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trop chargée, éclate et blesse la main qui s'en est servie. L'usage ordinaire de la finesse, dit La Rochefoucauld, est la marque d'un petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un endroit, se découvre en un autre.

Utime a le regard équivoque. On remarque souvent sur ses lèvres pincées une légère contraction qui ressemble à un sourire, mais qui est l'indice d'une arrière et secrète pensée. Il y a quelque chose de captieux dans son abord et jusque dans le son de sa voix. Il semble craindre d'approuver comme de contredire, et sort toujours de la discussion par une phrase ambigue. Il parle peu; mais en parlant il a une double attention qui lui sert à s'observer dans ce qu'il dit, et à ne rien perdre des mouvemens de celui qui l'écoute. Il n'improvise pas un seul mot, pas un seul geste. Chez lui tout est prévu, tout est calculé, tout a un but; une seule pensée le travaille nuit et jour, et cette pensée est toute dans ce seul mot réussir. Se croyant en guerre avec tout le genre humain, sa tête, comme celle d'un général d'armée, n'est pleine que de ruses, de contre-ruses; et le cabinet de la Grande-Bretagne ne fait pas jouer plus de ressorts qu'il en met en œuvre pour le succes de la plus petite affaire. Utime, en un mot, est un homme très-fin, ou du moins il croit l'être. Voyons ce qu'il a gagné dans l'application de cette vaste théorie.

Les gens rusés sont aussi ambitieux, parce qu'ils se croient en fonds pour vaincre les obstacles. Utime ne tarde pas à éprouver, comme premier'symptôme de cette inaladie, aujourd'hui endémique en France, une ardente soif du pouvoir, et surtout des émolumens qui l'accompagnent. Il lui faut une place, et il ne rêve plus qu'aux moyens de l'obtenir. Le premier est d'écrire à Paris, et de mettre en mouvement toutes ses connaissances. C'est ce qu'il fait. Il accompagne ses missives de quelquesunes des productions du pays les plus renommées. Cela prête une grâce infinie au style épistolaire. Enfin ses protecteurs lui mandent que le terrain est bien préparé ; mais qu'il a un compétiteur dangereux dans Ariste, son cousin, homme loyal et plein de mérite. Utime ne dort

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plus. Comment écarter de la lice le seul obstacle qui retarde sa course? Après avoir tendu sur ce seul point toutes les facultés de son âme, il s'écrie, comme Archimède: Je l'ai trouvé. Sa malle est faite : il s'annonce pour aller à la campagne, monte dans une diligence, et le voilà à Paris. Sachant qu'Ariste est dans son département, et qu'il est, comme lui, inconnu dans la capitale, il imagine de prendre son nom. Ayant obtenų du ministre une audience particulière, c'est donc sous ce nom supposé qu'il s'y présente et réclame la place en question. Mais voici le coup de maître. Pendant l'entretien il laisse comme échapper de grosses balourdises; il déraisonne adroitement sur les attributions qui doivent lui être confiées, et se montre de plus en plus inepte à les remplir. Le ministre, parfaitement dupe de cette sottise simulée, s'empresse de le congédier, en lui prodiguant l'eau bénite de cour, mais en se promettant bien de ne jamais placer le stupide personnage auquel il vient de parler, c'est-à-dire, celui qui porte le nom d'Ariste. Utime s'est aperçu de l'effet qu'a produit cette scène; il s'éloigne enchanté, et revient dans son département, ne doutant pas du succès de son stratagème. Mais quelle est sa surprise, en arrivant, de trouver son Sosie déjà installé dans ce même emploi qu'il se croyait si sûr d'obtenir! Expliquons cette péripétie. Une heure après l'entrevue d'Utime avec le ministre, on avait remis à ce dernier un fort bon mémoire administratif, rédigé par cet Ariste auquel Utime venait charitablement de prêter une si forte dose d'ineptie. Ce mémoire, en exci→ tant la suspicion du ministre, devait mettre la fraude en évidence. C'est ce qui était arrivé; et la finesse, prise dans ses propres filets, n'avait servi qu'à faire triompher la franchise.

Utime abandonne la carrière administrative et cherche à prendre sa revanche avec l'hymen. Il adresse ses vœux à une riche héritière qui le voit d'abord d'un œil assez favorable. Peu à peu il gagne du terrain, et finit par obtenir sur ses rivaux une préférence marquée. Vous croyez que, dégoûté de la finesse, il ne confiera qu'à l'amour ses plus chers intérêts. Point du tout; voici

comme il raisonne : On paraît me distinguer; mais rien n'est décisif. Si je parvenais, par un coup d'éclat, a intéresser ma belle, qui est un peu romanesque, mon triomphe serait certain. C'est d'après cette donnée qu'il dresse ses batteries. Il s'accoste d'un aventurier, habile ferrailleur, et lui donne les instructions suivantes : Vous vous trouverez tel jour dans tel café, et là vous tiendrez contre les femmes des propos injurieux; je prendrai léur defense; nous nous battrons, et vous me blesserez légèrement au bras gauche. Moyennant quelques louis la scène fut exécutée avec beaucoup de naturel; et, comme il l'avait prévu, cet acte de dévouement acheva de lui gagner le cœur de son amante. Elle s'attendrit et consentit à l'épouser. Le contrat allait être signé, lorsqu'on apprit que l'homme aux injures était arrêté, et qu'il avait tout avoué dans son interrogatoire. Utime, ainsi dévoilé, fut trouvé beaucoup trop fin pour un époux, et, promptement congédié, il ne retira de cette aventure que la honte et une petite saignée. Le cousin Ariste, qui avait suivi tout bonnement la ligne droite, fut encore préféré, et eut la belle comme il avait eu la place.

