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La Providence n'avait donc retardé cette expiation, attendue depuis si longtemps, que pour la rendre plus éclatante. Tous ceux qui avaient participé au crime, l'armée qui s'en était fait la complice, les grands corps de l'État qui s'en étaient constitués les instruments et le pays lui-même qui a eu la faiblesse, pendant dix-huit ans, de lui donner son adhésion réitérée, ont aussi leur part dans le châtiment, et cela n'est que justice. Quant à ceux qui, pendant ces dix-huit-ans, n'ont cessé de flétrir cet attentat, s'ils souffrent cruellement dans leur patriotisme, ils ont du moins la conscience de ne l'avoir pas mérité.

Maintenant, quel avenir est réservé à notre malheureux pays? Parviendrons-nous, grâce à l'énergie du désespoir, à repousser l'étranger et à sauver au moins l'intégrité de notre territoire? Ou bien la France, se manquant à elle-même, est-elle destinée à succomber sous les armées nombreuses qui l'ont envahie de toutes parts? et alors serait-il possible qu'on vît, au dixneuvième siècle, un de ces cataclysmes dans lesquels une race entière disparaît sous la domination d'une autre race? aurions-nous à subir cette opération que firent subir aux Romains abâtardis du Bas-Empire les Barbares du Nord: l'infusion d'un sang nouveau? Non, une pareille extrémité n'est pas à craindre; de telles subversions qui changeraient la face du monde ne sont heureusement plus possibles dans l'état de notre civilisation. Ce que je redoute davantage, c'est que la France, sortant de cette lutte, amoindrie et ruinée, il n'en résulte une exaspération des passions populaires qui rende tout gouvernement, même celui d'une république modérée, bien difficile à établir; c'est qu'après avoir subi tous les désastres de la guerre, nous ayons encore à passer par les épreuves d'une guerre civile et même sociale.

Nous avons vu, en 1848, ce qu'avaient provoqué de conflits sanglants les Ateliers nationaux qu'on avait eu l'imprudence d'organiser et d'armer, et ce qu'il a fallu répandre de sang pour en triompher. Qu'étaient cependant ces trente ou quarante mille malheureux ouvriers exaspérés par la misère, auprès de ces armées entières d'ouvriers entassés si imprudemment dans nos villes, ayant leur organisation, leurs chefs reconnus, couvant les haines les plus invétérées contre toute supériorité, enivrés des doctrines les plus antisociales, et auxquels on a délivré récemment des armes!... Si notre société avait le malheur d'avoir à lutter contre de telles forces, qu'arriverait-il? Déjà, et, malgré le sentiment du danger commun, des symptômes alarmants se manifestent dans nos grandes villes; heureusement, et par contre, les classes moyennes se sont réveillées de leur vieille torpeur, et ce tiers état qui, reconnu le maître en 1789, semblait avoir complétement abdiqué sous l'influence du double empire napoléonien, s'est enfin réveillé aujourd'hui, il est armé, il est prévenu, il sait que, dans cette lutte antisociale qui se prépare, c'est la propriété, la famille et la liberté qui seront en jeu. Il sait aussi qu'il aura pour lui dans le combat, la force des choses et les lois de la Providence, qui font de ces trois conditions les éléments indestructibles de toute société humaine, et contre lesquelles toutes les attaques sont, en définitive, impuissantes: cela lui a redonné confiance. Il a, désormais, le sentiment de son droit et de sa force, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, le combat recommence, la cause de l'ordre social triomphera.

Mais, que nos gouvernants, sous quelque titre qu'ils nous régissent, monarchique ou républicain, se pénètrent bien de cette vérité, confirmée par tant de cruelles expériences, que ce n'est que par la liberté

et la justice qu'ils pourront assurer et rendre défininif ce triomphe.

