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qui ne consomme du vin, du sel, ou du tabac; et les gou vernemens sont aussi avares d'exemptions d'impôt qu'in génieux à créer des moyens de saisir la fortune des particuliers. Mais il n'est pas aussi exact de dire que tous paient dans la proportion de leur fortune. D'abord l'application littérale du principe est impossible; car elle exigerait que chaque individu fournît, au moins annuellement, l'inventaire de ses biens de toute nature, et l'indication précise de son revenu; ensuite il faudrait comparer la totalité de l'impôt demandé, à la totalité des revenus des Français, pour découvrir la fraction qui désignerait la part à prélever sur le revenu de chacun. On se trouverait ainsi conduit à une inquisition intolérable et à d'interminables calculs. Dans la pratique on se borne à répartir proportionnellement l'impôt foncier, c'est-à-dire celui qu'on prélève sur le revenu des immeubles, parce qu'il est impossible de dissimuler cette sorte de biens; encore la répartition est-elle purement approximative, puisqu'elle se fait d'abord entre les départemens, puis entre les arrondissemens, puis entre les communes, et en dernier lieu, entre les particuliers. A l'égard de la richesse mobilière, bien plus considérable aujourd'hui qu'autrefois, l'impossibilité d'évaluer exactement celle de chaque individu, oblige de se contenter de la présomption que la dépense est proportionnée au revenu. C'est sur cette base que sont assises la plupart des impositions indirectes, qui composent la meilleure portion des recettes de l'Etat.

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Une interprétation littérale de l'article 2, conduirait à les rejeter; mais l'article 41 qui les autorise en termes exprès, montre que la Charte n'a entendu qu'approxi mativement proportionner les contributions à la fortune. Toutefois on est au moins en droit d'exiger qu'il y ait approximation: or elle ne se rencontre pas dans les im

positions indirectes qui frappent des objets de première nécessité. Tout homme a besoin pour exister d'une certaine quantité de viande, de vin, de sel; il est obligé de se la procurer, alors même que le prix absorbe la totalité de son revenu; réciproquement il n'a pas besoin de s'en procurer davantage, alors même que son revenu excède ce prix de beaucoup; il cherchera seulement à s'en procurer de meilleure qualité; ainsi l'on condamne à un sacrifice égal, et le pauvre qui a tout juste de quoi se nourrir, et le riche qui jouit d'un superflu plus ou moins considérable (1). Ou si le premier cherche à s'y soustraire, son bien-être et même son existence peuvent être compromis. Le seul moyen d'atténuer d'aussi graves inconvéniens, serait d'établir l'impôt graduellement sur les premières qualités, et d'en affranchir complétement la qualité inférieure. L'impôt établi sur des objets de luxe, sur des objets qui donnent seulement une jouissance, sans être indispensables à la vie des hommes, produit des effets plus égaux. Le nombre des domestiques, des équipages, des chevaux, des chiens, se mesure ordinairement sur le superflu de richesse; en le prenant pour base d'une contribution, on risque tout au plus de heurter quelque fantaisie, mais non d'altérer le bien-être des citoyens !

L'impôt est un véritable sacrifice : il faut chercher à le répartir également sur les individus, parce qu'il n'y a pas de raison de surcharger l'un plus que l'autre ; et pour le répartir également il faut assigner à chacun des parts

(1) «Les impôts sur toute chose nécessaire à la vie, sont au fond très iniques: car le pauvre qui ne peut dépenser que pour son nécessaire, est forcé de jeter les trois quarts de ce qu'il dépense en impôts, tandis que ce même nécessaire n'étant que la moindre partie de la dépense du riche, l'impôt lui est presque insensible. De cette manière, celui qui a peu paye beaucoup, et celui qui beaucoup paye peu. » J.-J. Rousseau, Lettre à Dalembert.

inégales, en ayant égard à ses facultés pécuniaires; mais faut-il, comme semble le dire notre texte, faire une proportion mathématique? imposer une contribution double à celui dont la fortune est double? Je ne pense pas qu'on arrive ainsi à égaliser parfaitement les sacrifices. Plus la fortune sera considérable, moins la perte sera sensible. Supposez l'impôt fixé au dixième du revenu. L'homme qui a 1000 francs de rente se verra contraint de supprimer une dépense utile ou même indispensable, surtout s'il a une famille. Celui qui a 100,000 francs, en conservant encore 90,000, sera tout au plus obligé de renoncer à embellir une maison de plaisance; il n'y a donc pas parité de situation. Il faut fixer une limite au dessous de laquelle on n'exigera pas d'impôt, parce que le revenu tout entier sera estimé nécessaire pour soutenir l'existence du propriétaire. Ensuite on divisera les fortunes placées au dessus de cette limite en plusieurs caté gories; la fraction réclamée à titre de contribution ira en croissant à mesure qu'on s'élèvera sur l'échelle des catégories; bien entendu que la portion de richesse laissée au propriétaire doit aller aussi en s'augmentant : celui qui était plus riche avant la perception doit rester plus riche après.

