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testée; c'est à celui qui élève cette proposition, qui l'invoque dans son intérêt et contre son adversaire, qu'il soit du reste demandeur ou défendeur, à en offrir la justification.

Sans doute, on peut dire que la règle actori est vraie absolument et toujours; mais c'est en l'entendant avec discernement et en désignant par le mot actor, non pas celui qui introduit l'action en justice, mais la partie (demanderesse ou défenderesse, peu importe) qui introduit contre l'autre un nouvel élément de décision, qui agit et va en avant en alléguant quelque chose de nouveau, qui prétend changer et renverser, au moins sur quelque point, le statu quo, l'état où en sont les choses, l'ensemble de faits ou d'idées qui se trouve actuellement établi, soit par les preuves déjà faites ou les reconnaissances données, soit par la nature ordinaire des choses. En un mot, la règle actori n'est vraie absolument que quand on l'applique aussi bien au défendeur, marchant (agens) à la justification de sa défense, qu'au demandeur chargé de justifier sa demande, et quand on a soin de placer, à côté de la règle ACTORI incumbit probatio, cette autre règle: reus excipiendo fit ACTOR. - C'est ce qu'a très-bien compris un arrêt de Grenoble du 14 juillet 1832. Le tribunal de première instance avait imposé aux époux Argoud, parce qu'ils étaient demandeurs au procès, la charge de prouver qu'une servitude réclamée sur leur prairie n'existait pas; mais la Cour, se fondant sur ce principe de toute évidence que la liberté des héritages est l'état naturel et normal, réforma cette décision et mit la preuve à la charge de ceux qui prétendaient avoir le droit de servitude, bien qu'ils fussent défendeurs (Dev., 33, 2, 11).

Il faut également entendre avec prudence cette autre maxime, si fréquemment employée, et qui a quelquefois été mal comprise, que la preuve tombe sur celui qui affirme et non sur celui qui nie; ei qui dicit, non ei qui negat. Si l'on veut que cette règle soit vraie, il faut entendre is qui dicit de celui qui soulève une prétention, qui jette dans le débat une allégation nouvelle, aussi bien en niant ce qui semblait être, qu'en affirmant ce qui semblait ne pas être : réciproquement, is qui negat sera celui qui, soit par une négation, soit par une affirmation, contredira, repoussera l'allégation nouvelle pour rester dans le statu quo.

D'anciens glossateurs entendaient autrement cette règle, en s'appuyant sur un passage mal interprété du Code de Justinien. La loi 23 de ce Code, liv. 3, tit. 19, déclare qu'un demandeur ne peut pas, en se reconnaissant dans l'impossibilité de prouver sa prétention, forcer le défendeur à prouver le contraire; car, disait-elle, celui qui nie le fait n'a, par la nature même des choses, aucune preuve à faire: Actor, quod asseverat, probare se non posse profitendo, reum necessitate monstrandi contrarium non astringit; cum, per rerum naturam, factum negantis probatio nulla sit. Les derniers mots factum negantis probatio nulla avaient, comme on le voit, un sens purement relatif que fait bien comprendre l'ensemble de la phrase: ils signifiaient que le défendeur, niant le fait allégué contre lui, n'a rien à prouver; que l'on n'a pas de

preuve à faire quand on se tient sur la défensive, quand on se renferme dans une dénégation. Les glossateurs, isolant ces mots du reste de la phrase, les prirent dans un sens absolu et en firent cette maxime générale Il n'y a jamais de preuve à faire pour celui qui nie; toute preuve d'une négation est impossible par la nature même des choses.— Toutefois, comme ils rencontraient plusieurs textes supposant la nécessité de prouver des propositions négatives et démentant dès lors leur prétendu principe, ils le restreignirent singulièrement, en imaginant quatre classes de négatives, dont trois, disaient-ils, pouvaient et devaient se prouver, et la dernière seule ne le pouvait pas : la négative d'un droit, la négative d'une qualité, la négative d'un fait défini (c'està-dire précisé dans ses circonstances), et la négative d'un fait indéfini.

