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COMMENTAIRE

SUR

LA CHARTE CONSTITUTIONNELLE.

Une constitution est l'ensemble des règles qui déterminent la manière dont un peuple doit être gouverné. Ces règles peuvent être non écrites; elles ont même dû l'être dans le principe. Leur combinaison est d'ailleurs susceptible de varier à l'infini. En ce sens, il est difficile de nier que la France eût une constitution avant 1789, bien qu'elle fût non écrite, et que les bases n'en fussent pas arrêtées avec précision. L'assemblée constituante décida, dans sa déclaration des droits de l'homme (art. 16), que «< toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution. » Il eût été plus exact de dire qu'une société semblable a une fort mauvaise constitution. La concentration de l'autorité souveraine tout entière dans les mêmes mains, est une des formes possibles de gouvernement, soit qu'elle émane de la volonté nationale, soit qu'on la croie l'effet d'une volonté surnaturelle. Du reste, elle n'a jamais existé complétement en France. Le roi avait, dans toute sa plénitude, le pouvoir exécutif; mais le pouvoir judiciaire, en dépit de l'axiôme : toute justice émane du roi, en était indépendant, par suite, soit de la vénalité des charges, soit de la féodalité ;

le

pouvoir législatif, directement exercé par lui (1), trouvait une limitation dans la nécessité d'obtenir l'enregistrement des cours souveraines. A la vérité, les rois prétendaient avoir le droit de forcer l'enregistrement dans un lit de justice, ce qui réduisait l'intervention des parlemens à la faculté de faire de simples remontrances; mais cette prétention n'a jamais été bien ouvertement reconnue. En 1648, le parlement délibéra sur un édit enregistré en lit de justice, et rendit même un arrêt qui en modifiait l'exécution. Sommé par la cour de déclarer s'il prétendait mettre des bornes à l'autorité du roi, il éluda la réponse, en déclarant que « pour décider une question de cette qualité, il faudrait ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, et pénétrer dans les secrets de la majesté du mystère de l'empire, »>« Ce fut un miracle, dit à ce propos le cardinal de Retz (2), que le parlement ne levât ce voile, et ne le levât pas en forme et par arrêt, ce qui serait d'une conséquence bien plus dangereuse et bien plus funeste que la liberté que les peuples ont prise de voir à travers. » Henrion de Pansey (3), selon qui la France jouissait alors de la meilleure constitution qu'elle pût avoir, reconnaît que l'autorité du roi n'était pas rigoureusement définie. « C'était, dit-il, le mystère de l'Etat. Personne n'osait soulever le voile qui le couvrait. On marchait en tâtonnant dans cette obscurité religieuse, et lorsqu'il s'élevait des débats sur l'étendue de l'autorité, comme personne ne savait précisément s'il était en deçà ou au delà de ses limites, le roi pouvait toujours céder sans compromettre la dignité de la couronne, parce qu'il pouvait toujours dire qu'il le faisait à titre de grâce; d'un

(1) Si veut le roi, si veut la loi.

(2) Mémoires, t. 1, p. 320.

Des pairs et de l'ancienne constitution française, p. 118 et 176.

autre côté, l'obéissance de la nation était ennoblie par l'opinion que chacun pouvait avoir qu'elle était libre et volontaire. »

On rangeait encore parmi les limitations apportées à la puissance royale, le droit qu'avait la nation de s'imposer elle-même (1). Il faut avouer que jamais loi fondamentale n'a été plus mal observée. On sait que de 1614 à 1789, pendant un intervalle de 175 ans, l'histoire ne mentionne aucune convocation des Etats-Généraux; et puis la nation était singulièrement représentée par des assemblées où les députés d'un ordre privilégié, et ceux d'une corporation religieuse, figuraient en nombre égal à celui des députés élus par la masse des citoyens, sous le nom de tiers-état. Si l'obligation d'obtenir le consentement des Etats-Généraux à l'impôt, avait été consignée dans une constitution écrite, nul doute qu'elle n'eût été plus scrupuleusement accomplie. Aussi, même en considérant les formes anciennes du gouvernement français comme irréprochables, la nation était fondée à réclamer leur rédaction dans un acte régulier. D'ailleurs l'immense diffusion de lumières opérée par l'imprimerie et le progrès des idées philosophiques pendant le 18° siècle, rendaient impossible le maintien d'un ordre de choses qui excluait l'universalité des citoyens de toute participation aux affaires publiques ; qui soumettait la bourgeoisie à une infériorité humiliante pour ses lumières et ses richesses pendant que le peuple gémissait sous le poids des corvées, des dîmes et des droits seigneuriaux ; qui laissait la liberté religieuse, la liberté d'écrire et la liberté individuelle à la merci des caprices de cour; qui paralysait enfin toute réforme par la diversité infinie des lois, des coutumes et des priviléges de toute nature. Une révolution était né

