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loi préexistante: M. Dupont (de Bussac) établissait avec quelque exagération que cette razia électorale porterait sur 5,686,000 électeurs, c'est-à-dire sur plus de la moitié de la totalité des citoyens ayant droit de suffrage; M. de La Rochejaquelein, à l'appui de ce calcul, citait son département où, sur 126,000 électeurs, il y en avait 68,000, c'est-à-dire plus de la moitié qui n'étaient pas inscrits au rôle de la contribution personnelle, et ces non-inscrits étaient pour la plupart de braves paysans qui avaient combattu avec son père dans les guerres de la Vendée. La commission ne se donnait pas la peine de rectifier ses calculs ou de dénier les résultats de sa loi : elle semblait même les admettre par son silence, et y applaudir par ses refus obstinés de rien relâcher de la rigueur des conditions qu'elle exigeait pour l'exercice du nouveau suffrage, qui allait cesser d'ètre universel.

Pendant les longs débats que provoquèrent ces amendements, le gouvernement faisait le mort; il laissait tout le poids de la discussion porter sur les dix-sept, et accréditait ainsi de plus en plus l'opinion de ceux qui soupçonnaient que Louis-Napoléon se réservait, à un jour donné, de rejeter avec éclat sur l'Assemblée toute la responsabilité de cette loi.

M. Larabit, par une dernière observation faite au terme d'un long débat qui avait duré plus de quinze jours, vint donner une nouvelle force à ce soupçon.

M. Vesin avait déjà insinué que « la majorité, qui voulait à tout prix obtenir une victoire morale, pourrait bien donner cette victoire à qui gardait le silence et attendait en paix; et qu'en définitive l'avantage pourrait bien rester à ce dernier... » L'insinuation était assez claire, et M. Baroche avait cru devoir y pondre par ses protestations habituelles de loyauté; la majorité n'en était pas moins profondément agitée et anxieuse. Un point lumineux venait enfin de se

produire, quoique bien faiblement, dans le débat. Aussi lorsque M. Larabit monta à la tribune pour demander qu'on réservât le droit du Président qui, aux termes de la Constitution, avait trente jours pour délibérer sur la loi et la soumettre à une nouvelle délibération, tandis que, par le vote d'urgence, on avait restreint ce délai à trois jours, on se récria du côté de la majorité : «< Mais c'est le Président qui, par ses ministres, a présenté la loi !... »

A quoi M. Larabit répond avec plus de malice que probablement il ne croyait en mettre dans ses paroles: « Mais, messieurs, il est bien permis au Président de changer d'avis !... >>

Cette observation, qui mettait particulièrement à nu le vrai de la situation, n'eut et ne pouvait avoir aucune suite; mais elle dégageait la responsabilité du Président, le séparait de la majorité et lui rendait sa liberté d'action pour l'avenir. M. Larabit était-il compère dans cette circonstance ou n'avait-il rencontré que par le hasard le point vraiment politique de ce débat? Nous aimons mieux admettre la dernière de ces hypothèses que la première; la loi fut votée par 433 votants contre 241. Je n'ai pas besoin de dire que je m'abstins.

Avant et pendant cette longue et vive discussion, de nombreuses pétitions affluaient à la barre de l'Assemblée, et on vit se produire le même spectacle qui s'était déjà produit lors des débats sur la proposition Rateau, relative à la dissolution de l'Assemblée constituante; seulement les rôles étaient complétement changés. C'étaient, cette fois, d'un côté les hommes de la gauche qui, en déposant les pétitions contre la loi, chargées de milliers de signatures, s'efforçaient de les lire et d'y ajouter quelques commentaires; c'étaient, d'un autre côté, les conservateurs qui s'indignaient de ces pétitions, les dénonçaient comme con

tenant des outrages à l'Assemblée ou des appels criminels à la révolte; chaque jour, après la lecture du procès-verbal, les premières heures de la séance étaient remplies par les débats quelquefois très-violents que provoquaient ces incidents.

