Page images
PDF
EPUB

réclamé par des affaires plus sérieuses. Il me reconduisit avec les mêmes témoignages d'affection.

Si j'avais pu craindre que ma franchise l'eût blessé, je fus rassuré, car le surlendemain je recevais l'invitation de l'accompagner à la chasse à Rambouillet, invitation que je déclinai poliment, mais de manière à lui faire comprendre que je voulais bien sacrifier au devoir envers mon pays, mon repos et mes habitudes, et que je n'entendais pas aller au delà.

Quelques jours plus tard, nous eùmes avec l'Empereur, le ministre de l'Intérieur et moi, une conférence aux Tuileries pour arrêter la composition de la commission de décentralisation dont la présidence m'avait été conférée ; je crus remarquer, aux objections qui me furent faites sur certains noms que je proposais, que je n'avais pas complétement converti Sa Majesté à ma théorie politique sur les amis et sur les ennemis personnels des gouvernements: le césar se laissait toujours entrevoir derrière le chef constitutionnel!..

DÉNOUMENT

Je rouvre mes mémoires pour y consigner le récit du dénoûment aussi terrible qu'imprévu qui, après dix-huit ans d'une prospérité trompeuse et énervante, est venu terminer l'existence du second Empire. Comme le premier, il est tombé, enivré de sa puissance, encouragé par ses flatteurs, perdu par ceux qui se disaient et qu'il croyait ses amis; comme le premier Empire, il nous laisse aux prises avec les conséquences d'une invasion formidable; il avait proclamé, lors de son avénement, qu'il venait nous sauver de l'anarchie, et une anarchie plus redoutable que jamais nous menace. Il avait dit, dans un langage pompeusement décevant, dont l'école bonapartiste nous a fourni tant de modèles : Je suis la paix! et il nous lègue une guerre effroyable dans laquelle l'existence, ou tout au moins la grandeur et l'honneur de la France sont gravement compromis, et qui le conduit comme son oncle, à mourir captif de l'étranger; expiation tardive et bien méritée du coup d'État de 1851, mais aussi leçon cruelle donnée à notre nation pour s'être si imprudemment livrée corps et âme à un homme dont les antécédents lui étaient cependant bien connus.

J'ai laissé mon récit à ce moment où Napoléon III, changeant tout à coup de langage et de politique, annonçait sa résolution de pratiquer loyalement le gouvernement parlementaire, et proposait les modifications à apporter à la Constitution de 1852, pour l'approprier à cette forme de gouvernement. Quelles causes avaient provoqué ce changement? D'abord, les progrès de l'opinion libérale révélés par les dernières élections, et, en outre, l'intérêt évident de Louis-Napoléon, qui, comme père, sentait qu'il était temps de préparer l'avénement de son fils, et qu'il n'y pourrait réussir qu'en substituant au gouvernement personnel, qui ne se transmet pas, le gouvernement parlementaire qui est essentiellement impersonnel.

D'ailleurs, l'âge, les fautes commises, le sentiment d'une responsabilité devenue impossible à porter, surtout depuis l'expédition du Mexique et le dénoûment de Sadowa: tout l'avertissait de se soulager de cette responsabilité par un ministère sérieusement responsable. J'avoue que cette résolution était tellement dans les nécessités du temps, sinon dans l'intérêt de celui qui la faisait, que j'ai cru un instant à sa sincérité, et je n'étais pas le seul. Les hommes les plus considérables et les plus considérés de ce qu'on appelait alors les anciens partis, ceux-là mêmes qui avaient eu le plus à souffrir du coup d'État, saluaient avec joie, et même avec une certaine confiance, ce retour au régime parlementaire.

A peine quelques membres de l'extrême gauche conservaient-ils une attitude hostile, et encore ceux-là mêmes qui refusaient leur concours direct n'osaientils pas se déclarer ouvertement irréconciliables. On peut se faire une idée de la faveur générale avec laquelle était alors accueillie cette résurrection inespérée de nos garanties parlementaires par le fait de

l'élection à l'Académie française de M. Émile Ollivier qui, malgré un talent de parole incontestable, n'avait d'autre titre à cette distinction que celui d'avoir pris l'initiative de cette réforme et de la personnifier en quelque sorte en lui; c'est ce qui explique comment MM. le comte de Montalembert, Thiers et autres personnages les plus ouvertement antipathiques à l'Empire, furent les patrons avoués de son introduction dans le sein de l'Académie française.

La démarche que M. Émile Ollivier fit dans le même temps auprès de moi, de la part de l'empereur, et dont j'ai précédemment rendu compte, la résolution annoncée avec grand éclat d'opérer dans les rouages de l'administration une profonde et sérieuse décentralisation ne pouvaient que redoubler notre confiance. Comment aurions-nous pu croire encore à la persistance du gouverment personnel, alors que l'empereur consentait de lui-même à en briser les principaux instruments.

La fortune, si prodigue envers cet homme, lui offrait en ce moment l'occasion de réparer ses fautes, de se faire pardonner même le crime de son origine, et de faire, avec le concours des hommes les plus estimés du pays, ce que les gouvernements qui l'avaient précédé n'avaient pas réussi à faire; il pouvait fonder la liberté et l'ordre sur des institutions qui, pratiquées loyalement, lui auraient rendu le pouvoir léger et en auraient assuré la transmission à son fils.

Toutefois, la transition avait été si brusque, si imprévue, qu'un fond de défiance restait encore dans l'opinion, et lorsqu'on vit l'empereur et ses nouveaux ministres s'obstiner à garder une majorité dans laquelle dominaient les instruments les plus directs du gouvernement personnel, toujours prêts à lui obéir, les plus confiants commencèrent à douter; de plus, les procédés étranges du ministère à l'égard de

notre comité de décentralisation, le parti qu'il prenait de confier à ses préfets et au pouvoir central le droit de choisir les maires des communes, et cela, au moment où nous venions de décider que les maires seraient élus par les conseils municipaux eux-mêmes, ces petites ruses employées pour nous décourager de nos travaux et faire avorter cette pensée de décentralisation qu'il avait annoncée avec tant d'éclat ne pouvaient que fortifier ces doutes. Enfin, l'insistance avec laquelle l'empereur poursuivit sa campagne plébiscitaire acheva de détruire toute illusion.

Que signifiait, en effet, la clause insérée dans le plébiscite, par laquelle il s'attribuait le droit de consulter le peuple dans les conditions qu'il lui plairait de choisir; il ne craignit pas de l'avouer lui-même, c'était le dessein hautement avoué, au cas de dissentiment entre lui et le parlement, de faire dominer sa volonté sur celle du parlement; c'était la dénégation la plus directe de la condition fondamentale de tout régime parlementaire.

L'empereur gardait ainsi une majorité qui était à sa discrétion, il l'avait créée et pouvait à volonté la défaire et la refaire, car il conservait par le choix des maires les instruments les plus efficaces de ses candidatures officielles; enfin, au cas où, par impossible, il surgirait dans le sein du parlement une opposition, le plébiciste lui fournissait un moyen assuré d'en sortir, sans avoir recours à l'épreuve d'une nouvelle élection et sans être forcé d'employer de nouveau le remède dangereux d'un coup d'Etat. Il lui suffisait de poser à une multitude inintelligente des questions sur lesquelles elle prendrait le change, et, par exemple, ainsi qu'on l'a vu, lui faire voter la guerre lorsqu'elle croyait voter la paix.

Certes, après que toutes les conditions du régime parlementaire avaient été ainsi détruites une à une,

« PreviousContinue »