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la nécessité d'ajouter à la langue commune, à laquelle s'était borné ce Dictionnaire, la langue oratoire et poëtique, en un mot la langue des grands écrivains. « Il fau drait, dit-il, à chaque article, et à la suite de toutes les acceptions communes et générales, placer l'usage nouveau et figuré que nos bons écrivains ont fait de chaque mot, et l'appuyer d'exemples tirés de leurs ouvrages: ce serait à la fois un objet d'instruction et de plaisir. >> C'est sur ce plan que sont rédigés les dictionnaires de Jonhson et de la Crusca; c'est celui que Voltaire avait fait adopter à l'Académie française, et que d'après de telles autorités, la Commission créée par l'Institut national s'est déterminée à suivre. On en voit aisément les avantages, mais on voit aussi combien de recherches, de lectures et de discussions il exige, si l'on veut qu'il soit bien exécuté.

La correspondance de Thomas avec Mme Necker, Mile Moreau (depuis Mme Monnet) et le C. Ducis, intéresse doublement, parce qu'elle peint avec fidélité celui qui écrit, et parce qu'on y voit quel était sur son ame sensible le reflet, si j'ose parler ainsi, des ames qui se mettaient en relation avec elle, et les différentes nuances du sentiment qu'elles y faisaient naître. Son amitié pour Mme Necker est une sorte d'adoration et de culte. C'est l'état d'une ame qui aspire sans cesse à la perfection et qui croit en avoir trouvé le vrai modèle. Avec Mlle Moreau c'est une imagination tendre et mobile qui semble che cher et trouver des consolations ingénieuses à toutes les peines que lui confie une imagination de même trempe, telle qu'était celle de l'auteur des Contes Orientaux. Mais avec le bon, l'éloquent et vertueux Ducis, c'est une ame qui se remet dans son assiette naturelle, qui se trouve parfaitement en équilibre, s'ouvre et se montre à fond et toute entière, ne dissimule ni ses faiblesses ni sa force, et dans l'élévation où elle se tient, même lorsqu'elle souffre ou languit, s'appuie sur ce qui lui ressemble, et cause, en quelque sorte, de niveau.

On aime aussi à retrouver l'énergie et la franchise de

son caractère, la noblesse de ses principes d'égalité dans une lettre à un certain baron sur l'Epître au peuple. Il y apprécie très librement et très franchement, cette classe méprisée et celle qui la méprise. En un mot, dans toutes ses Œuvre posthumes on reconnaît cet esprit étendu, ces aperçus justes, ces connaissances vastes, digérées et substantielles, cette dignité littéraire, cette force mêlée de bonté, cette sensibilité plus en profondeur qu'en surface, qui caractérisent la plupart de ses précédens écrits, et qui semblaient dominer davantage dans ses compositions, à mesure qu'il avançait dans ses travaux, dans ses méditations et dans la vie.

La vie, dont les principes étaient attaqués chez lui, depuis long-tems, lui a manqué trop tôt pour ses nobles projets. La philosophie, l'éloquence, la poësie, la liberté, ont pleuré sa perte prématurée. Il n'a pas joui de toute sa gloire; mais cette gloire est solide comme tout ce qui a le vrai talent et la vertu pour bases. Elle ne peut que s'affermir par l'épreuve du tems et croitre de plus en plus parminous, surtout lorsque nous aurons vu, comme nous devous toujours en conserver l'espérance, disparaître ce qui nous reste des habitudes et des vices du régime monarchique, Sous lequel il osa professer et pratiquer constamment les principes de la liberté et les vertus républicaines.

G.

P. S. J'ai parlé des reproches qu'on aurait à faire à l'éditeur. Ils sont tels qu'on n'ose commencer, de peur de ne pas finir. On n'a jamais abusé si grossiérement de la patience des lecteurs, ni outragé si cruellement la mémoire d'un grand écrivain. Vers et prose, tout est défiguré, au point qu'il faut souvent autant de sagacité que de patience pour démêler, à travers les transpositions et les substitutions de mots, les fausses positions de titres, les erreurs de ponctuation, et les fautes typographiques de toute espèce, quel est le sens de ce qu'on lit. Un de mes amis, qui le fut de Thomas, et qui est resté tendrement attaché à sa mémoire, avait entrepris de corriger un exemplaire de cette édition, insupportable au goût et plus encore à l'amitié. Il a perdu courage avant d'avoir

fini un volume. Cela ressemblait à la correction d'une première

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épreuve d'imprimerie. L'éditeur proteste qu'il poursuivra les contrefacteurs. Ce sont les amis et la famille de Thomas qui ont le droit de le poursuivre. Il ne peut y avoir de loi qui autorise et consacre un pareil délit. Cette édition doit être regardée comme non avenue, et il doit y avoir, même dans les formes judiciaires, des moyens de forcer celui qui s'en est rendu coupable, ou à réparer le mal qu'il a fait, ou à trouver bon qu'un autre le répare.

VOYAGE SENTIMENTAL DE STERNE, Traduction nouvelle PAULIN CRASSOUS. Troisième Edition in-12. , par A Paris, chez Didot.

