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de s'enrichir par la vente des copies (1) dont il recevait un honorable prix. Poursuivi par l'intérêt, le père disait toujours, Luca fa presto, origine du surnom qui resta toujours à Jordan.

A ces travaux excessifs, Jordan dut cette facilité dévorante qui le distingue des autres professeurs; mais, désirant se livrer à une étude plus tranquille et plus conforme à ses goûts, après trois ans de résidence, il laissa Rome une seconde fois. Ne pouvant oublier Paul Véronèse, il revint à Venise, mais toujours accompagné de son père, qui ne perdait jamais de vue l'argent que lui rendaient les copies de son fils.

Jordan étudia particulièrement la couleur du Vénitien; mais, pour s'affermir dans les contours et dans toutes les parties du dessin, il fut à Florence. C'est là qu'il anal ysa les travaux des Vinci, des Buonarota, des Sarto, et des autres grands dessinateurs. Il visita Rome encore, et revint enfin dans sa patrie, où il se maria et s'établit.

Comme il avait dans sa mémoire les divers styles des différens grands maîtres qu'il venait de copier successivement, il se mit à les contrefaire; il prenait des toiles vieilles, et poussait l'indélicatesse jusqu'à vendre à des prix élevés, comme originaux, des copies du Titien, du Tintoret, et de plusieurs autres grands artistes.

Il fut appelé à Florence en 1679, pour peindre la coupole de la chapelle Corsini.

Son extrême facilité lui procurait tous les ouvrages de son pays. (2)

La quantité de tableaux de Jordan qui venaient en Espagne, soit par les vice-rois, soit par les premiers em

(1) On assure que, persécuté par son père, Jordan copia plus de dix fois les Loges de Raphaël, plus de douze la bataille de Constantin, la Galerie Farnèse, et autres ouvrages de grande composition.

(2) Un jour, les Jésuites de Naples le chargent de l'exécution d'an Saint François-Xaxier, pour le grand-maître-autel de leur église.

Le moment de la célébration arrivait, Jordan n'avait pas com

ployés qui rentraient dans la péninsule, lui donnèrent un tel crédit, que Charles II chargea son ambassadeur à la cour de Naples de l'engager à son service.

Notre artiste parut à Madrid en mai 1692, accompa gné de son fils, de son gendre et de deux élèves. Claude Coello, peintre du roi à cette époque, en mourut de chagrin, et ce fut pour l'art une perte réelle.

On assigna de suite à Jordan une pension de 1500 ducats; on lui affranchit le vaisseau qui l'apportait, et il fut nommé gentilhomme de la chambre, sans être astreint à en faire l'exercice.

S. M. lui demanda de suite le Triomphe de SaintMichel, et Saint-Antoine de Padoue prêchant les Pois

sons.

Il fut après à l'Escurial, pour y peindre à fresque l'escalier principal du monastère.

Sur trois des façades de la frise, il peignit la Bataille de Saint-Quentin, où brillent la fureur et le fracas des armes avec une vérité transcendante.

Sur la quatrième partie de la frise, il rendit, avec une exactitude scrupuleuse, la Cérémonie dans laquelle on posa la première pierre de ce grand monument.

Dans la partie supérieure de la voûte, on voit au milieu d'une gloire céleste la Sainte Trinité. Un concours immense d'anges et de saints lui présente Charles V et son fils Philippe II. Dans les angles, les divers intervalles, les parties latérales, il plaça les vertus cardinales, plusieurs figures allégoriques, les exploits de l'empereur, et plusieurs Séraphins portant ses armoiries. Jordan termina cet ouvrage extraordinaire en sept mois, temps jugé nécessaire pour en tracer seulement le dessin.

mencé. Les révérends se présentent chez le vice-roi, et se plaignent de l'artiste. Le vice-roi se rend chez ce dernier. Luc alors prend sa palette, et, dans un jour et demi, finit, à la satisfaction des reli gieux et des connaisseurs, un ouvrage pour lequel tout autre profes seur eût employé plusieurs mois.

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Cette vaste exécution obtint les suffrages universels, et fit donner à notre artiste l'ordre de peindre les dix voûtes de l'église, qui, depuis Philippe II, étaient restées en blanc.

(La suite à un prochain numéro.)

CORRESPONDANCE.

AU RÉDACTEUR DU MERCURE DE FRANCE.

Permettez-moi de rectifier un fait qui me concerno, dans votre dernier article sur la Faculté des Lettres de Paris. On s'y plaint du retard qu'éprouve l'ouverture de mon cours, et cette plainte ne peut être qu'obligeante pour moi; mais le sentiment que j'ai de mes devoirs ne souffre pas que je la laisse sans réponse. N'ayant été désigné, pour suppléer M. Guizot, dans la chaire d'Histoire moderne, que très-peu de jours avant l'ouverture des cours, j'ai été nécessairement obligé de prendre du temps pour me préparer à des leçons aussi importantes. Voilà, monsieur, la scule cause de ces d'ais, qui ne sauraient, sans injustice, être impatés à un défaut de zèle. Je crains bien que, malgré tous mes efforts, je ne reste encore au-dessous de l'attente de mes auditeurs ; mais je compte sur leur indulgence, et même sur celle du critique, qui m'avertit d'avance de ses intentions. Je suis, monsieur, avec une parfaite considération, Votre très-humble et très-obéissant serviteur, RAOUL-ROCHEtte.