Or, il n'y a de liberté et de justice possibles que là où le droit de tous et de chacun est inviolable, et il ne l'est qu'à la condition, je ne saurais trop le répéter, que les citoyens aient, dans toute circonstance, le courage de le revendiquer et de le défendre, et que les magistrats chargés de l'appliquer soient placés assez haut pour dominer toutes les influences et même toutes les passions. Puisque le terrain est libre devant nous, et que, pour la cinquième ou sixième fois nous allons faire une Constitution, il faut, au lieu de débattre de vaines formules, de nous disputer sur d'inutiles abstractions, nous attacher surtout à organiser notre administration, de manière que les citoyens soient en quelque sorte forcés d'y avoir leur part d'action et de responsabilité, et par là, créer dans notre société ce sentiment de solidarité qui lui fait défaut. Il faut, de plus, au risque même de froisser certaines traditions et de blesser les intérêts de quelques localités, réorganiser notre ordre judiciaire sur des bases toutes nouvelles, et, au lieu de chercher les garanties du droit dans le nombre des juges, il faut les demander à la capacité et à la responsabilité de ces juges.

Quant à nos mœurs publiques, qui ne sont celles ni de la monarchie, ni de la république, ce qui nous fait passer de l'une à l'autre par des convulsions incessantes et devenues presque périodiques, elles ne se décrètent pas, je le sais. Mais, si je ne me fais illusion, de bonnes et fortes institutions administratives et judiciaires doivent les modifier profondément, car ces réformes auront pour effet inévitable, au bout d'un certain temps, de substituer le courage civil aux lâches complaisances, un puissant esprit public à l'égoïsme individuel et inintelligent des masses, et enfin le règne de la loi et du droit aux turbulences

anarchiques. Nous aurons enfin le sérieux et la fermeté d'un peuple libre, sans rien perdre de cet enjouement et de cette bienveillance naturels qui font le charme de nos relations. D'un autre côté, notre société, se sentant désormais plus solide et mieux défendue n'éprouvera plus de ces paniques irréfléchies qui l'ont déjà si souvent jetée dans les bras d'un maître, et nous pourrons compter sur un long avenir de paix et de liberté.

Quant à notre rang dans le monde, il sera la conséquence inévitable de cette transformation; les nations étrangères, rassurées par le jeu de nos libres et paisibles institutions, se reprendront de sympathie pour nous, et nous ressaisirons l'influence morale que nous exercions naguère sur elles,

De quelque prix que nous ayons payé un tel résultat, nous ne l'aurons pas trop chèrement acheté. La Providence a ses vues, et peut-être a-t-elle voulu faire sortir notre salut de notre extrême malheur ; je l'espère, et cette espérance adoucit un peu l'amertume qu'il est impossible de ne pas ressentir au spectacle de l'horrible crise dans laquelle se débat en ce moment notre pays. Puissé-je la voir se réaliser, cette espérance, avant d'arriver au terme d'une vie déjà bien longue et traversée par tant d'épreuves!

Fait à Planchamp, ce 1er novembre 1870.

Signé ODILON BARROT.

OPINION DU ROI LOUIS-PHILIPPE

SUR LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE EN FACE DE CELLE DE L'OPPOSITION.

Sur la question étrangère, j'ai des doutes sur le point de savoir si Louis-Philippe n'a pas mieux vu et mieux apprécié la situation de l'Europe que l'opposition. Celle-ci, au moins dans sa partie influente, était parfaitement d'avis qu'il ne fallait pas prendre l'initiative de l'agression vis-à-vis de la Sainte-Alliance : que c'était bien assez de lui avoir jeté un défi par notre Révolution, en chassant la branche aînée des Bourbons. Mais elle eût accepté la couronne de Belgique pour un de ces princes et au besoin risqué la guerre pour cette acceptation.

Louis-Philippe refusa cette couronne.

Fit-il, en cela, acte de sagesse ou de timidité excessive? Il est difficile de juger une telle question qui est subordonnée à des éventualités sur lesquelles chacun peut avoir des opinions contraires.

Si l'acceptation de la couronne offerte au duc de Nemours devait entraîner une guerre de toutes les puissances contre la France, le roi agit avec sagesse en ne commettant pas notre Révolution, malgré l'enthousiasme qu'elle avait excité au dedans et les sympathies qu'elle inspirait au dehors, avec toutes les

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