Mais ces subtilités, imaginées à l'appui d'un principe erroné et que l'on voit parfois encore invoquer aujourd'hui, devraient bien être enfin abandonnées avec le principe lui-même. Toutes ces idées, qui seraient assurément mortes depuis longtemps si la routine n'était pas la plus grande puissance du monde, ont été victorieusement réfutées, au dixseptième siècle, par le jurisconsulte allemand Cocceius; et bien longtemps avant, Barthole et Marcardus avaient nettement enseigné que « toutes les fois qu'une négation est le fondement de la prétention d'une partie, demanderesse ou défenderesse, peu importe, c'est à cette partie de faire preuve, sans qu'on doive distinguer, si la négative est de droit, de fait ou de qualité. » Ubicumque negatio est causa intentionis alicujus, sive agentis, sive excipientis, EI QUI NEGAT INCUMBIT ONUS PROBANDI... sive sit negativa juris, sive facti, sive qualitatis.

Et en effet, outre qu'il n'est guère de négation qui ne puisse se transformer en une affirmation contraire et devenir ainsi susceptible d'être prouvée, il est clair que, dans les cas assez rares où la preuve de la négation se trouverait impossible, c'est un malheur pour celui qui soulève la prétention basée sur cette négation; mais ce n'est pas une raison pour imposer des preuves à faire à celui qui ne demande rien, qui ne prétend à rien et se contente d'attendre la justification des attaques dirigées contre lui.-Dans ces cas mêmes, au surplus, la position de la partie qui soulève la prétention nouvelle ne sera pas aussi fàcheuse qu'elle peut le paraître au premier abord; car si cette partie ne peut pas prouver complétement son allégation, elle pourra du moins prouver certains faits, certaines circonstances, qui donneront à cette allégation quelque vraisemblance et un certain degré de probabilité. Or ce commencement de preuve autorise le juge, aux termes de l'art. 1367, à se décider au moyen du serment qu'il déférera, soit à l'adversaire, soit même à la partie qui soulève la prétention; et le refus du défendeur (défendeur à l'action ou à l'exception, peu importe) de donner luimême une preuve contraire qu'il lui serait facile de procurer, ce qu'il a dès lors mauvaise grâce à ne pas faire, suffira pour l'exposer à se voir condamner sur le simple serment de son adversaire.

Ainsi, la meilleure manière de répondre à la question de savoir par qui doit se faire la preuve, ce n'est pas de dire que la preuve incombe

au demandeur; ce n'est pas non plus de dire qu'elle incombe à celui qui affirme et non à celui qui nie. Ces deux propositions, très-exactes quand on les entend comme elles doivent être entendues, présentent un sens ambigu qui pourrait induire en erreur. Il faut dire que toute prétention nouvelle, toute allégation tendant à changer l'état actuel des choses, doit être prouvée par celui qui la met en avant, et jamais par celui contre qui elle est dirigée et qui la conteste (1).

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III. Ce principe si simple donne, selon nous, la solution facile d'une question aussi importante que controversée, et sur laquelle la plupart des auteurs, notamment M. Duranton (X-355) et M. Zachariæ (II, p. 475), nous paraissent tomber dans une erreur que ne commet pas la jurisprudence.

Quand l'écrit qui constate un contrat unilatéral, une obligation prise par une personne envers moi sans obligation réciproque de ma part envers elle, n'énonce pas la cause de l'obligation; par exemple, quand vous avez souscrit un billet portant : « Je reconnais devoir à N. une somme de 500 fr., que je lui payerai à telle époque », ou bien : « Je m'oblige à payer à N., à telle époque, une somme de 500 fr. », sans dire pourquoi la somme est due, est-ce au prétendu créancier de prouver qu'une cause licite existe, ou bien au prétendu débiteur d'établir qu'il n'en existe pas?