(1) Voir le fameux arrêt du parlement de Paris, du 3 mai 1788.

cessaire, et si elle n'eût pas éclaté en 1789, elle eût éclaté plus tard; seulement il est permis de croire qu'elle aurait suscité des oppositions moins vives, des luttes moins sanglantes, et qu'elle serait parvenue à s'asseoir définitivement d'elle-même, au lieu d'aboutir au despotisme militaire. Quoi qu'il en soit, la révolution de 1789 est sortie d'une crise financière que beaucoup de gens ont prise pour une cause et qui n'a été qu'une occasion. Les écrits de l'époque s'occupaient bien moins du déficit que de la composition des Etats-Généraux et des réformes qu'on en attendait. Les cahiers donnés aux députés des bailliages, leur traçaient le plan de la future constitution. Ceux qu'avaient rédigés les électeurs de Paris, renfermaient presque textuellement les bases principales de la déclaration des droits de l'homme et de la constitution de 1791 (1). Ainsi, lorsque les députés aux Etats-Généraux prêtèrent, dans le jeu de paume de Versailles, le serment de rester réunis jusqu'à ce que la constitution du royaume fút établie, et affermie sur des fondemens solides, ils ne firent qu'obéir au vœu de leurs commettans.

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que

La plupart des décrets constitutionnels furent rendus au mois de septembre 1789; ce fut seulement en août 1791, qu'on s'occupa de les réunir en un seul acte et de les réviser à cette occasion. Le 3 septembre 1791, l'assemblée déclara la constitution étant terminée, elle n'y pouvait rien changer, et que soixante de ses membres seraient chargés de l'offrir dans le jour au roi. Le 13 septembre, le roi fit savoir, par un message, qu'il l'acceptait. La majorité de l'assemblée, se regardant comme constituante, pensait que la sanction royale était superflue; mais elle n'osa jamais manifester bien clairement son opinion, et, selon l'expression de plusieurs membres, elle jeta un

(1) Voir les Mémoires de Bailly.

voile religieux sur cette grande, mais dangereuse vérité (1). » Du reste, elle se regarda comme suffisamment autorisée par son mandat, à faire l'acte constitutionnel, et ne songea pas à le soumettre à la ratification du peuple. - La constitution de 1791 peut être considérée comme la source où ont été puisées la plupart des dispositions de la Charte dont elle est ainsi en quelque sorte le commentaire anticipé. Elle est d'ailleurs bien plus complète (2), et statue sur des matières passées sous silence dans notre constitution actuelle, comme la forme des assemblées électorales, la régence, la révision. Sa base fondamentale est la souveraineté de la nation qui, origine de tous les pouvoirs, les exerce seulement par délégation. Le pouvoir législatif est délégué à une assemblée législative, permanente, indissoluble, se renouvelant sans convocation tous les deux ans ; choisie par des électeurs qui sont eux-mêmes le produit d'une première élection à laquelle participent tous les gardes nationaux de 25 ans, payant une contribution directe égale à trois journées de travail. Le pouvoir exécutif est délégué au roi, représentant héréditaire de la nation, pour être exercé sous son autorité, par des ministres responsables. Le roi a d'ailleurs un velo suspensif sur les projets de loi. Le pouvoir judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le peuple. La constitution est précédée d'une déclaration des droits de l'homme et du citoyen, espèce d'essai de politique naturelle, dont l'idée a été empruntée aux Etats-Unis.

Je n'ai point ici à rechercher si le peu de durée de la constitution de 1791 doit être imputé à ses défauts ou

(1) Précis de l'histoire de la révolution, par Rabaud SaintÉtienne, p. 91.

(2) La Charte a 69 articles, la plupart rédigés en deux ou trois lignes; la Constitution de 1791 en a plus de 200, très développés. La Constitution de l'an III renferme 377 articles.

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