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Les empereurs romains pouvaient faire de la popularité sans recourir aux hommes d'argent, car les richesses du monde entier étaient leur trésor, et leurs soldats suffisaient à le remplir incessamment. Mais dans nos temps modernes, où l'argent ne peut provenir que de deux sources, le travail national ou le crédit public, la condition est bien différente: on a beau s'appeler Napoléon, être élevé et soutenu au pouvoir par six millions de suffrages; avoir à sa disposition une armée victorieuse et dévouée et disposer de cet instrument si puissant et si commode de la centralisation administrative, encore faut-il, lorsqu'on veut surtout frapper les imaginations par le grandiose des entreprises, de l'argent, et beaucoup d'argent. C'est pourquoi tous les despotes commencent par capter la faveur populaire, mais ils seront toujours, tôt ou tard, forcés de recourir à ceux qui disposent de l'argent et du crédit.

Le retour à Paris, à travers les principales villes du département, et au milieu d'une foule de plus en plus passionnée, fut une succession d'ovations et de triomphes. A La Fère, il ne manqua pas de rappeler les grandes guerres de l'Empire et d'honorer la mémoire des martyrs morts en combattant pour l'honneur et la grandeur de la France; à Chauny, les ouvriers l'accueillirent aux cris de: « Vive le père des ouvriers!» et il leur répondit: «Jaime à me voir entouré de travailleurs qui sont l'objet de ma constante sollicitude, etc.» Partout où il passait il disait les paroles les mieux appropriées à la disposition des esprits et aux sentiments dominants dans la localité. Me trouvant assis à côté de lui, au banquet que les habitants de La Fère lui donnaient, il m'exprimait le regret de n'avoir pas, comme moi, la facilité de l'improvisation. Je lui répondis, et très-sincèrement. « Vous avez mieux que cela, Monsieur le Président; car toutes vos paroles, pour être mé

ditées, n'en atteignent que mieux leur but, » et cela n'était que vrai. Louis-Philippe était un bien plus grand discoureur que lui, mais quelle différence dans l'habileté et la portée des discours de l'un et de l'autre !

Que faisait l'Assemblée pendant ce temps? elle recherchait toutes les occasions de blesser le peuple dans ses sentiments les plus intimes: elle révoltait, chaque jour, l'opinion générale, par la violence et le désordre de ses débats. Ainsi, non satisfait de la loi que nous avions fait rendre sur la presse et qui armait la société d'une législation bien suffisamment répressive, le parti conservateur crut devoir ajouter encore à cette loi l'établissement d'un droit de timbre, non-seulement sur les journaux, mais sur les écrits de vingt feuilles et, en outre, le rétablissement des cautionnements à un chiffre élevé, surtout pour Paris et les grandes villes, enfin l'interdiction absolue des réunions non autorisées, même pendant les élections, etc. Le ministre Baroche en défendant ce projet se permit sans aucune nécessité de déclarer que, pour lui, il considérait toujours la révolution de février, ce grand ébranlement social, comme une catastrophe: parole imprudente autant qu'inutile, et qui provoqua une telle explosion d'indignation dans une partie assez considérable de l'Assemblée, que le ministre dut descendre de la tribune aux cris de: A l'ordre!... poussés avec fureur du côté gauche, et qu'il lui fut impossible d'y

remonter.

C'est dans cette loi dont un des articles, celui du timbre, avait été d'abord repoussé, puis repris et voté après avoir été restreint aux publications futures, que fut insérée par voie d'amendement la proposition de M. Tinguy pour exiger la signature de l'auteur au bas de chaque article de journal: cette proposition avait été faite pour remplacer par la garantie personnelle celle du cautionnement; mais on trouva bon de

prendre cette nouvelle garantie sans abandonner l'autre; et la loi fut votée, ainsi amendée et même étendue, par une majorité de 336 votants contre 263, majorité de moins de cent voix et qui allait, comme on le voit, en décroissant.

Mais ce n'était pas assez de ces attaques contre la liberté de la presse: une occasion se présenta de condamner et flétrir la révolution elle-même, et voici comment: il restait une dette à acquitter, dette que toutes les administrations qui s'étaient succédé depuis la révolution du 24 février avaient reconnue, c'était celle contractée envers les personnes qui avaient souffert pour la cause de la république. On se rappelle par suite de quel malheureux et scandaleux incident, le projet de loi présenté par M. Senard à ce sujet avait dû être retiré sous le ministère de M. Dufaure. Les ministres actuels reproduisaient ce projet de loi, mais singulièrement corrigé et amendé; ils remplaçaient d'abord par de simples secours annuels les pensions qui se trouvaient dans les premiers projets, et, en regard ils demandaient un crédit pour récompenser les soldats qui avaient combattu dans les rangs opposés pour le maintien du gouvernement existant, C'était là une bien grande atténuation apportée au caractère révolutionnaire de la mesure ; il semblait donc qu'elle ne dût rencontrer aucune opposition.