La réponse est à nos yeux bien simple. Puisque de deux allégations contraires, celle-là doit être prouvée qui tend à changer le statu quo, à renverser l'ensemble de faits ou d'idées actuellement acquis, soit par les preuves ou les reconnaissances antérieurement données, soit par la nature ordinaire des choses, c'est donc à celui qui apparaît ici comme débiteur, et qui prétend cependant ne pas l'être, de prouver qu'il ne l'est pas en effet... Quand je viens vous demander 500 fr. en présentant un écrit par lequel vous vous déclarez obligé à me les payer, il est clair que je ne dérange rien à l'ordre préétabli, et que ma prétention tend tout simplement à faire suivre aux choses leur cours normal et régulier vous vous êtes proclamé mon débiteur, je demande qu'on vous traite comme tel; rien n'est plus naturel. Quand, au contraire, vous me répondez qu'à la vérité vous avez signé un écrit, mais qu'il doit être déchiré; que vous vous êtes dit mon obligé, mais que cependant vous ne l'êtes pas, c'est vous qui voulez renverser ce qui existe, qui attaquez ce que vous avez établi vous-même, qui prenez l'offensive et devenez ACTOR excipiendo. C'est donc à vous de faire la preuve de votre prétention... En vain on dira que c'est à celui qui se dit créancier de justifier de l'existence des diverses conditions auxquelles la formation de sa créance était subordonnée, et par conséquent de l'existence d'une cause de l'obligation; car cette cause (comme les autres conditions requises) est établie quant à présent, et sauf preuve contraire, par cela même que vous vous êtes proclamé débiteur. Il est évident, en effet, que, d'après la règle générale et dans l'ordre ordinaire des choses, on ne

(1) Dict. du not., 4o édit., vo Preuve, no 5 et 6.

vient pas souscrire un engagement quand on ne doit pas. Sans doute, cela peut arriver (et c'est précisément parce que le fait est possible qu'on vous permettra de le prouver), mais c'est là l'exception, la dérogation à l'état normal et habituel. Or on n'a pas besoin de prouver la règle contre l'exception, mais bien l'exception contre la règle.

Et comment n'a-t-on pas vu jusqu'où irait la doctrine contraire? Ce que MM. Duranton, Zachariæ, Dalloz et autres disent de la cause, il faudrait le dire aussi des autres conditions requises pour la formation ou même pour la validité de l'obligation. L'obligé dirait à son créancier: « Pour me faire condamner au payement, il faut que vous établissiez une créance efficace et valide; prouvez donc que j'étais majeur, que je n'étais pas interdit, que j'ai agi librement, etc., etc. » Car enfin, si la loi exige une cause licite, elle exige aussi la capacité de la partie qui s'oblige, elle exige un consentement exempt d'erreur, de violence et de dol; et si le créancier est tenu de prouver l'existence de la première condition, on ne voit pas pourquoi il serait dispensé de prouver l'existence des autres... La vérité est que, du moment qu'une personne s'est reconnue obligée, on doit croire qu'elle l'est en effet, jusqu'à ce qu'elle prouve le contraire; et cela est vrai de la cause aussi bien que des autres conditions, puisque la cause n'a pas plus besoin que les autres d'être exprimée dans l'acte (art. 1132).

Et qu'on ne dise pas que le débiteur se trouve ainsi soumis à la preuve absolument impossible d'une négative indéfinie, et qu'il succombera nécessairement, alors même que sa prétention sera parfaitement fondée. C'est là une erreur palpable; et la position de ce débiteur n'est jamais aussi fâcheuse qu'on veut bien le dire... Ou bien il s'agit d'une cause fausse, c'est-à-dire d'une cause qu'on croyait exister et qui n'existe pas; ou bien l'acte avait une cause réelle mais contraire à la loi; ou bien c'était une cause future qui ne s'est pas réalisée, ou une cause successive qui a cessé d'exister; ou bien enfin il y a eu absence absolue de cause, et alors celui qui a souscrit l'acte était fou (car il n'y a qu'une personne privée de sa raison qui puisse s'engager sans aucun motif). Or, dans tous les cas, la négation se transforme en l'affirmation d'un fait très-positif, dont la preuve sera facile (1); et s'il est vrai que le créancier peut toujours (hormis le cas de folie, dont la preuve une fois faite ne lui laisserait rien à répondre) échapper, en disant que, si l'adversaire rend sa prétention vraisemblable, il n'en donne cependant pas la preuve, puisque l'obligation peut avoir toute autre cause que celle dont il prouve le vice, il ne faut pas oublier que la vraisemblance que ce débiteur donne à son allégation permet au juge, en présence du mauvais vouloir du créancier (qui se contenterait de dire : « Il y a une cause valable et que je connais, mais je ne veux pas l'indi

