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ce nom qu'à celui qu'on croit privé de force, de lumière et d'esprit.

Les méchans (et le monde en est plein) trouvent au fond de leur cœur que la bonté est duperie; ils sont comme une société de fripons se moquant de l'honnête homme qui joue loyalement avec eux.

"Voyez, se disent-ils à eux-mêmes, avec quel désa» vantage la bonté paraît sur la scène du monde; elle » n'écarte jamais la rivalité par l'intrigue, elle ne ca» lomnie pas pour déplacer; ne se vante, ni ne flatte pour arriver; elle ne se venge point du mal qu'on lui » veut, et s'en rapporte à la justice pour la défendre : de sorte qu'on se compromet en la soutenant, et qu'il n'y a pas de risque à l'attaquer; enfin, elle est dépla» cée dans un siècle où elle ne peut être que dupe et » victime. »

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Je suis persuadé que c'est cette fausse idée généralement répandue des désavantages de la bonté, et des succès de la méchanceté, qui rend partout le nombre des bons si rare et celui des méchans si commun (chacun vise au bonheur, et veut prendre le chemin qu'on dit le plus court pour y arriver): sans cela serait-il croyable que tant de gens renonçassent à une qualité qu'on aime pour se livrer à un vice qu'on déteste? Le mot de l'énigme est qu'on pense antérieurement qu'il y a plus de profit à être craint qu'à être aimé; on croit que, sur le chemin de la fortune et de l'ambition, l'honnête homme est arrêté par la foule, tandis que le méchant la perce: d'où il suit que tout le monde n'aime la bonté que dans les autres.

Nous souffrons volontiers qu'un homme fasse devant nous l'éloge de son cœur; nous ne lui pardonnerions pas de faire celui de son esprit. Duclos en donne la raison :

a Lorsque quelqu'un, dit-il, vante son esprit, il » semble faire contre nous un acte d'hostilité, et nous >> annoncer que nous ne lui en imposerons point par de fausses apparences; qu'elles ne lui cacheront pas nos défauts; qu'il nous jugera avec une justice que nous » redoutons: s'il nous persuade au contraire de la bonté » de son cœur, il nous apprend que nous devons comp

>> ter sur son indulgence, sur son aveuglement, sur ses services, et que nous pourrons le tromper ou lui nuire » impunément.

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Ces observations m'ont conduit à penser que beaucoup de moralistes manquent leur but en s'efforçant de prouver à leurs disciples qu'il n'est pas de qualité plus aimable que la bonté : c'est perdre son temps que de s'amuser à démontrer une vérité si évidente; chacun la lit dans son âme; il n'est personne qui ne veuille avoir une bonne femme, un bon mari, un bon père, un bon prince, un bon ami. La difficulté consiste, non pas à faire aimer ce qui est bon, mais à faire qu'on veuille être bon soi-même : aussi, ce qu'il serait utile et essentiel de faire sentir à la personne qui vous écoute, c'est qu'il est de son intérêt d'avoir de la bonté; que la méchanceté ne donne que des succès passagers, apparens, un bonheur fragile et mensonger, et que le seul homme véritablement heureux est l'homme juste et bon.

Je conçois que cette vérité serait regardée au premier coup d'œil, par l'intérêt personnel, comme un paradoxe, et qu'on lui opposerait sur-le-champ une foule d'exemples pour la repousser. Notre égoïsme n'est pour l'ordinaire frappé que de ce qui est extérieur, et on ne peut nier que l'apparence du bonheur n'existe plus.souvent pour les méchans que pour les bons; mais c'est au fond des choses, et au fond du cœur même, qu'on peut trouver la lumière qui doit dissiper cette erreur.

L'esprit ne se dirige vers le mal que lorsqu'il marche dans l'ombre; dès qu'il s'éclaire il tourne vers le bien : un peu de philosophie mène au vice; beaucoup de philosophie nous conduit à la vertu.

Voyons donc d'abord le côté brillant de la méchanceté, et l'aspect trompeur sous lequel elle se présente pour se faire tant de prosélytes.

Damon est méchant, la médiocrité le craint; la sottise tremblante le regarde avec admiration comme un homme supérieur; la société, qui désire toujours l'amusement, et qui ne trouve et ne donne souvent que de l'ennui, recherche Damon, le cite comme l'homme le plus aimable, et le proclame l'homme à la mode; les

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vieillards l'écoutent, les femmes le cajolent, les jeunes gens l'étudient et le citent, ses rivaux s'écartent, et les hommes en place le ménagent et lui accordent des préférences qu'ils ne devraient qu'au mérite et à la modestie.

Voilà, certes, une position qui peut éblouir et qui doit égarer l'opinion.

Cléante, jeune homme modeste et bon, témoin et victime de cet injuste triomphe, rentre chez lui avec humeur; son cœur hésite entre l'indignation et le découragement; il épanche avec moi les peines de son cœur :

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Voici donc, me dit-il, l'utilité de tous ces beaux » principes qu'on nous donne dans notre enfance; la » vertu est repoussée, la bonté est méprisée; on rit de » la modestie, et la présomption est encouragée; l'orgueil est caressé, la méchanceté est récompensée; on » accorde au vice hardi tout ce qu'on refuse au mérite » timide. Ah! je le vois, il faut renoncer à tous ces » beaux principes, qui sont aussi étrangers à notre siècle que les habits de François Ier. Je vis avec des gens » corrompus; je dois m'isoler ou vivre comme eux. » L'ancien sage avait raison d'écrire sur la porte d'une »salle de festin: Enivrez-vous comme les autres, ou bien » retirez-vous d'ici.