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La plupart de nos écrivains modernes ont adopté un genre: Sterne s'est créé le sien. Ne suivant aucune des routes tracées devant lui, il en a tracé lui-même une nouvelle. Sa manière d'observer ne ressemble point à celle des autres. Le fait le plus indifférent devient intéressant sous sa plume. Il saisit avec art un geste, une attitude. Sterne est peintre. Sur sa palette sont fondues les plus brillantes couleurs; mais souvent il dédaigne de les employer: alors son pinceau n'est occupé que du trait.

J'ai vu plus d'une fois un artiste célèbre retouchant ses ouvrages. Son pinceau ne s'arrêtait point sur la toile ; il passait d'un trait à un autre tout différent, sans suivre ni ordre ni méthode. C'est ainsi que fait Sterne, dont les ouvrages offrent souvent des articles entiers qui n'ont pas plus de liaison avec ce qui les précède qu'avec ce qui

les suit.

On se plaint assez généralement, et avec raison, de l'infidélité de la traduction d'Yorick (nom que prenait Sterne), par Frenais, qui semble presque avoir moins voulu le traduire que l'imiter, et il y avait, selon moi, beaucoup plus de témérité à chercher à l'imiter qu'à tenter de le traduire.

Examinons avec quelques détails cette nouvelle traduction, et tout en observant les égards que l'on se doit en Jitérature, et que l'on n'oublie que trop souvent, faisons remarquer les défauts que nous avons cru y découvrir.

Montrer les défauts de la traduction de Frenais, rien n'était plus facile; mais aussi prouver qu'il avait mal fait, n'était-ce pas s'engager à mieux faire?

Jobserve d'abord que Je nouveau traducteur traite Frenais avec trop de sévérité, je dirai même avec injustice. Sil est vrai qu'il soit quelquefois infidèle, il ne l'est pas qu'il pèche presque toujours contre l'élégance, et que son Ouvrage n'offre qu'inélégance et incorrection. Nous allons, afin de mettre le lecteur en état de juger lui-même, transcrire quelques passages de l'un et de l'autre traducteur: c'est, je crois, le moyen d'être impartial.

Choisissons d'abord le portrait du moine qui se trouve presque au commencement de l'ouvrage.

Traduction de FRENAIS.

C'était une de ces têtes qui sont si souvent sorties du pinceau du Guide. Une figure douce, päle, n'ayant point l'air d'une ignorance nourrie par la présomption: des yeux pénétrans et qui se baissaient avec modestie vers la terre et semblaient viser à quelque chose au-delà de ce monde. Dieu sait mieux que moi comment elle avait été placée sur les épaules d'un moine. Elle aurait mieux convenu à un brachmane, et je l'aurais res pectée si je l'avais rencontrée dans les plaines de l'Indoustan.

Traduction nouvelle.

C'était une de ces têtes souvent peintes par le Guide.-Douce, pâle, intéressante, affranchie de tous les lieux communs d'idées, partage de ces ignorans dodus et contens d'eux-mêmes, qui ne s'attachent qu'aux biens terrestres. Elle regardait en avant,' comme occupée de quelque chose au-delà de ce monde. Le ciel, qui la laissa tomber sur les épaules d'un moine, sait mieux que moi comment un franciscain put l'obtenir; mais elle eût convenu à un brame, et si je l'avais rencontrée dans les plaines de l'Indoustan, j'aurais eu pour elle de la vé

nération.

Traduction de FRENALS.

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Je ne sais trop comment cela est arrivé; mais ils (les Français) ont acquis la réputation de mieux faire l'amour que les

et

autres hommes. Pour moi, je les crois très-mal-adroits, pense qu'ils exercent plus que d'autres la patience de Cupidon.. Traduction nouvelle.

Je ne sais comment cette opinion s'est établie, mais les Français ont incontestablement la réputation de s'entendre plus en amour et de le mieux faire qu'aucune autre nation. Quant à moi, je les crois de franches mazettes, et dans le vrai les plus mauvais tireurs qui aient jamais exercé la patience de Cupidon. Traduction de FRENAIS.

Je crois qu'il en est des questions que l'on se fait dans la société comme de la musique: on a besoin d'une clef pour répondre aux unes comme pour régler l'autre. Une note exprimée trop haut ou trop bas dérange tout le systême de l'harmonie.

Traduction nouvelle.

Je crois qu'à l'exemple de tout instrument de musique, l'homme n'a qu'une certaine étendue, et que tous les besoins sociaux et autres exigent alternativement l'emploi de chaque clef en sorte que si vous commencez d'un ton trop haut ou trop bas vous vous trouverez nécessairement en défaut dans la partie la plus basse ou la plus haute pour remplir le systême de l'harmonie.

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Il me serait facile de multiplier les citations qui assureraient à Frenais la supériorité sous le rapport de l'élégance, et au nouveau traducteur celle de la fidélité poussée quelquefois peut-être jusqu'à l'asservissement. On peut, je crois, de cette manière faire à chacun sa part sans qu'aucun des deux ait à se plaindre. Mais j'en conclus que le dernier a traité trop rigoureusement l'autre en assurant qu'il n'y avait qu'inélégance dans sa version. Des ignorans dodus, de franches mazettes, de mauvais tireurs, et dans ce que je n'ai point cité des mots nouveaux, tels que ingénérosité, un homme inerme (sans défense) et d'autres expressions ou triviales ou néologiques, ôtaient au nouveau traducteur le droit de parler d'élégance et de pureté de diction.

Nous allons citer un morceau dans lequel le nouveau

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