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les rappellerez; mon intention est de ne rien dissimuler. Il faut, comme après Moscou, révéler à la France la vérité tout entière. » M. de Chaboulon lut le bulletin : les généraux Drouot et de Flahaut proposèrent quelques changements qui furent agréés par l'empereur. Ces corrections faites, une seconde lecture eut lieu; aucune réclamation ne s'éleva, et la relation ainsi rectifiée fut expédiée au prince Joseph par courrier extraordinaire. A quelques heures de là, Napoléon envoyait le général de Flahaut à Avesnes pour obtenir des renseignements précis sur ce qui se passait de ce côté, et le général Dejean à Guise, pour examiner l'état de cette place et y rallier les détachements qui auraient pris cette direction; puis laissant le colonel de Bussy à Laon avec l'ordre de tout disposer pour l'armée qui allait se réunir sous cette place, il partit pour Paris. Son projet était de ne rester dans la capitale de l'empire que le temps nécessaire pour prévenir la commotion politique, résultat probable de la première nouvelle du désastre; pour disposer les esprits à triompher de la crise dans laquelle la France allait entrer; håter les préparatifs de défense de Paris; faire diriger sur Laon toutes les troupes, tous les renforts que l'on pourrait tirer des dépôts et des places de guerre; en un mot, pour prendre toutes les mesures nécessaires à l'exécution du PLAN DE DÉFENSE discuté avant son départ pour l'armée et auquel il se voyait maintenant contraint de recourir. Un séjour de quarante-huit heures lui semblait devoir suffire à tous ces soins, et immédiatement après il comptait rejoindre l'armée sous Laon 2.

Il était onze heures du soir lorsque, le 20, l'empereur descendit à l'Élysée. Ce fut le duc de Vicence qui le reçut. Napoléon paraissait succomber à la fatigue, à la douleur; sa poitrine était souffrante, sa respiration oppressée. « L'armée avait fait des prodiges, dit-il au duc d'une voix pénible; une terreur panique l'a saisie, tout a été perdu... Je n'en puis plus... Il me faut quel

1. Voir pour les détails de ce plan de défense nationale, tome II, chapitre VII.

2. Campagne de 1815, écrite à Sainte-Hélène par le général Gourgaud.

ques heures de repos pour être à mes affaires. » Il ajouta en portant la main sur son cœur : « J'étouffe là. » Après quelques instants de silence, il reprit : « Mon intention est de réunir les deux Chambres en séance impériale. Je leur peindrai les malheurs de l'armée; je leur demanderai les moyens de sauver la patrie; ensuite je repartirai. - Sire, lui répondit Caulaincourt, la nouvelle de vos malheurs a déjà transpiré; il règne une grande agitation dans les esprits ; les dispositions des députés paraissent plus hostiles que jamais. Je regrette, Sire, de vous voir à Paris; il eût été préférable que vous ne vous fussiez pas séparé de l'armée. J'espère pourtant que les Chambres me seconderont et qu'elles sentiront la responsabilité qui va peser sur elles. La majorité est bonne, elle est française. Je n'ai contre moi que Lafayette, Lanjuinais, Flaugergues et quelques autres je les gêne; ils voudraient travailler pour eux; je ne les laisserai point faire; ma présence ici les contiendra'. >>

Lucien et Joseph ne tardèrent pas à arriver. Ils furent bientôt suivis des ministres, de la plupart des hauts dignitaires et d'une foule de généraux impatients de connaître l'étendue et les détails du désastre. La plupart des officiers revenus avec l'empereur étaient encore sous l'impression de l'événement. Quelques-uns firent de la déroute un tableau si lamentable, que leurs auditeurs, frappés d'épouvante, quittèrent l'Élysée avec la conviction que la France n'avait plus un soldat, et que, dépourvue de ses dernières ressources, il ne lui restait plus qu'à implorer la merci des alliés.

Napoléon, avant de prendre du repos, avait indiqué pour les premières heures de la matinée un conseil où devaient se réunir ses deux frères Lucien et Joseph, les huit ministres à portefeuille, les quatre ministres d'État et le duc de Bassano. Quand ce conseil fut assemblé, l'empereur invita M. de Bassano à donner lecture du bulletin de la bataille du 18; puis il dit : « Nos mal<< heurs sont grands! Je suis venu pour les réparer, pour impri

1. Mémoires de Fleury de Chaboulon.

<< mer à la nation, à l'armée, un grand et noble mouvement. Si << la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si au lieu de levées, de << mesures extraordinaires, on dispute, tout est perdu! L'ennemi << va entrer en France. J'ai besoin, pour sauver la patrie, d'être « revêtu d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire. Dans « l'intérêt de la patrie, je pourrais me saisir de ce pouvoir; mais << il serait utile et plus national qu'il me fût donné par les Cham«bres. » Ces paroles, écoutées dans le plus profond silence, restèrent sans réponse. La plupart des ministres baissaient les yeux. L'empereur interpella Carnot.

En ce moment Carnot, inspiré par le sentiment patriotique qui fit sa gloire lors de la grande lutte de la France révolutionnaire contre la première coalition, ouvrit immédiatement l'avis de déclarer la patrie en danger, d'appeler aux armes tous les fédérés, tous les gardes nationaux de l'empire, de mettre Paris en état de siége et de se défendre à outrance. Il ajoutait qu'à la dernière extrémité il faudrait se retirer de l'autre côté de la Loire, s'y retrancher et y tenir l'ennemi en arrêt jusqu'au moment où l'on aurait réuni et organisé, à l'aide de l'armée de la Vendée et des différents corps d'observation de l'est et du midi, des forces assez nombreuses pour reprendre l'offensive, et purger le sol national de la présence des alliés.