Il restait une ressource à Utime: c'était l'espoir de la succession d'un parent vieux et infirme. Il y comptait d'autant plus qu'il l'avait toujours environné de soins, de complaisances, et qu'il n'avait négligé aucune des belles inventions de son génie insidieux. Ce parent meurt, on ouvre le testament, et on y trouve cette phrase : « Je » voulais donner mon bien à Utime; mais je me suis >> aperçu des ruses qu'il a mises en usage pour devenir mon héritier. Comme j'ai la finesse en horreur, je » donne tout ce que je possède à Ariste, son cousin, » homme simple et franc. » Utime confondu vit, mais trop tard, qu'avec moins de finesse il serait devenu riche, qu'il remplirait un emploi honorable, et qu'il aurait de plus une femme charmante. S'est-il corrigé? je l'ignore; mais je parierais que non.

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Il y a bien des Utimes dans le monde, c'est-à-dire, bien des gens qui ont, comme lui, une finesse présomptueuse, et qui échouent, comme lui, dans leurs entreprises pour s'être écartés du droit chemin. La franchise

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est

par cela seul qu'elle marche directement au but
plus près de l'atteindre que celui qui se détourne pour

et

y arriver. Elle est d'ailleurs moins entreprenantele

par conséquent moins sujette aux mécomptes. Si elle succombe, ses revers n'ont rien de honteux, parce que l'estime la suit toujours; tandis que la piperie, comme dit Montaigne, a une laideur repoussante, lors même qu'elle est heureuse.

Tout le monde connaît les belles paroles de ce sénat romain, qui disait, Il faut combattre de vertu, et non pas de finesse, et qui renvoya à Pyrrhus le traître médecin qui était venu offrir ses infâmes services. Les barbares habitans de Ternate allaient encore plus loin; ils poussaient la loyauté jusqu'à instruire leurs ennemis en commençant la guerre, du nombre d'hommes qu'ils allaient leur opposer, de la qualité de leurs armes, enfin de tous leurs moyens, offensifs et défensifs. C'est, dirat-on, être franc jusqu'à l'imprudence; mais c'est l'être aussi jusqu'à la sublimité. En résultat, les peuples trop fiers pour être rusés sont, comme les autres, tour à tour vainqueurs et vaincus parla force, parce que, dans l'ordre constant de la nature, c'est toujours la force qui finit par triompher.

Concluons que la finesse pratique n'est qu'un art conjectural sujet à bien des bévues, et que ceux qui l'exercent s'exposent, comme les mineurs, de leur marche souterraine. Non: la franchise n'est pas à périr victimes la vertu des dupes, comme des blasphémateurs ont osé le dire. Aidée de la prudence, elle est, au contraire, le bouclier de l'honnête homme, et, pour ceux qui veulent tout soumettre au calcul, elle serait encore la meilleure des finesses.

GABRIEL DE M....

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BEAUX-ARTS.

Luc JORDAN, dit le FA PRESTO, prépare et cause la décadence de la peinture en Espagne.

Cet artiste, ainsi qu'on le sait, naquit à Naples en 1632. Son père, Antoine Jordan, peintre de peu de mérite, originaire de Jaën, vivait près de Ribera, dit l'Espagnolet, dont la réputation remplissait alors toute l'Italie.

De très-bonne heure, Luc donna des preuves de son penchant pour la peinture. Jamais on ne pouvait l'arracher de l'atelier de Ribera : c'est là qu'il oubliait tous les jeux de son enfance.

Le vice-roi, qui visitait souvent le coryphée espagnol, témoin du goût déterminé de l'enfant, chargea Ribera de lui donner avec intérêt les élémens de l'art.

Les intentions du vice-roi eurent un plein effet. Luc, sept ans, par ses compositions, remplit d'étonnement toute la ville. Il consacra neuf années à une étude constante, approfondie, et ne fit que des progrès.

Mais jaloux de voir, de juger les autres professeurs de l'Italie, Luc partit furtivement, et fut droit à Rome, où, charmé de la maniere de Pietro de Cortone, il pria ce maître de le recevoir.

Le père de notre jeune homme le cherchait partout, lors qu'enfin il le trouva dans le Vatican, les crayons à la main. Satisfait, il le conduit à Florence, Bologne Par me et Venise, où, s'attachant particulièrement à Paul Véronèse, Luc se propose d'en suivre désormais le style et la couleur.

De l'exécution de ce projet le père tira deux grands avantages les progrès inouïs de son fils, et les moyens

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