(1) M. Duranton dit que, dans le cas de cause fausse, il sera facile au débiteur de prouver la fausseté de la cause, mais qu'il lui serait absolument impossible de prouver l'absence totale de cause. C'est une erreur sensible; car le fait de s'obliger sans aucune cause ne peut être que le résultat d'un défaut de raison, et la folie est certes une chose qui tombe parfaitement en preuve.

quer »), de s'en rapporter au serment de ce débiteur (art. 1367). C'est donc au débiteur de prouver, dans ce cas, son allégation; et ce point, déjà proclamé autrefois par le Parlement de Paris pour les pays de coutume, et par le Parlement de Toulouse pour les pays de droit écrit, est également consacré sous le Code (1) par les arrêts (quoique M. Duranton n'en cite aucun, même dans son édition augmentée de l'analyse de la jurisprudence).

Cette doctrine doit paraître d'autant moins douteuse qu'il est reconnu par d'autres arrêts plus nombreux, et même par les auteurs que nous combattons, que le défaut de cause doit être prouvé par le souscripteur lorsque l'écrit porte les mots : Je reconnais devoir; c'est seulement quand on a dit: Je payerai ou: Je m'oblige à payer, que ces auteurs veulent rejeter la preuve sur le créancier. Cette distinction, imaginée par d'anciens auteurs, reproduite au conseil d'État et soutenue aujourd'hui encore, surtout par M. Duranton, n'est-elle pas une puérilité? Comment la raison, le bon sens, permettent-ils de voir une différence entre celui qui dit : « Je reconnais devoir telle somme à N.», et celui qui dit : « Je m'oblige à payer telle somme à N.? » Est-ce que ce n'est pas se reconnaître débiteur que de se déclarer tenu de payer? Etre débiteur ou être obligé, c'est la même chose; et M. Duranton lui-même le proclame nettement ailleurs (XIII-321, al. 6).

La question, du reste, ne peut se présenter que pour le contrat unilatéral; car si l'écrit constatait un contrat synallagmatique, la cause de chaque obligation s'y trouverait nécessairement énoncée, puisqu'elle serait précisément l'objet de l'autre obligation.

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1316. Les règles qui concernent la preuve littérale, la preuve testimoniale, les présomptions, l'aveu de la partie et le serment, sont expliquées dans les sections suivantes.

N. B. Nous avons déjà dit que cinq sections sont consacrées aux cinq espèces de preuves dont parle notre article.

SECTION PREMIÈRE.

DE LA PREUVE LITTÉRALE.

I. - La loi comprend ici, sous le nom de preuve littérale, non pas seulement celle qui résulte de l'écriture proprement dite, mais aussi celle qui se trouve établie par des tailles, destinées à indiquer la quantité de marchandises fournies par une partie à l'autre, et qui constituent ainsi une espèce d'écriture, un système de signes suffisant pour exprimer la pensée qu'il s'agit de manifester.

(1) Voy. Rennes, 24 août 1816; Liége, 19 fév. 1824; Bourges, 12 fév. 1825; Agen, 3 juill. 1830; Cass. (d'un arrêt de Poitiers), 16 août 1848 (Dev., 5, 2, 190; 8, 2, 27; 32, 2, 575; 49, 1, 113); Nimes, 17 déc. 1849 (D. P., 52, 2, 69). Dans le même sens : Maleville (art. 1131); Marbau (Trans., no 157); R. de Villargues (v° Cause des Obligat.); Bonnier (Preuves, no 557); Poujol (art. 1131, no 8); Larombière (t. I, p. 294).

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