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tagne dans l'état actuel des choses. Il faudrait donc mettre tout en usage pour augmenter en Barbarie le débit de nos manufactures, en entravant les opérations de nos ennemis, et pour faire connaître à ce gouvernement que l'Angleterre est plus en état de les protéger et de fournir plus extensivement à leurs besoins que toute autre nation. »

S'il est juste de faire observer que ce voyage fut publié à la fin de l'année 1811, temps où la France faisait une guerre active à l'Angleterre, il l'est encore plus d'avouer que voilà un emploi bien peu honorable pour une nation qui a déclaré qu'elle ne souffrirait plus la traite des nègres, parce que cette traite est une tache pour les nations civilisées.

Le traducteur pense que le commerce de Tunis est plus considérable aujourd'hui qu'il ne l'était il y a vingt ans. L'importation des grains étant extrêmement tombée et à peu près devenue nulle, a dû nécessairement diminuer de beaucoup le nombre de navires qui venaient en charger dans le port de Tunis; mais, en revanche, le luxe a fait de grands progrès dans le pays, et le commerce des objets manufacturés a pris un accroissement considérable. Quel beau sujet pour M. Azaïs, et quel supplément il peut ajouter à son système des Compensations!

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M. Maggill croit voir la ruine du commerce dans la forme despotique et militaire des puissances barbaresques. S'il a eu des raisons pour avancer un fait aussi étrange, on n'en manquera pas pour lui prouver le contraire; et la première c'est que, si l'oppression avait causé, à elle toute seule, la ruine des relations commerciales, elle les aurait certainement empêchées de naître. En adoptant ses idées au sujet du despotisme, source la plus féconde des maux de l'humanité, qu'il s'arrête un moment aux Juifs si long-temps opprimés, avilis, et néanmoins les plus industrieux des hommes. C'est aux persécutions essuyées par ce peuple qu'est due l'invention admirable, et pourtant si simple, des lettres-de-change. Esclaves sous les Égyptiens, les Juifs furent industrieux; libres sous leurs rois et sous leurs prophètes, le commerce et l'industrie leur furent étrangers; et ce mal ne cessa que

lorsque les Juifs devinrent un objet d'abjection, que les lumières et l'esprit philosophique doivent entièrement faire disparaître. Je pourrais encore citer les Chinois qui gémissent sous une verge de fer; et cependant chac un connaît leurs travaux et leurs découvertes.

Les poids, mesures et monnaies de Tunis sont ensuite évalués entre eux et comparés avec ceux des autres pays. Ensuite vient un long chapitre sur les exportations, avec le degré de qualité de chacun des objets importés; puis on traite des caravanes que Tunis reçoit et de celles qui en partent; de l'époque de leur arrivée et de celle de leur départ; des marchandises qu'elles apportent et de celles qu'elles prennent en échange. On examine avec soin les principales manufactures du pays, particulièrement celles de bonnets ou calottes, étoffes de laine et maroquins. L'ouvrage est terminé par le tableau des monopoles de la régence et des importations qui se font à Tunis.

Je le répète, ce voyage est fort intéressant, bien écrit, et l'on doit des éloges au traducteur pour la sa

de ses observations, sur la décence, le bon ton et l'urbanité qu'il a apportés dans ses notes, qui sont à la fois curieuses, nobles et substantielles. On se tromperait si l'on pensait que cet ouvrage n'est destiné qu'aux seuls commerçans; il intéresse au contraire les diverses classes de la société. On y trouve quelques anecdotes piquantes, des rapprochemens curieux; et la lecture en est amusante, parce que le style en est agréable.

En terminant cet extrait, je ne puis m'empêcher de faire une réflexion sur les orientalistes en général. Le traducteur loue quelquefois M. Maggill sur l'orthographe qu'il emploie dans l'écriture des mots arabes, et souvent il la rétablit dans sa pureté; le même traducteur, en prévenant qu'il a résidé plus de dix années dans les Echelles, donne les raisons pour lesquelles il écrit d'une manière plutôt que d'une autre. Dans les Voyages d'AliBey-El-Abassy, on fait usage d'une autre orthographe. Enfin le plus savant orientaliste de l'Europe, M. Sylvestre de Sacy, a son système à cet égard; et son digne confrère, M. Langlès, en suit un autre. Pour nous, quicherchons à nous instruire, à nous entourer d'autorités res

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pectables, que devons-nous penser, et quel doit être notre embarras, en voyant des gens instruits qui ont demeuré dans le pays, conversé avec les habitans, écrit dans leur langue, se servir d'un autre système d'écriture que celui employé par deux savans distingués de l'Institut, l'honneur de leur siècle, et connus de toute l'Europe par leurs productions?

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EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE. —N°. IX.

DE LA SENSIBILITÉ.

La Sensibilité est-elle une vertu, ou est-elle une faiblesse ?

Comme vertu signifie force, et que le propre de la sensibilité est d'amollir l'âme et de la rendre susceptible des émotions les plus tendres, il me semble qu'on ne peut donner le même nom à deux facultés contradictoires. D'une autre part, appellerez-vous faiblesse un sentiment qui vous fait affronter tant de périls, surmonter tant d'obstacles, et donne aux êtres les plus faibles une énergie qui souvent les élève au-dessus du courage

même ?