Il n'en fut pas ainsi. Le projet fut rejeté par 326 votants contre 272, après un débat plus blessant encore pour le parti républicain que ne l'était le vote lui-même. En effet, les conservateurs ne se firent pas faute de motiver leur opposition à cette loi, sur ce que l'insurrection du 24 février avait été un crime; comme la gauche leur répliquait que la République, la Constitution et le mandat même en vertu duquel ils siégeaient dans l'Assemblée, dérivaient de cette insurrection, ils repoussaient l'objection par une distinction plus sub

tile que juste entre la République et l'insurrection qui l'avait précédée et créée.

Pour mettre le comble à cet outrage porté de propos délibéré à la révolution du 24 février, et comme pour en faire la contre-partie, des pensions en faveur des familles des soldats morts en combattant pour le maintien du gouvernement renversé furent au contraire votées par l'énorme majorité de 461 contre 97 voix.

Comme on le pense bien, de pareils votes ne pouvaient qu'irriter jusqu'au délire ces républicains qui avaient vu dans l'insurrection du 24 février l'acte nonseulement le plus légitime, mais le plus glorieux de leur vie, et qui, il faut bien le dire, avaient été confirmés dans cette opinion par les démonstrations bruyantes des populations et par l'assentiment sinon sincère, au moins très-hautement exprimé des classes élevées de la société. La discussion ne pouvait que s'en ressentir, et elle offrit plutôt les caractères d'une objurgation violente où les deux partis paraissaient toujours prêts à en venir aux mains, qu'à un débat parlementaire sérieux et solennel.

Sans doute, si on avait pu faire abstraction du côté politique de la question, le parti conservateur aurait eu raison d'éprouver une vive répulsion à récompenser une insurrection que ne justifiait aucune violation de contrat; et qui, en substituant une révolution dont personne ne voulait, à une réforme à laquelle tous aspiraient, avait infligé au pays cette longue et douloureuse série d'épreuves qu'il traversait. Mais ce qu'un philosophe ou un publiciste écrivant un livre peut exprimer en toute liberté, l'homme d'État qui se trouve en face de faits existants dont il doit tenir compte ne peut pas toujours le faire. Presque tous les gouvernements précédents : la branche aînée après la restauration, le gouvernement de juillet après la

révolution de 1830, avaient cru devoir récompenser ceux qui avaient favorisé leur avénement, et cela nonseulement par un sentiment bien naturel de gratitude, mais aussi pour s'affirmer, en quelque sorte, solennellement, à la face du monde: pourquoi déroger à cette tradition et faire une exception unique au préjudice du gouvernement issu de la révolution du 24 février? n'était-ce pas renier en quelque sorte ce gouvernement et le flétrir dans son origine?

Et puis, à quoi bon? la majorité conservatrice ne voyait donc pas qu'en se donnant cette satisfaction, elle se déracinait de plus en plus de ce terrain de la République, sur lequel elle était cependant condamnée à prendre son point d'appui contre les manœuvres du bonapartisme.

Dire que tous les conservateurs aveuglés par leur ardeur de réaction contre le parti républicain fermaient tout à fait les yeux sur les tendances de plus en plus marquées de Louis-Napoléon vers une restauration impériale, ce serait trop dire: la plupart d'entre eux voulaient bien de la réaction monarchique, mais il y en avait encore bien peu alors qui fussent convertis à l'empire. La plus grande partie commençait même à s'apercevoir que le danger à conjurer ne venait pas seulement du côté de la démagogie, certains symptômes leur en laissaient apercevoir un peut-être plus redoutable dans les menées très-apparentes du parti napoléonien; et ils entraient en défiance de ce côté.

Aussi l'agitation fut-elle grande dans l'Assemblée, lorsque, tout à coup, y fut porté un projet de loi demandant un supplément de 2,400,000 francs pour le traitement du Président de la République. On se rappelle que nous étions déjà parvenus sous la Constituante à faire doubler ce traitement et à l'élever de six cent mille francs, chiffre fixé par la Constitution, à

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