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permit au jeune homme de marcher près d'elle; elle remarqua sa figure qui était belle, son esprit qui parut original et cultivé; elle se prit d'intérêt pour lui, et cet intérêt le conduisit par la suite au commandement des armées, au premier ministère, et lui valut d'immenses richesses.

Voilà, certes, un vrai coup du sort, un caprice décidé de la fortune; mais si ce bonheur fût tombé sur un homme sans courage et sans talens, il en aurait peu profité. Un hasard peut vous faire monter sur le char de la fortune; mais il vous verse ou ne vous mène à rien, si vous ne savez le conduire et le pousser.

Je sais bien que quelquefois le sort vous fait naître sur un trône, hériter d'une grande richesse. jouir d'une belle figure et d'une bonne santé; j'ai vu de ces prédestinés qui possédaient cette espèce de fortune calme et pour ainsi dire naturelle; ils n'en sentaient pas le prix, parce qu'ils ne l'avaient point achetée; en les observant, loin de les envier, je les plaignais, et je disais, comme le philosophe Attalus: « J'aime mieux que la Fortune me » reçoive dans son camp que dans sa cour. » La jouissance est un fruit qui ne vient que du travail, et, comme dit Montaigne : « C'est le jouir et non le posséder qui rend >> heureux. >>

Les Romains adoraient la Fortune sous divers emblemes; on voyait dans leurs temples, la Fortune d'or, la Fortune obéissante, la Fortune inopinée, la Fortune retournée, la Fortune gluante, pour marquer combien elle attachait ceux qui parvenaient à l'approcher.

Ce qui n'est pas très-honorable pour Rome, c'est qu'on y érigea des temples à la Fortune plusieurs siècles avant de penser à en bâtir pour la Vertu et pour l'Honneur. Scipion et Marcellus eurent enfin cette gloire tardive. On suit un peu partout cet exemple; c'est le bonheur qu'on s'empresse d'encenser, et ce n'est que bien tard qu'on rend justice au mérite et à la probité: encore souvent arrive-t-il qu'on laisse cet honorable soin à la postérité. Une erreur commune est de confondre la fortune avec la gloire. Un hasard heureux peut donner du pouvoir sans mérite et des succès sans talent; un sot, dans cer

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taines circonstances, peut réussir dans une importante négociation; un factieux hardi, mais ignorant, peut être porté très-haut par une révolution; le sort a fait quelquefois gagner une bataille par un général médiocre. Les fautes d'un adversaire, les talens d'un subalterne, peuvent tenir lieu parfois d'habileté. Ces hasards donnent un faux éclat, une renommée trompeuse; mais ce sont des fantômes sans réalité, des ombres qui passent, des colosses aux pieds d'argile, que le moindre accident met en poussière.

La Fortune toute seule est un mauvais portrait de la Gloire; elle reçoit pour un temps les mêmes honneurs, présente les mêmes apparences: mais toute cette peinture s'efface et n'a pas de corps. La fortune nous élève bien en l'air, mais le génie seul nous y soutient.

Les anciens représentaient cette inconstante déesse, tantôt un pied sur une roue, tantôt sur une boule, quelquefois sur un nuage. Un peintre moderne, Essequi, l'avait placée sur une autruche, pour rappeler qu'elle accordait souvent ses faveurs à la sottise. Au reste, lorsqu'elle commet de semblables fautes, nous sommes assez ordinairement ses complices, et nous distribuons nos égards et nos hommages aussi aveuglément qu'elle répand ses dons.

Valère passait pour un homme médiocre en tout point; il était dans un salon comme un meuble; on ne savait s'il était beau ou laid, bon ou méchant, sot ou bête. On le rencontrait partout sans jamais faire attention à lui ; il n'inspirait pas le plus petit intérêt par son assiduité, pas la plus légère humeur par son absence. On ne prenait pas garde à son insignifiante conversation, on ne remarquait point son silence, et on ne connaissait guère de lui que son visage qu'on voyait à tous les spectacles, et son nom qu'on trouvait écrit à toutes les portes.

Eh bien! Valère vient d'hériter d'un oncle mort aux Indes; il a épousé une femme dont l'intrigue et la beauté ont fait obtenir à son époux une grande place: voilà Valère riche et puissant; on l'aborde avec respect, on l'invite avec empressement; on trouve sa physionomie spirituelle. Il a cité à propos un vers d'Horace, c'est un

homme très-savant; on lui a entendu répéter un article de gazette, croyez-moi, c'est un politique habile; il a salué cinq ou six jolies femmes, et a donné la main à une vieille duchesse; voyez, personne ne fait mieux et plus noblement les honneurs de chez lui; il parle peu, à la vérité, mais il pense beaucoup; c'est un homme d'état, un homme profond; enfin on ne tarit pas sur son éloge, et tout le monde, comme la Fortune, le porte aux nues. Il est vrai que peu de temps après une intrigue lui enlève sa place; adieu les louanges et les amis; son mérite disparaît comme eux; on ne se borne pas à lui tourner le dos, on le blâme, on le ridiculise, on le déchire; on exaltait ses talens, on centuple ses fautes, et on va quelquefois jusqu'à mettre en doute sa probité.

Voilà le monde et son train! Qu'y faire? s'y attendre, parce qu'on le doit; le supporter, puisqu'il le faut ; et en rire, si on le peut.

La philosophie ne serait bonne à rien, si elle ne nous apprenait pas à nous soutenir contre les caprices du sort et contre l'injustice des hommes.

