Page images
PDF
EPUB

c'est que cette légende n'aura jamais de force réelle, en France, que lorsque l'ordre ou la liberté y seront profondément troublés: elle s'affaiblira toujours avec le retour à l'ordre et à la liberté.

Ce n'est pas une moins grande erreur que de croire que la pression administrative pourra s'exercer indéfiniment et avec le même succès sur le libre choix des électeurs, et qu'il suffira longtemps encore à un candidat, quelque étranger qu'il soit à un arrondissement, d'être désigné par un préfet pour être accepté. Non. Ce n'est pas au peuple le plus spirituel, le plus raisonneur du monde, que les circulaires ministérielles et préfectorales pourront toujours persuader que le suffrage universel ne lui a été donné que pour s'en servir comme un automate obéissant. Le gouvernement y userait tous les ressorts de sa puissante administration, sans y réussir; il finirait par succomber en défifinitive dans cette lutte contre le sens moral et les justes susceptibilités de tout un peuple. Ce résultat est inévitable et fatal; déjà des symptômes l'annoncent le gouvernement s'en effraye à bon droit.

Mais où trouver le remède? Abandonner l'élection à elle-mème? cela serait bien dangereux: retirer le suffrage universel? ce serait détruire son principe, tarir la source où on a puisé la vie. Autre impasse, autre problème insoluble; autre expiation!

La morale de tout ceci, et elle est consolante, c'est que si la liberté a ses difficultés, ses dangers même, le despotisme, dans l'état de notre civilisation moderne, rencontre, Dieu merci, plus que des difficultés ; il a ses impossibilités.

Le premier Napoléon aurait bien fait, même dans. son intérêt, de s'arrêter au Consulat. Je suis profondément convaincu que son successeur aurait également fait un meilleur calcul en restant président de la république : un pouvoir offert vaut toujours mieux,

même pour un ambitieux, qu'un pouvoir (usurpé par la force; l'un est moins brillant, moins séduisant, il ne donne pas ces jouissances enivrantes de la toute puissance que donne l'autre, mais il est plus sûr.

Il n'est pas, sans doute, donné à toutes les âmes de sentir et de comprendre tout ce qu'il y a de vraie grandeur et de gloire pure dans le désintéressement et l'abnégation; mais il est à la portée de tous de calculer juste, et je persiste, malgré les événements qui semblent, au moins jusqu'à ce jour, me donner un démenti, à affirmer que, dans le parti que Louis Napoléon a pris de sacrifier la moralité de la France à son ambition, il n'a pas seulement manqué à son pays; il s'est manqué à lui-même.

Il est téméraire de vouloir prédire l'avenir; cela est surtout très-hasardeux dans un pays où, comme dans le nôtre, l'imprévu joue un si grand rôle : je ne me permettrai donc pas de faire des prophéties sur les destinées de ce nouvel empire issu du coup d'État, ni de fixer la durée de cette dynastie napoléonienne qui prétend régner à toujours sur notre France mais ce que je crois pouvoir affirmer comme une certitude, c'est que, dans tous les cas, ce n'est pas sous cette forme d'omnipotence personnelle du chef de l'État que cet empire et cette dynastie pourront se fonder.

Il y a deux choses, en effet, qui ne peuvent coexister parce qu'elles s'excluent réciproquement; c'est le gouvernement personnel et l'hérédité. Le gouvernement personnel, surtout dans les temps modernes, alors que le droit divin et même le respect traditionnel ont à peu près complétement disparu de nos sociétés, n'est possible qu'à la condition de certaines circonstances et de certaines aptitudes personnelles qui ont rendu ce gouvernement possible: mais ces circonstances, qui ont fait d'un homme la personnifi

cation des passions ou des besoins du jour, s'éloignent et s'oublient. Ces aptitudes qui ont rendu cet homme, capable de soutenir son rôle, s'évanouissent avec lui; rien de tout cela ne se transmet héréditairement. Sous l'empire romain, le gouvernement était bien vraiment personnel, mais il n'était pas héréditaire : la légion ou la plèbe défaisait ou faisait alternativement les empereurs. Il faut donc bien que Louis-Napoléon fasse son option entre le gouvernement personnel et la transmission du pouvoir à son fils; il ne serait que temps pour lui de faire ce choix, car il ne serait peutêtre pas prudent de rejeter cette transformation d'un gouvernement personnel en gouvernement parlementaire, au milieu des orages d'une minorité.

Mais ce choix, il n'est ni dans sa nature, ni peut être dans ses possibilités de le faire. Il conservera le gouvernement personnel jusqu'à son dernier jour; il l'aggravera même plutôt qu'il ne le modifiera, à mesure. que les obstacles grandiront. C'est la fatalité des Bonaparte de représenter, en France, la dictature militaire, comme c'est la destinée d'autres prétendants de représenter la liberté constitutionnelle. Louis-Napoléon s'est lui-même proclamé l'instrument de la fatalité, il en sera aussi la victime; et il n'aura pas, comme son oncle, la consolation de dire qu'il succombe sous l'effort de l'Europe entière coalisée contre lui. Non! il tombera écrasé par la responsabilité qu'il a accumulée sur sa tête, et ce sera là sa dernière et suprême expiation.

Il existe dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique de ces grandes lois providentielles que l'homme ne viole jamais impunément; peuples et gouvernements peuvent s'en écarter momentanément, sous l'influence de leurs passions ou de leurs peurs : ils y sont tôt ou tard ramenés par la plus impérieuse nécessité. Aussi, suis-je bien profondément

convaincu que, le voulant ou ne le voulant pas, mon pays, par le cours irrésistible des choses, sera bien forcé de se replacer sous l'égide de ces institutions libres, où les pouvoirs se pondèrent les uns par les autres, et agissent sous le contrôle de la libre discussion, institutions auxquelles il n'a manqué, pour être indestructibles, qu'un peu plus de confiance dans les gouvernants et des mœurs publiques plus avancées chez les gouvernés. Cette conviction, qui m'a soutenu dans mes longues luttes pour la liberté, je l'emporterai dans le tombeau; elle a été ma force dans le passé, elle est ma consolation pour le présent, et mon espérance pour l'avenir.

CHAPITRE XIII

RETOUR SUR LE PASSÉ.

Tel a été le dénoùment de la journée funeste du 24 février je ne crains pas de l'appeler funeste, et elle l'a été dans ses conséquences plus que je ne le pressentais moi-même, lorsque je m'efforçais d'arrêter mon pays sur cette pente fatale, où quelques hommes imprévoyants l'entraînaient : elle n'a pas seulement interrompu le progrès fait pendant quarante années de pratique du gouvernement représentatif; elle a détruit les forces morales acquises, envenimé la plaie sociale, brisé les traditions d'une sage liberté et nous a jetés sans guide, ni boussole, dans une suite d'aventures dont il nous est difficile, même après vingt années, d'entrevoir le terme.

Et c'est au moment, où la seule force de nos institutions venait de triompher de la résistance opposée à toute réforme, et où la borne étant enfin renversée, une carrière désormais entièrement libre s'ouvrait à toutes les améliorations économiques, morales et politiques que pouvaient rêver les esprits les plus avancés, c'est à ce moment que le peuple de Paris brisait, ou du moins laissait briser, sous ses yeux, ce même

« PreviousContinue »