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un maître impitoyable, qui a quelque motif secret de flageller constamment ses serviteurs, et le malheureux sauvage se sent, dans toute l'étendue du terme, un enfant de colère. Son sort est lamentable plus qu'on ne peut le décrire menacé sans cesse de mort par la faim, par les maladies, par ses ennemis, par les bêtes féroces, par les serpents venimeux, il se croit dans l'absolue dépendance d'êtres invisibles, qui sont la cause de tous ses maux et dont il ne sait comment se concilier la faveur. Aussi son grand dieu ressemble-t-il tellement au démon que les voyageurs lui donnent constamment ce nom. C'est ainsi qu'on raconte que les Indiens de la TerreFerme n'adorent que le diable 2, et que les nombreuses peuplades de l'Orénoque ont toutes un nom pour le désigner, tandis que trois seulement en ont un pour Dieu3. C'est ainsi que les Dacotas ou Sioux disent que le GrandEsprit est méchant, qu'il envoie les tempêtes et tous les malheurs*. C'est ainsi encore que les Nouveaux-Zélandais, selon quelques voyageurs, n'ont point d'idée d'un Dieu de miséricorde qui leur fasse du bien : « Il dévore nos entrailles, et nous fait beaucoup souffrir; il ne nous donne ni pain, ni habits, ni bonnes maisons; c'est un être vindicatif, toujours prêt à nous punir et même à nous faire périr pour la moindre négligence dans nos cérémonies; c'est un anthropophage invisible 3. » C'est ainsi, enfin, que chez les Bassoutos, au sud de l'Afrique,

1 Saint Paul, Ephés., 2, 3.

• Depons, Voyage dans la Terre-Ferme de l'Amérique Méridionale, t. I, p. 283.

3 Gumilla, t. II, p. 137-180.

4 Information respecting the History, Condition and Prospects of the Indian Tribes of the United States, collected by Schoolcraft. Philad. 1852, in-fol. T. II, p. 197.

D'Urville, t. III, p. 245, 440, 446, 471.

l'expression proverbiale: Vous êtes Dieu, signifie : Vous êtes un méchant '. Quand donc Proudhon disait : « Dieu, c'est le mal,» il ne faisait que piller les Bassoutos, et tous ses efforts tendent à précipiter l'Europe civilisée dans ces abîmes du désespoir d'où montent jusqu'à nous les blasphèmes et les cris d'angoisse des Sauvages.

Mais un assez grand nombre de peuples sauvages, moins misérables que les autres ou moins abandonnés de Dieu, ont senti que le mal ne régnait pas ici-bas sans partage, et qu'il y avait lutte entre le mal et le bien dans le ciel comme sur la terre. Ils admettent donc l'existence simultanée et rivale de Dieu et du démon, de génies du bien et de génies du mal. Tels les Araucans avec leur Pillan et leur Goukoubou2; tels les Caffres Zoulas, avec leur Napoutsa et leur Kofané3; tels les Congues du Zaïre et du Loango avec leur Zambi, Dieu créateur, bon et beau, vengeur du parjure, et qui envoie la pluie, et Zambi-a-n'bi ou Codian Pemba, le dieu de méchanceté; tels encore les indigènes, d'ailleurs si abrutis, de la Nouvelle-Hollande, avec leur Koyan qui les protége contre les piéges de Potoyan. Mais ce dualisme des Sauvages, comparé à celui de Zoroastre ou de Manès, n'est qu'une ébauche informe, une ombre insaisissable. Chez la même peuplade il revêt probablement vingt apparences diverses, et l'on ne saurait le préciser sans le dénaturer. Toutefois il témoigne, au sein de la plus profonde dégradation, de la grandeur originelle de l'âme

1 Casalis, Etudes sur la langue Séchuana. Paris 1841, p. xx. 2 Dumont-d'Urville, Histoire d'un voyage au Pôle sud, t. III, p. 20, 54, 275.

3 Arbousset et Dumas, Voyage au nord-est du Cap de BonneEspérance. Paris 1842, p. 471.

4 D'Urville, La Pérouse, t. I, p. 464.

humaine, qui se sent engagée dans une lutte immense où Dieu la garde et combat avec elle.

Les peuplades sauvages sont des lampes qui s'éteignent et fument; les nations civilisées sont des feux immenses qui de siècle en siècle s'élèvent et s'étendent toujours plus, jusqu'au jour marqué de Dieu où les flammes qui baissent, l'éclat qui pâlit, rappellent que les choses de la terre ne sont point éternelles.

