forces pouvait tout sauver. Je lui répondis froidement que je n'avais aucun grief personnel contre le Président, que je n'avais même qu'à me louer de ses procédés vis-à-vis de moi; que, seulement, il était venu un moment où nous n'avions pu nous entendre; qu'il ne m'était pas possible de suivre. ce génie impatient dans les voies hasardeuses où il se lançait; que notre séparation était devenue inévitable et qu'elle était bien définitive. « C'est donc fini? me dit la grande-duchesse, qui était très-émue et avait des larmes dans les yeux. Je le crois, madame», et je me retirai. Il est peu probable que cette démarche ait eu lieu sans que Louis-Napoléon l'eût sinon ordonnée, tout au moins autorisée: M. Nitot, un des anciens serviteurs des Bonaparte et que la grande-duchesse avait pris pour intermédiaire entre nous, m'assura même que, pendant toute la conférence, Louis-Napoléon s'était tenu dans une pièce voisine et qu'il n'en avait pas perdu une parole. Je n'ai pas d'autre autorité que la sienne pour affirmer ce détail, qu'il importe, d'ailleurs, fort peu de vérifier.

C'est ainsi que j'étais devenu complétement étranger à ces deux puissances, Louis-Napoléon et l'Assemblée, que je m'efforçais naguère de faire vivre en bonne intelligence; il ne me restait plus qu'à assister à l'expérience qu'elles allaient faire, alors que les intermédiaires avaient disparu.

On aurait cru qu'après son fier manifeste du 28 octobre, Louis-Napoléon, par une vigoureuse initiative, voudrait entraîner dans son orbite le ministère et l'Assemblée; c'eût été mal connaître ce caractère hardi, mais réservé, toujours disposé à faire des surprises, mais ne méconnaissant pas pour cela les avantages de l'opportunité.

Il lui suffisait, pour le moment, d'avoir, par un coup d'autorité, renvoyé ce ministère parlementaire qui

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