Un Grec disait à Denys le jeune, qui venait de perdre son trône : « A quoi vous ont servi les préceptes et les >> entretiens de Platon? » Il répondit : « A supporter ma >> chute, mon exil et vos sarcasmes. »

Ce qui fait qu'on trouve si difficile ordinairement de résister aux rigueurs de la Fortune, c'est que la plupart des hommes la prennent pour le Bonheur. Ce serait, à la vérité, un paradoxe que de soutenir qu'elle est étrangère à notre félicité; elle nous procure certainement beaucoup de jouissances: mais on a dit avec raison qu'elle vend ce qu'on croit qu'elle donne; on peut assurer même qu'elle ne fait que préter ce qu'elle vend. Ainsi, la première chose que doit faire un homme sage en recevant ses dons, c'est de bien se convaincre que ce sont des plaisirs chers et incertains, et que nous ne logeons jamais chez elle qu'en locataire et non en propriétaire.

Voulez-vous savoir combien il en coûté souvent pour être un de ses favoris? Suivez, observez les courtisans qui forment foule autour de son palais; ils vous apprendront tous que la Fortune suspend sa faveur au bout

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d'une chaîne, et qu'on ne peut obtenir l'une sans porter l'autre ; et, comme le dit la Bruyère : Chacun d'eux » consent à être esclave dans les cours pour dominer » dans la province; » il vous apprend encore « que l'es» clave n'a qu'un maître, et que l'ambitieux en a au» tant qu'il rencontre de gens qui peuvent être utiles à

>> ses vues. »

En effet, l'ambitieux, pour arriver à son but, doit se rendre agréable et utile : les courtisans, ainsi qu'un philosophie l'a très-bien remarqué, sont comme le marbre des palais, froids, durs et polis; ils ne font rien que par intérêt; et, pour obtenir d'eux ce qu'on souhaite, il faut plaire et servir, c'est-à-dire plier son humeur à la leur, s'accommoder à leurs goûts, flatter leurs passions, faire ce qui gêne, louer ce qu'on méprise, dire ce qu'on ne pense pas, sourire à la haine, ménager l'envie, supporter les refus, les dégoûts, et se donner ainsi un tourment, qui serait un vrai supplice si on y avait été condamné au lieu de s'y être livré volontairement.

Et au bout de toutes ces peines, contre lesquelles on n'est soutenu que par l'espérance, que trouve-t-on ? Estce le bonheur? Non; ce sont des biens dont on se dégoûte promptement, et qui ne servent qu'à en faire désirer d'autres tout aussi chers et tout aussi trompeurs. On ne jouit pas, on craint de perdre; on voudrait des amis, on ne rencontre que des flatteurs ou des rivaux ; vous obtenez ce que d'autres voulaient, ils vous haïssent; vous manquez votre but, on vous raille; vous tombez dans la disgrâce, on vous accable et on vous oublie ; et l'ambitieux s'en tire encore à bon marché s'il n'a sacrifié à ses idoles que son temps et sa santé, et s'il n'a pas à se reprocher quelque sacrifice de conscience et d'hon

neur.

Il existe, à la vérité, des fortunes qui valent plus qu'elles ne coûtent; ce sont les fortunes acquises sans intrigues, méritées par de grands talens, ennoblies par les vertus, embellies par la bienfaisance: elles sont rares et pures; on les adore sans honte, on en jouit sans remords, elles donnent le vrai bonheur; mais il est évident que ce bonheur n'est dû qu'au mérite, et non à la fortune. Les

biens qu'elle accorde, les maux qu'elle fait sont hors de nous, tandis que c'est en nous qu'existe la source du bonheur et du malheur.

L'âme transforme en bien et en mal tout ce qui l'approche, et souvent elle fait tourner les faveurs de la Fortune à notre honte, et ses rigueurs à notre gloire. Ce n'est, pas sans de bonnes raisons, et de grands exemples, qu'on a dit que la prospérité était l'écueil du sage, et que le malheur était son école. Prétendre dégoûter les hommes de la fortune, ce serait folie; on ne doit avoir qu'un but en en parlant, c'est de la faire connaître telle qu'elle est, et non telle qu'on se la figure. Tout le monde veut plus ou moins avidement boire à sa coupe.

Cherchons seulement un préservatif contre son ivresse, un antidote contre ses poisons.

Commençons par guérir notre aveuglement pour nous garantir du sien. La plupart des hommes appellent leur fortune justice, et celle des autres hasard; la présomption et l'envie sont les résultats de cette erreur. Avezvous décidé vous-même dans quel lieu, dans quel temps vous deviez naître ; quels seraient vos parens, votre éducation? avez-vous créé les circonstances dont vous avez profité? Soyez justes, vous serez bientôt modestes, et vous verrez quelle petite part vous pouvez vous attribuer dans le mérite de votre bonne fortune. Combien de fautes n'avez-vous pas commises, qui pouvaient vous faire manquer votre but? Mais « nous nous pardonnons bien facilement nos fautes, dit Bossuet, quand la for» tune nous les pardonne. Reconnaissez plutôt ces fautes, car on les recommence quand on les oublie.

Les grandes fortunes se prennent d'assaut et par surprise; le sort les dispose, mais le génie seul sait s'en saisir les petites fortunes se gagnent plus par assiduité. Un homme sans talent, mais qui avait prospéré par sa constante ténacité, demandait un jour à Newton : « Com>>ment êtes-vous parvenu à découvrir le système du » monde ? Comme vous êtes parvenu à faire fortune, » répondit le philosophe, en y pensant toute ma vie. » Lorsque la fortune vous est contraire, et vous frappe d'un coup imprévu, voulez-vous n'en être pas accablé ?

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