Les biens privés du roi sont soumis à l'impôt (loi du 2 mars 1832, art. 24); mais il en est autrement des biens qui font partie de la liste civile (ibid. art. 13). Ce n'est pas une exception à l'article 2 de la Charte; en effet l'usufruit des biens de la liste civile est concédé au roi à titre de salaire ou de libéralité, comme on voudra; une fois reconnu que le taux doit être fixé à telle valeur, il serait contradictoire d'en reverser une partie dans le trésor public, même sous prétexte d'impôt; il eût été plus court de réduire de prime-abord la liste civile à une valeur inférieure.

Outre les contributions payées à l'Etat, il y en a de

destinées à subvenir aux charges des départemens et des communes ; il est clair qu'elles doivent être réparties comme les premières.

Je reviendrai plus loin, avec la Charte, sur la matière si importante des impôts (V. articles 40, 41). A l'égard des charges non pécuniaires, comme celles du service militaire, de la garde nationale, etc., et auxquelles il eût été facile d'appliquer l'article 2, en généralisant ses expressions, il en sera aussi question ailleurs (V. articles 11, 69, 4° et 5o).

ARTICLE III. Ils sont tous également admissibles aux emplois civils et militaires.

Nouvel emprunt fait sans réflexion à la législation de 1789. L'assemblée constituante a promulgué un assez grand nombre de propositions qui s'expliquent d'une manière satisfaisante quand on les rapporte à leur véritable but, l'abolition des priviléges nobiliaires alors en pleine vigueur; mais qui, soumises à une interprétation rigoureuse, pèchent par un excès de généralité. Les auteurs de la Charte de 1814, membres d'un parti qui a fortement dénigré les lois de la constituante, auraient dû les perfectionner en les reproduisant. Le principe de l'article 3 se trouve pour la première fois dans les fameux décrets du 4 août 1789 et des jours suivans, avec des détails qui en mettent l'esprit en évidence: « Tous les citoyens, sans distinction de naissance, porte l'article 2 de ces décrets, pourront être admis à tous les emplois et dignités ecclésiastiques, civils et militaires; et nulle profession utile n'emportera dérogeance. » On lit dans un autre décret du 21 janvier 1790: « Les condamnations infamantes n'impriment aucune flétrissure à la famille du coupable; l'honneur de ceux qui lui appartiennent n'est nullement

entaché, et tous continueront d'être admissibles à toutes sortes de professions, d'emplois et de dignités. » Enfin le principe a passé dans la déclaration des droits de l'homme, sans que rien y décèle son origine, mais avec une modification importante qui devait être conservée dans la Charte Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens (art. 6). »

Pour donner à notre article 3 un sens raisonnable, il faut le traduire ainsi, en le combinant avec l'article 1 : « Le législateur en réglant l'admission aux fonctions publiques, ne doit avoir aucun égard aux titres et aux rangs des citoyens. »Du reste, il lui est loisible de prescrire des conditions d'aptitude physique, d'âge, de capacité civile ou intellectuelle; d'établir certaines règles d'incompatibilité (excepté dans le cas de l'article 46), par exemple, d'interdire au citoyen qui occupe telle fonction, d'aspirer à telle autre, ou même de prohiber d'une manière générale le cumul d'un certain nombre de places. C'est ce qu'a fait la législation existante, même depuis la Charte, sans suivre toutefois un système bien uniforme.

L'âge exigé pour parvenir aux diverses fonctions varie depuis 21 ans jusqu'à 30 ans, sauf quelques anomalies: ainsi, on peut être officier dans la garde nationale avant 21 ans (loi du 22 mars 1831, articles 9, 50); on ne peut être élu président d'un tribunal de commerce avant 40 ans (Code de commerce, article 620), sans doute pour la même raison qui avait fait prescrire cet âge comme condition d'éligibilité à la chambre des députés (v. art. 32). La condition de l'âge est indispensable non seulement comme liée à celle de capacité, mais encore afia d'imposer un certain respect au public pour le magistrat. Cette réflexion

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