Mardi, 16 janvier.

La politesse qui distinguait mes énigmes, et les égards avec lesquels j'ai traité tous les écrivains que j'ai crus attachés à cette feuille, devaient, à défaut d'autres considérations, m'épargner la note qui termine le dernier Mercure. Une légère erreur ne les rend, je pense, pas dénuées de vérités. J'ai eu tort, je l'avoue, d'attribuer un jeu d'esprit au frère de l'auteur mort il y a dix ans. Je n'aurais pas dû m'y tromper. J. C. DE B.

CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.

Encore une chute à Feydeau, Monseigneur, et une chute en trois actes. La Princesse Troun est une petite paysanne nommée Jeannette, que le neveu d'un baron de Fierendorf, espèce de Demasure, très-engoué de sa noblesse, a épousée secrètement. Cette Jeannette est présentée sous le titre de comtesse chez le baron, qui lui soupçonne deux ou trois quartiers de noblesse plus qu'il n'a lui-même, et par conséquent l'accueille avec la plus grande distinction, quoiqu'il sache qu'elle n'a aucune

fortune.

Le prince et toute sa cour, chassant dans les environs du château du baron, vient présenter ses hommages à une comtesse dont il prétend n'avoir jamais entendu parler. On lui dit qu'elle descend d'une des premieres maisons de la Souabe; mais une dame de la suite du prince connaît parfaitement toute la noblesse de la Souabe, et jure qu'elle ignorait qu'il y eût des Troum dans cette province. Une fermière, tante de Jeannette, et un niais qui devait l'épouser, descendent au château de Fierendorf, dans l'espoir de voir la petite fille, dont l'embarras redouble. Le prince doit donner un bal; il envoie inviter la comtesse, et la tante qu'il reconnaît pour une femme qui lui sauva la vie il y a quinze ans. A cette reconnaissance, le public, qui avait ri jusqu'alors, s'est fâché sérieusement, et les acteurs ont terminé la pièce en pantomime.

Des amis de l'auteur l'ont servi assez mal pour demander qu'il fût nommé : ils avaient dit tout haut que c'était celui qui avait fait une petite bluette intitulée Chambre à coucher, et qu'on avait représentée la veille, et la fameuse pièce d'Une Nuit de la Garde nationale nuit qui a fait, comme on disait, les beaux jours du Vaudeville. Ce jeune homme, qui ne manque ni d'esprit ni de gaîté, n'a pas encore assez réfléchi sur la comédie. Il ignore absolument l'art de lier des scènes entre elles;

il travaille sans plan, et croit de bonne foi qu'un dialogue spirituel suffit pour composer un opéra comique.

Il faut une action,

De l'intérêt, du comique, une fable,
Pour consommer cet oeuvre du démon.

Si l'auteur de la Princesse Troun n'y prend pas garde, il court risque, en fait de littérature dramatique, de n'être toute sa vie qu'un copiste, qui se traîne sur les pas de mille auteurs médiocres, qu'on appelle communément des scribes.

On doit cependant le féliciter du choix de son compositeur de musique. M. Guenée est un homme de talent. A quelques longueurs près, sa partition a fait plaisir ; on a remarqué plusieurs morceaux qui sont d'une bonne facture.

Le théâtre Feydeau, Monseigneur, a cependant bien besoin de se relever. Les nouveautés y sont rares et n'y prospèrent pas depuis long-temps. Messieurs les sociétaires de l'Opéra-Comique imitent la paresse de leurs confrères messieurs les sociétaires de la Comédie Française; mais ils ne songent pas qu'il y a encore parmi ces derniers des hommes à talent qui savent exploiter l'ancien répertoire. A défaut de nouvelles pièces, on a essayé dernièrement de reprendre Camille, ou le Souterrain chef-d'œuvre de Dalayrac, et le rôle important d'Alberti a été rempli par Huet. Gavaudan, qui assistait à cette représentation, et qu'on a expulsé de ce théâtre, malheureusement pour le public, a dû bien rire du jeu de son successeur. Excepté Martin et quelques chanteuses, la troupe de l'Opéra-Comique est la plus pauvre en talens qui existe aujourd'hui en France. Madame Gavaudan n'en fait, pour ainsi dire, plus partie; car on ne la voit plus jouer que très-rarement.

Mademoiselle Georges vient de s'essayer avec succès dans les beaux rôles de mademoiselle Raucourt. Léontine d'Héraclius nous fait espérer de revoir bientôt Cléopâtre de Rodogune, et Médée. « Le poëme d'Héraclius, dit Corneille, est si embarrassé qu'il demande une mer

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