» Notre but commun est le bonheur; il faut, pour y » arriver, suivre la route tracée, et ne plus s'égarer dans » cette obscure forêt de vieux préjugés, qui éloigne de » tous lieux habités et qui ne mène à rien. »

Calmez-vous, mon cher Cléante, lui dis-je en l'embrassant; vous avez beaucoup d'imagination et peu d'expérience guérissez-vous d'une erreur qui vous perdrait ; vous ne jugez pas le fond des choses, vous n'en voyez que la surface; détournez vos yeux de ce théâtre où l'artifice les séduit, et où tout n'est que prestiges; approchez-vous des coulisses, et voyez de près, et dépouillez de leurs illusions tous ces objets qui trompent votre vue; ces actrices dont le fard vous déguise les traits fanés, ces toiles si grossièrement peintes qui se transforment de loin en palais si beaux, en arbres si verts, en ciel si pur, et tous ces vils oripeaux qui vous éblouissent

par leur fausse magnificence; soyez sûr qu'avec un peu de patience et d'observation on parvient promptement à trouver que ce qui excite l'envie dans le monde ne mérite la plupart du temps que notre mépris.

:

Vous croyez Damon heureux; eh bien ! je suis resté après vous dans le salon d'où vous êtes sortis tous deux il est devenu le sujet de la conversation générale; écoutez et jugez.

il

L'une des jeunes dames qui s'était le plus occupée de notre homme, s'est écriée la première au moment où la porte s'est refermée) : Damon a certainement beaucoup d'esprit; mais quel odieux usage il en fait ! il n'est rien qu'il ne déchire, il mord en flattant, et il flétrit tout ce qu'il touche. - De l'esprit ? reprend un autre, en a si voulez ; mais il est si aisé d'en montrer quand on se permet tout; les défauts sont par malheur ce qu'il y a de plus saillant et de plus facile à saisir; il faut avoir un esprit bien plus fin, plus délicat pour discerner, pour trouver, pour faire sentir les bonnes qualités qui, de leur nature, sont modestes et cachées : aussi voit-on toujours la supériorité indulgente et la médiocrité méchante.

Vous avez raison, dit un jeune homme; cependant on ne peut disconvenir que Damon ne soit très-aimable. Il anime tout par ses saillies; on le craint, mais on le cherche; la conversation languit sans lui; aussi on l'invite partout; et vous, qui le blamez, vous ne pouvez vous en passer.

Monsieur, dit un vieux chevalier de Saint-Louis, j'espère que ce mauvais exemple ne sera pas contagieux pour vous; vous êtes sûrement trop délicat pour envier le succès d'un homme qu'on méprise et qu'on déteste; il amuse comme ces valets insolens de comédie qu'on se plaît à voir sur la scène, mais dont personne ne voudrait

chez soi.

Il me semble, réplique un autre jeune homme, que Damon n'est pas dans ce cas : tout le monde voulait tout à l'heure, ici, le voir et l'entendre; nous sommes assurément en excellente compagnie, et il y était trèsbien accueilli. Eh bien! dit la maîtresse de la maison, j'avoue que nous avons tort on devrait avoir le cou

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rage d'éloigner de pareilles gens, mais on les craint un peu; on craint beaucoup plus l'ennui: un salon est un petit théâtre, et on y cherche toujours le plaisir. Au reste, je suis bien sûre que personne de ceux qui s'amusaient ici des méchancetés de Damon, ne le voudrait pour ami, pour époux, pour parent. A ces mots, une acclamation générale prouva évidemment l'éloignement et le dégoût réel qu'inspire un si méchant caractère.

Voilà, mon cher Cleante, l'effet certain qu'il produit: ne vous laissez donc pas éblouir par son éclat; au moment même où l'esprit l'applaudit, la raison le condamne et le cœur le repousse.

Vous me consolez, dit Cléante; je ne pouvais supporter de voir un pareil homme estimé et chéri, je vois qu'il n'était que fêté, ce qui est encore beaucoup trop à mon avis: car enfin Damon ignore ce que vous avez entendu, il croit qu'on l'aime parce qu'on le recherche; il obtient le succès qu'il désire, et il est heureux. - Détrompez-vous; Damon sait ce qu'on pense de lui; il est trop mécontent de lui-même pour être content des autres: c'est parce qu'il est sûr de n'être pas aimé qu'il veut être craint, et comme le dit Séneque : « Tout ce qui effraie » trouble: c'est le sort des tyrans; et le méchant n'est qu'un tyran de société. »

J'ai près de moi un valet de chambre qui servait Damon et qui l'a quitté; si vous l'écoutiez, vous verriez combien son maître est peu fait pour exciter l'envie. Rentré chez lui, il quitte sa gaîté feinte, sa grâce apprêtée; il n'a pas d'ami; sa famille l'évite; les maitresses qu'il a trompées et perdues le détestent; ses gens le craignent et le quittent, ou le volent; son humeur est sombre; son langage sec et dur; son sommeil est agité, son âme est un désert aride où ne passe aucun doux sonvenir. Et, tourmenté du mal qu'il dit des autres ou qu'il leur fait, il craint sans cesse le mépris qui le poursuit et la vengeance qui l'attend. « Car la peine, nous dit » Platon, suit toujours de près la méchanceté: Hésiode croyait même qu'elle naissait avec elle, et ne la quit» tait jamais. »

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Me voilà, grâce à vous, me répondit non jeune ami,

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