Le duc de Vicence fut interrogé à son tour. Organisation fatiguée, esprit découragé et abattu, ce ministre répugnait à toute mesure extrême, à tout parti énergique; il se contenta de dire en termes généraux que la nation devait faire un grand effort pour sauver son indépendance, et que le succès dépendrait, non des mesures adoptées par l'empereur, mais d'une parfaite union entre les Chambres et le souverain.

Fouché, aux derniers mots de Caulaincourt, s'empressa d'intervenir; il dit qu'il ne croyait pas, en effet, que l'empereur pût sauver la France sans le concours des Chambres; que ce concours, au reste, serait facile à obtenir en leur montrant de la confiance et de la bonne foi, et qu'il était convaincu qu'un appel à leur patriotisme les trouverait prêtes à tous les sacrifices.

Le duc Decrès n'était pas encore dans la confidence des pratiques secrètes déjà entamées par Fouché avec les principaux meneurs de la Chambre; il déclara nettement qu'il n'y avait pas à compter sur les représentants, qu'ils étaient mal disposés et paraissaient décidés à se porter aux plus violents excès.

Regnault (de Saint-Jean-d'Angély), un de ces hommes de tribune qui dépensent toute leur intelligence et tout leur courage dans les luttes de la parole, et qui n'ont de force et d'énergie qu'au service de la fortune, appuyant l'opinion du ministre de la marine, ajouta qu'il craignait qu'un grand sacrifice ne fût nécessaire.

<< Parlez nettement, lui dit l'empereur; c'est mon abdication qu'ils veulent, n'est-ce pas ?

- Je le crois, Sire, répondit Regnault; quelque pénible que ce devoir soit pour moi, je dois éclairer Votre Majesté sur sa véritable situation. J'ajouterai même qu'il serait possible, si Votre Majesté n'abdiquait pas de son propre mouvement, que la Chambre osât lui demander ce sacrifice.

- Je me suis déjà trouvé dans des circonstances bien difficiles, répliqua Lucien avec vivacité, et j'ai toujours vu que plus les crises sont fortes, plus on doit déployer d'énergie. Si la Chambre, mise en demeure de seconder l'empereur, refuse son concours, il faut que l'empereur sauve la France à lui seul. Pour lui, comme pour nous tous, le salut de la patrie doit être la suprême loi. Le refus de la Chambre une fois exprimé, l'empereur doit se déclarer dictateur; il doit mettre le pays en état de siége et appeler à la défense du sol national tous les patriotes, tout ce qui a du cœur. » Intelligence nette, cœur ferme, caractère élevé, Lucien avait affronté la disgrâce de son frère en se séparant de lui, lorsque, aspirant à devenir le souverain de la république dont il n'était jusqu'alors que le premier magistrat, Napoléon avait échangé son titre de consul contre celui d'empereur. Un nouveau grief était venu bientôt augmenter le mécontentement de Napoléon; Lucien, repoussant les instances de son frère pour former une union en rapport avec la nouvelle position de sa famille, avait noblement refusé de rompre un mariage contracté par lui lorsqu'il n'était

encore qu'un citoyen ignoré. Tant que le bonheur et la fortune restèrent fidèles à l'empereur, Lucien était demeuré dans sa retraite. La catastrophe de 1814 fut si prompte, si rapide, que le temps lui manqua pour se trouver au nombre des compagnons que Napoléon conserva dans sa solitude de Fontainebleau. Mais après le retour de l'île d'Elbe, lorsque l'Europe en armes s'apprêtait à fondre une seconde fois sur la France impériale et sur son chef, Lucien accourut. L'opinion que nous venons de reproduire montre qu'il n'avait rien perdu de cette hardiesse et de cette décision auxquelles seules Napoléon était redevable de n'avoir pas vu sa fortune politique ensevelie dans les journées de brumaire. Son avis fut appuyé par Carnot. « Tant que durera la crise, dit le ministre de l'intérieur, il me semble effectivement indispensable que l'empereur soit revêtu d'une grande et imposante autorité. »

Napoléon prit immédiatement la parole, et dit : « La présence de l'ennemi sur le sol national rendra aux députés, je l'espère, le sentiment de leurs devoirs. La nation ne les a point envoyés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne crains rien pour moi, mais je crains tout pour la France. Si nous querellons entre nous au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du BasEmpire; tout sera perdu. Le patriotisme de la nation, sa haine pour les Bourbons, nous offrent encore d'immenses ressources; notre cause n'est point désespérée. »

L'empereur passa alors en revue tous les moyens qui restaient pour réparer les désastres du 18. Les troupes ayant pris part à la bataille s'élevaient à 65,000 hommes. Un aperçu des pertes de cette journée en tués, blessés ou prisonniers, les portait à 24 ou 25,000 hommes; 40,000 hommes environ avaient donc dû rentrer en France. Sur ce chiffre, 25 à 30,000 hommes, d'après les nouvelles arrivées de la frontière du nord durant la nuit qui venait de s'écouler et le matin, étaient déjà ralliés sur différents points et se portaient sur Laon '. En ajoutant à ces forces les

1. L'armée qui avait combattu à Waterloo se composait des 1er, 2e et 6e corps et des troupes de la garde impériale. Les fuyards de ces corps s'étaient divisés en arrivant aux Quatre-Bras. Ceux des 1er et 2o corps, entrés en Belgique par

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