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On se demande si une assemblée complétement étrangère à l'esprit des affaires, comme à l'esprit politique, n'est pas bien plus un obstacle qu'une garantie, si la France, tant qu'elle dépendra des assemblées, n'est pas fatalement condamnée aux luttes, aux déchaînements, aux révolutions : l'histoire de ses soixante dernières années est là, sous nos yeux, pour nous enseigner que le feu a toujonrs été mis au pays par des assemblées. Jusqu'ici, on avait pu croire que l'assemblée constituante avait atteint,en tombant, la dernière limite du discrédit. L'assemblée actuelle semble destinée à franchir cette limite: c'est une grave et solennelle épreuve que subit le régime représentatitf, livré à lui-même et dépourvu d'une haute et ferme pensée, en état de le diriger, de le contenir et de lui résister, etc.

M. Baze demanda que l'auteur de cet article füt cité à la barre de l'Assemblée nationale.

Le général Le Flô, autre questeur, vint fortifier de son témoignage la dénonciation de son collègue, et en aggraver encore la portée politique. « Tous les jours, s'écrie-t-il, c'est la même chose. Lisez le Constitutionnel, la Patrie; chaque jour amène son outrage, et toujours sans poursuites. »

M. le colonel Charras ajoute que : « les journaux qui disent communément que l'Assemblée n'est plus bonne à rien se vendent tous les jours dans les lieux publics, sous le patronage de la police. »

Le général Lamoricière demande qu'il soit permis à tous les journaux, indistinctement, de se vendre sans autorisation sur la place publique et dans les rues, sans quoi, le gouvernement se fait complice de ce que disent les journaux autorisés par lui. Il rappelle, à ce sujet, qu'un de ces journaux a annoncé, sans être démenti, que le ministre de l'intérieur se proposait de provoquer par les préfets tous les conseils généraux à demander la révision, « afin, dit-il, qu'au jour de cette révision, le parti qui vous attaque tous les jours vienne vous proposer l'Empire, moins le génie !... »

M. Manuel, de la majorité, déclara que, « si les attaques n'étaient dirigées que contre l'Assemblée, il n'appuierait pas la motion, mais que c'était le gouvernement représentatif qui était mis en question. » Et il n'avait que trop raison.

A ces attaques venant de tous les côtés de l'Assemblée, M. Baroche répond, en se faisant aussi petit, aussi humble que possible :

Ne sommes-nous pas membres de cette assemblée ? s'écriet-il, piteusement et comme demandant grâce: est-ce que nous voudrions, je ne dis pas détruire, mais seulement affaiblir cette assemblée dont nous ne sommes que les instruments dévoués?

Misérable palinodie dans laquelle le ministre jouait le triste rôle de compère ou de niais; il ne trompait pas ceux dont les yeux étaient ouverts; mais il y a dans toute assemblée des aveugles volontaires qui ne demandent qu'à ne pas voir, et ceux-ci ne manquaient pas d'applaudir aux paroles du ministre.

Néanmoins, l'Assemblée, à une très-forte majorité, ordonna la citation à sa barre de l'éditeur du journal incriminé. Son avocat, Me Chaix-d'Est-Ange, bien loin de désavouer les attaques de son client, vint en quelque sorte les aggraver en disant que « c'étaient les scènes violentes qui se passaient au sein de l'Assemblée et les provocations qui s'y échangeaient tous les jours entre les partis qui jetaient le trouble dans les esprits, et que, d'ailleurs, il était impossible de rétablir la sécurité dans le pays avec un pouvoir qui changeait au bout de quatre ans. Le journal le Pouvoir, ajoutait-il en finissant, a pu exprimer son opinion avec trop de vivacité; il a manqué à la discipline, mais il n'a pas manqué de courage de tels soldats, je ne sais pas s'il faut les punir, mais il faut, dans tous les cas, les honorer... »

Le prévenu fut condamné à une amende de 5,000 francs, par 273 votants contre 134. Un assez grand nombre de membres de l'extrême gauche s'abstin

rent.