La civilisation repose sur la religion, la religion sur la révélation, et les religions des nations païennes civilisées, sur la révélation primordiale ou la Vision génésiaque. La base de cette Vision, c'est le chaos, ou la matière fécondée par l'Esprit de Dieu. L'Esprit et la matière ont été personnifiés l'un en un dieu, l'autre en une déesse, son épouse. Ce dieu et cette déesse sont les patrons sur lesquels ont été taillées toutes les autres déités, dont la plupart ont été unies deux à deux par le mariage. Aussi toutes les religions païennes, même celles de la Chine avant Confucius, et de la Perse avant Zoroastre, sont-elles théogamiques. C'est là leur premier caractère.

Le second est fourni par les espérances que tous les peuples païens civilisés ont gardées dans leurs cœurs, d'un Sauveur, dieu ou fils de Dieu, qui fera cesser le mal sur la terre et régner la joie, la pureté, la vie. Leurs religions sont donc toutes protévangéliques, messianiques, et cette espérance est le premier moteur de tous les progrès que ces peuples font en civilisation. Elle leur ouvre l'avenir, elle fait briller devant leurs yeux un nouvel âge d'or.

Toutes leurs religions partent donc du chaos et aboutissent au Messie. Mais elles ne comprennent pas chacune toutes les classes de dieux que nous avons passées plus

haut en revue, et c'est dans le choix que les peuples ont fait de leurs principales divinités, qu'apparaît en plein la diversité des caractères nationaux.

Ici, c'est la foi dans le vrai Dieu qui prévaut, et la religion est sinon monothéiste, au moins théothéenne (si l'on veut bien nous pardonner nos néologismes). Cette foi s'est maintenue assez puissante chez les Perses et chez les Chinois pour triompher, après quinze siècles d'oppression, du culte des faux dieux et des génies, et servir de base aux deux religions réformées de Zoroastre et de Confucius. Mais les Chinois de race mongole, après avoir inscrit dans leur ciel le beau nom de Chang-ti, ne se sont plus souvenus de lui, et les Perses ont opposé à leur Ormuzd un dieu du mal qui est presque son égal, et qui avec ses dews remplit les cœurs de superstitieuses terreurs. Le vain monothéisme de la Chine se poursuit en Amérique jusque chez les Iroquois. Le dualisme perse est intimement lié au culte du feu, que pratiquaient les Chaldéens, et que les Phérésiens de Persée ont apporté à. Argos. D'ailleurs point de déesses et point d'idoles dans ces deux religions perse et chinoise.

D'autres peuples ont tout spécialement adoré le démiurge et la matière. Leurs religions sont cosmogoniques. Telle est celle d'Amun-Kneph et des Grandes Mères de l'Egypte; telle encore celle de Bélus et de Mylitta, à Babylone; telles peut-être aussi celle de Baal et d'Astarté en Phénicie, et celle d'Aesar en Irlande.

Les religions physiques sont nombreuses et diverses. Il y a la religion astrale ou le sabéisme des Arabes, qui paraît s'être répandue chez les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens. Il y a la religion solaire ou héliaque, de peuples syriens, de nomes égyptiens, des Hyperboréens, des Incas au Pérou, et des Ariens védiques. Ces derniers,

qui ont douze dieux solaires, leur associent d'ailleurs tous les autres dieux de la nature. Il y a la religion cosmique des Hindous brahmaniques, qui déifie les forces générales de la nature et confond la Divinité et le monde. Il y a la religion physique (dans son sens restreint), laquelle accorde la première place, parmi les divinités, à une déesse, à la nature personnifiée : c'est le culte phrygien de Cybèle, le culte de Dercéto en Syrie, le culte de Vénus en Chypre, à Cythère et ailleurs.

Les religions humaines sont de beaucoup les plus nombreuses et les plus importantes. Nous les diviserons en trois classes celles du passé, celles du présent et celles de l'avenir.

:

1. Religions du passé. La grande divinité des Finlandais, Wäinämöinen, est par son histoire le représentant du monde primitif. L'Indra des Védas est un dieu des temps antediluviens siégeant au milieu des dieux solaires. Les incarnations de Vichnou commencent au grand cataclysme et se prolongent très-avant dans l'ère historique.

Les religions diluviennes comprennent celles des dieux morts et ressuscités, Adonis, Attis, Osiris, ZagreusDionysus, et celles des dieux qui exigent des victimes humaines, tels que le Baal des Phéniciens, le Moloc des Ammonites, le Kémos des Moabites, le Saturne des Grecs et des Italiotes primitifs.

2. Religions du présent. Les peuples à qui leurs travaux, leurs exploits, leurs découvertes de tout genre, leurs pensées nouvelles, avaient fait oublier les temps diluviens, ont produit des religions des temps présents, qui sont éminemment nationales par le fond non moins que par la forme. Elles se distinguent des autres, et en particulier des religions physiques et cosmogoniques, par l'absence de toute caste, ou même de tout ordre de

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