M. Léon Faucher avait été chargé de faire un rapport spécial sur cette masse de pétitions après le vote de la loi. Dans ce rapport, il constata d'abord qu'il y avait eu 2,518 signatures seulement en faveur du projet de réforme électorale et 527,000 contre. Il fit remarquer que, dans les pétitions opposantes, il y en avait plusieurs qui provoquaient à la révolte contre la loi, la signalant comme contenant une violation flagrante de la Constitution. Il demanda en conséquence le renvoi au ministre de la justice de ces pétitions, et ses conclusions furent adoptées par 429 voix contre 220.

Cette loi qui remuait tant de passions ne devait pas même être mise à l'épreuve dans une élection générale. Sa présentation fut une grande faute de la part du parti conservateur; ce parti qui renfermait cependant dans son sein les hommes les plus intelligents et les plus éminents de la France ne sut pas voir qu'il forgeait comme à plaisir l'arme avec laquelle on devait le frapper. Cette faute ne fut malheureusement pas la seule qu'il ait commise, ainsi que la suite de ce récit va nous l'apprendre.

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Pendant que la réaction se poursuivait ainsi et que les chefs de la majorité dans l'Assemblée, enivrés qu'ils étaient de la toute-puissance que paraissait leur abandonner sans partage le Président de la République, ne voulaient pas voir le piége qu'il leur tendait et y donnaient en plein, Louis-Napoléon poursuivait en dehors de l'Assemblée son travail persévérant de propagande bonapartiste: il cédait volontiers au parlement tout ce qui pouvait blesser le sentiment populaire; il gardait pour lui les mises en scène brillantes, les fêtes, les discours pleins de promesses et de flatteries, les distributions de récompenses, de croix d'honneur, etc., enfin tout ce qui pouvait lui rattacher de plus en plus les masses.

L'inauguration du chemin de fer de Saint-Quentin lui fournit une de ces occasions qu'il ne laissait jamais échapper. d'exalter le sentiment napoléonien; sentiment qui, au reste, a toujours été très-vivace dans le département de l'Aisne.

Comme président du conseil général de ce département, je ne pouvais, sans manquer à toutes les convenances, me dispenser d'assister au moins à la réunion qui devait avoir lieu à Saint-Quentin de toutes les autorités pour recevoir le Président de la République. C'était dans cet Hôtel-de-Ville, monument très-bien conservé de la Renaissance, qui devrait rappeler mieux qu'il ne le fait, aux Saint-Quentinois, leurs anciennes franchises, qu'avait lieu la réception. Notre entrevue avec Louis-Napoléon, la première depuis ma sortie du ministère, fut froide, réservée et parfaitement officielle. Après la revue de la garde nationale, la réception des maires et autres autorités, le Président prononça un discours dont les événements ultérieurs se sont chargés de faire ressortir toute la portée, mais qui, dès ce moment, pour ceux du moins qui savent comprendre, était très-suffisamment intelligible.

Je recherche, dit-il, avec plaisir, les occasions qui me mettent en contact avec ce grand et généreux peuple qui m'a élu; car, voyez-vous, mes amis les plus sincères, les plus dévoués, ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. Je sens, comme disait l'Empereur, que ma fibre répond à la vôtre, et que nous avons les mêmes intérêts, les mêmes instincts...

Et, comme pour mettre ses actions d'accord avec ses paroles, il faisait immédiatement sortir de la foule un simple valet de ferme, et attachait à sa blouse la décoration de la Légion d'honneur.

Le populaire était enivré, la bourgeoisie l'était moins. Je me trouvais en ce moment à côté de M. de Rothschild à qui je dis: Voilà quelque chose qui vous regarde, baron! - Bast, répondit le spirituel banquier, je sais bien par où je le repêcherai; et il ne se trompait

pas.

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