Peut-être aurait-il mieux valu s'enquérir de qui ce soldat indiscipliné avait reçu la consigne; dans l'intérêt de qui il dénonçait les assemblées délibérantes et les dangers du gouvernement représentatif, si ce n'était pas dans l'intérêt de celui qui se préparait à en hériter? Une enquête sérieuse, poursuivie résolûment et allant au fond de la situation, eût infiniment mieux valu que cette poursuite qui était, comme on le dit vulgairement, un véritable coup d'épée dans l'eau ; c'était le début de cette malheureuse série d'actes impuissants, où nous verrons le parlement toujours menacer son ennemi, sans jamais oser frapper le coup décisif.

Cependant, au milieu de ces passions et de ces anxiétés, la fatigue commençait à se faire sentir le principe constitutionnel de la permanence de l'Assemblée ne pouvait empêcher que, lorsque le moment habituel des vacances arrivait, il ne se manifestât un besoin universel d'aller respirer l'air libre et de vaquer à ses affaires ou à ses plaisirs. Or, l'Assemblée était arrivée à la fin de juillet, elle était épuisée par ses agitations mêmes, et, malgré ses perplexités pour l'avenir, elle éprouvait le besoin de se détendre et de reprendre des forces dans un repos momentané. Aussi, sur le rapport très-bref de M. de Montalembert, et malgré les cris d'alarme poussés par la gauche qui demandait si c'était bien le lendemain du jour où l'Assemblée s'était émue de l'attitude prise par le pouvoir vis-à-vis d'elle, qu'il était prudent de s'ajourner pour trois mois, la prorogation fut votée sans division.

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On pouvait espérer que la prorogation, en séparant les combattants et en les éloignant de ce foyer ardent de la tribune, les calmerait un peu et amènerait entre eux au moins la trêve de la lassitude : il en avait été ainsi pendant les prorogations précédentes et particulièrement pendant celle qui avait eu lieu sous notre ministère; mais, dans ce moment, les partis se croyaient trop près de leur but, pour ne pas employer à s'en rapprocher encore plus la vacance parlementaire; ils en profitèrent à l'envi pour préparer le dénouement auquel chacun d'eux croyait toucher ; la lutte continua done: il n'y eut que le champ de bataille de déplacé. Les légitimistes se rendirent avec grand appareil au rendez-vous que le comte de Chambord leur avait donné à Wiesbaden; là se tint une espèce de congrès, pour négocier publiquement les conditions d'une restauration qu'ils jugeaient inévitable et prochaine. Les orléanistes suivirent, de leur côté, cet imprudent exemple: il y eut grande affluence à Claremont, où s'agitaient ouvertement les

chances de la candidature du prince de Joinville à la présidence de la république. Les journaux de ces deux partis, usant et abusant de la liberté qui leur était laissée, ne manquèrent pas de donner le plus grand retentissement, en les exagérant même selon leur habitude, à ces divers programmes de restauration monarchique : il semblait voir des héritiers avides et impatients se pressant autour du lit d'un moribond et se disputant d'avance son héritage.

Mais, de son côté, Louis-Napoléon ne s'oubliait pas, il avait suffisamment préparé les esprits en province, il jugea que le moment était venu de provoquer une manifestation décisive aux portes mêmes de Paris.

La commission de prorogation se réunissait done dans des circonstances fort critiques: disons quelques mots de la composition de cette commission.

Quoique absent lors de sa composition (j'étais alors à Vichy pour ma santé), j'avais été nommé le premier par 416 voix, c'est-à-dire par tout le parti conservateur, renforcé des républicains modérés ; si, par une disposition spéciale de la constitution, le bureau de l'assemblée n'eût pas dûs'adjoindre à la commission,ce qui en déférait naturellement la présidence à Dupin; c'est moi qui, probablement, aurais eu à la présider, comme j'avais déjà présidé la fameuse commission de l'enquête sur les événements de mai et de juin 1848 cette fois encore une bien grave responsabilité eût pesé sur moi, et peut-être alors les événements eussent-ils suivi un tout autre cours. Les membres se partageaient à peu près également entre les légitimistes et les orléanistes. C'étaient pour les premiers: MM. de Saint-Priest, d'Olivier, Berryer, Nettement, de Lespinasse, Léon de Laborde, de Crouseilhes, général de Lauriston, Vesin et Desvaux; pour les seconds: Jules de Lasteyrie, le général Changarnier, le comte Molé, le général de Lamoricière, le comte de Mornay,

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