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ceux-ci n'auraient jamais pu s'y maintenir. Le crédit fut voté par 462 voix contre 198, au milieu d'une explosion effroyable de protestations de la gauche. Cette question, en effet, avait toujours pour résultat de soulever les passions les plus violentes de ce parti, alors même que les faits étaient irrévocablement accomplis.

Telle était la situation, lorsqu'eut lieu l'élection de trente-trois représentants, en remplacement de ceux qui, ayant été condamnés par la haute cour, étaient déchus, par arrêt, de leurs droits civils et politiques; élection qui fut tout à la fois l'occasion d'une manifestation éclatante de l'opinion parisienne contre la réaction, et le prétexte de la fameuse loi du 31 mai.

Ici, nous entrons dans la seconde période, celle du gouvernement abandonné, pour quelque temps, à la majorité.

CHAPITRE II

RÈGNE DES BURGRAVES. LOI DU 31 MAI SUR LE DROIT ÉLECTORAL.

Nous venons de voir par combien de mesures provocatrices le sentiment républicain, qui dominait encore dans la plus grande partie de la population de Paris, avait été froissé; l'Assemblée avait même dédaigné de célébrer l'anniversaire de la révolution du 24 février, autrement que par un simple service pour les morts des deux partis; et, sur une interpellation de M. de Lagrange, qui demandait un peu plus de solennité, elle renvoyait, avec un mépris hautain, cette interpellation après le budget. C'est, je crois, à cette occasion qu'il arriva à M. Thiers de qualifier de funestes les journées de Février, tandis que M. de Lamartine les appelait glorieuses: chacun était dans son rôle ; mais les masses, qui peuvent bien pardonner la violence, car elle ressemble encore à de la force, pour laquelle elles ont, en général, un grand respect, ne pardonnent pas le mépris et le dédain. On s'en aperçut bientôt au résultat de l'élection qui eut lieu en remplacement des députés déclarés indignes par suite des condamnations qu'ils avaient encourues.

M. Carlier, le préfet de police, avait adressé aux Parisiens une circulaire à l'occasion de cette élection. Après avoir fait un tableau très-énergique et trop vrai du socialisme, il y disait à ses commissaires de police :

Votre devoir, comme citoyen et comme magistrat, c'est de prémunir les honnêtes ouvriers contre les fausses et dangereuses doctrines du socialisme, etc.

A cette circulaire, les électeurs répondaient en donnant 132,000 voix à M. Carnot; 128,000 à Vidal, et 126,000 à de Flotte, qui obtenaient ainsi la majorité sur MM. Foy, de la Hitte et Bonjean, candidats du parti conservateur.

Ce résultat inattendu causa une sensation universelle on le comparait à celui que l'élection précédente, faite sous notre ministère, avait donné. On se demandait comment les mêmes électeurs qui avaient si récemment élu les hommes les plus obscurs, les plus ignorés, à des majorités importantes, par cela seul qu'ils étaient sur la liste des conservateurs, avaient pu faire des choix aussi menaçants pour l'ordre public. Les partis extrêmes avaient donc reconquis la majorité, se disait-on. De là, un grand trouble et une grande irritation dans le gouvernement et dans l'Assemblée.

La presse conservatrice sonna le tocsin d'alarme; le journal l'Assemblée nationale allait même jusqu'à dénoncer à ses lecteurs les marchands qui avaient voté pour les rouges, ce qui donna lieu à une interpellation de M. Ferdinand de Lasteyrie, revendiquant, non sans raison, la protection due à la liberté des votes. Les ministres s'étaient bornés à lui répondre, l'un, M. Rouher, qu'il n'y avait pas là un délit caractérisé; l'autre, que l'élection de Paris n'était pas un acte de conciliation et de paix; et comme l'auteur de l'interpellation insistait et conjurait la majorité d'é

couter l'avertissement que lui donnait l'élection de Paris : « Oui, s'écriait cette majorité d'une voix unanime, nous profiterons de l'avertissement!... »

Comme, en même temps, la Haute-Saône nommait pour représentants huit rouges de la couleur la plus foncée, l'alarme fut générale dans le parti conservateur, et on prit la résolution de conjurer à tout prix un danger si menaçant.

Il eût été plus sage d'envisager avec calme ces élections, de les comparer avec celles qui les avaient précédées, et de voir, dans ce revirement de l'opinion, un salutaire avertissement. En effet, par ce rapprochement, par cet examen fait avec quelque sang-froid, on eût reconnu qu'entre le parti conservateur, qui veut l'ordre à tout prix, et l'extrême gauche, il y a, en France, et à Paris surtout, un parti moyen qui se porte alternativement d'un côté ou de l'autre, selon que l'ordre ou la liberté lui paraissent plus menacés, et qui fait pencher la balance de ce côté; que c'est parce que ce parti moyen ne voulait pas de la réaction à laquelle se laissait entraîner l'Assemblée, qu'il s'était rapproché de l'extrême gauche, sans pour cela se fondre avec elle, et lui avait donné la majorité dans l'élection; que, si on voulait reconquérir cette majorité, il fallait changer de politique, ne plus menacer la République, et, surtout, ne pas l'insulter. Mais, quels sont les gouvernements qui, dans notre malheureux pays, ont voulu comprendre de pareils avertissements? ils les prennent toujours pour des actes d'hostilité, et, au lieu de se réformer, ils s'irritent et s'enfoncent de plus en plus dans les voies où ils sont engagés, jusqu'à ce qu'ils rencontrent l'abîme.

Ainsi avaient agi les conventionnels, alors qu'en l'an III, ils avaient répondu à des élections modérées par le coup d'État du 18 fructidor, bientôt expié par le 18 brumaire; ainsi Napoléon, qui, aux représenta

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tions timides, réservées, du Corps législatif, en faveur de la paix et de la liberté, en 1814, avait répondu par des outrages et des menaces, et qui, quelque temps après, était forcé d'abdiquer; ainsi Charles X, qui, en 1830, à une élection indépendante et libérale, avait répondu par ces funestes ordonnances qui le conduisaient, à quelques jours de là, en exil; ainsi LouisPhilippe, qui, à des manifestations en faveur de la réforme la plus inoffensive, répondait par l'obstination la plus aveugle, la veille même de sa chute.

L'Assemblée législative ne pouvait échapper à cette fatale destinée : le 1er mai, parut, dans le Moniteur, un arrêté du ministre de l'intérieur, M. Baroche, qui instituait une commission pour préparer la réforme de la loi électorale.

MM. Benoist-d'Azy, Berryer, Beugnot, de Broglie,. Buffet, de Chasseloup-Laubat, Léon Faucher, Jules de Lasteyrie, Molé, de Montalembert, de Montebello, Piscatory, de Sèze, de Saint-Priest, Thiers et de Vatimesnil la composaient. On le voit, les éléments de cette commission étaient purs de tout mélange républicain. Les légitimistes et les orléanistes y avaient fourni leur contingent à peu près égal; peut-être eût-il été plus politique d'y faire représenter un peu la République modérée. Ce sont ces dix-sept commissaires qui, plus tard, ont reçu dans le public la dénomination moqueuse des dix-sept Burgraves.

L'annonce de ce projet de modifier la loi électorale causa, on le comprend, un grand émoi dans le monde politique; des conférences multipliées eurent lieu dans le parti conservateur pour s'entendre, et sur l'opportunité et sur les conditions de cette réforme. J'assistai à quelques-unes de ces conférences; tous mes amis étaient fort animés : ils étaient à peu près unanimes pour proclamer la nécessité de modifier la loi électorale sous peine, disaient-ils, de mort à jour

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