La sensibilité, au fait, n'est en elle-même ni une vertu, ni une faiblesse, mais une tendance du cœur à l'une et à l'autre. Ne la confondez pas avec la pitié; elle vaut mieux.

Indépendamment de ce qui appartient à la pitié, elle fait un grand nombre de choses que la pitié ne fait pas.

La pitié, sentiment passager, s'éteint avec la cause qui la provoque; ce n'est qu'un des effets de la sensibilité, état constant, qui est moins une affection qu'une disposition à ressentir toutes les affections.

Cette disposition s'appelle plus particulièrement sensibilité, quand elle nous porte à des sentimens doux. Se manifeste-t-elle plus habituellement par des sentimens violens; elle s'appelle irritabilité.

Nous demandions tout à l'heure si la sensibilité était une vertu ou un vice. La série d'assertions que nous venons de produire, nous a conduits peut-être à trouver la solution de cette question. La sensibilité n'est en ellemême ni un vice ni une vertu; mais l'âme qu'elle possède est également capable d'actions vertueuses et vicieuses; cette âme est un instrument prêt à rendre les sons que la main du hasard jugera à propos d'en

tirer.

La sensibilité mène à la rancune comme à la reconnaissance, à la rigueur comme à l'indulgence, à la générosité comme à la cruauté.

L'Achille d'Homère est véritablement le type de l'homme sensible. Lisez l'Iliade, et vous verrez qu'il réunit en lui tous ces contrastes. Tous ses sentimens sont

des passions, toutes ses passions des fureurs : son amitié comme sa haine, qui n'est en lui qu'un excès de l'amitié. Irritable jusqu'à la férocité, parce qu'il est sensible jusqu'au délire, il donne, dans la rage avec laquelle il outrage Hector, la mesure de toute la tendresse dont il chérissait Patrocle, et la facilité avec laquelle il se laisse apitoyer aux larmes de Priam, prouve que toutes les affections de cette âme immodérée prenaient leur source dans un même principe, la sensibilité.

La sensibilité et l'irritabilité peuvent habiter le même cœur sans y produire nécessairement les effets que nous venons de décrire. Ces deux sentimens, en se balançant, peuvent se modifier et défendre également l'homme d'un excès de violence et d'un excès de faiblesse; empêcher l'âme de monter trop haut comme de descendre trop bas, et lui composer une vertu particulière, par laquelle, tout en étant sensible à l'injure, elle le serait aussi au plaisir de pardonner.

C'est de ce mélange heureux de sensibilité et d'irritabilité que la générosité, que l'héroïsme se compose. C'est lui que j'admire dans le pardon accordé par Lycurgue au jeune furieux qui l'avait blessé. L'irritabilité seule fait de la clémence une vertu. Ne pas punir l'outrage que l'on n'a pas senti, ce n'est pas pardonner; mais le commun des hommes, qui juge les grands d'après les

faits plus que d'après leurs sentimens, honore également du nom de clémence la générosité de Titus, la politique d'Auguste, l'imbécillité de Claude, qui tous les trois ont épargné de grands criminels par des motifs si diffé

rens.

Il y a une sensibilité physique comme une sensibilité morale. Elles sont quelquefois si immédiatement liées qu'on les prend l'une pour l'autre ; il est pourtant quelque différence entre elles; celle, par exemple, qui existe entre l'amour physique et l'amour moral, entre des sentimens et des sensations. Une certaine irritabilité nerveuse peut avoir souvent les mêmes effets que la sensibilité; mais, comme ce n'est pas dans le cœur que cette affection prend sa source, ne serait-il pas à propos de lui donner un nom particulier; et celui de sensualité ne caractériserait-il pas à merveille la sensibilité de tant de dames qui ne sont rien moins que sensibles?

La sensibilité, que les uns regardent comme l'effet d'une organisation débile, et les autres comme la preuve d'une organisation délicate, donne lieu à deux genres d'affectations opposées, qui n'ont pourtant qu'une même origine, la vanité. Tel homme sensible réellement a honte de cette qualité, à laquelle il a cédé sans cesse, tout en cherchant à la dissimuler sous une brusquerie apparente; tel autre, au contraire, dur et froid comme le marbre, cherche à revêtir des apparences de la sensibilité la plus exquise son insensibilité, qui se trahit à la plus légère occasion.

Personnages également ridicules, mais non pas également plaisans, tous deux cependant ont été présentés avec succès au théâtre. Goldoni a fait avec le premier son Bourru Bienfaisant, caractère qui provoque à la fois le rire et l'attendrissement. M. Etienne, avec le second, a composé le philanthrope des Deux Gendres, personnage qui excite en même temps le rire et l'indignation. Mais remarquons, à l'appui de notre opinion, que, dans la première pièce, le comique tient au caractère, et que, dans la seconde, il résulte des situations, artifice par lequel l'auteur de la seconde pièce a pu seul vaincre une grande difficulté.

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